Traduction par Paul Largillière.
Librairie H. Oudin, éditeur (p. 127-144).


CHAPITRE XV.

TOM REND LA JUSTICE.


Le lendemain, les ambassadeurs étrangers se présentèrent au palais en brillant cortège. Tom, assis sur le trône, les reçut en grande pompe. Cette cérémonie dépassait en splendeur toutes celles qu’il avait vues jusqu’alors. Aussi fut-il d’abord ébloui de ce magnifique spectacle qui exaltait son imagination.

Cependant l’audience dura si longtemps, les adresses qui se succédaient étaient si monotones, que bientôt le plaisir qu’il avait eu se changea en un mortel ennui.

Tom répétait machinalement les mots que lord Hertford lui mettait en quelque sorte dans la bouche, et faisait tout son possible pour s’acquitter convenablement de son rôle. Tout cela était si nouveau pour lui, tout cela lui imposait une si grande contrainte, que l’attente générale fut presque déçue. Il avait assez l’air d’un roi, mais il ne pensait point comme un roi, ne sentait point tout ce qu’un roi doit ressentir quand les représentants officiels des plus grandes puissances se réunissent au pied de son trône pour le complimenter sur son avènement. Lorsque la cérémonie fut achevée, la seule chose qu’il éprouvât, ce fut une immense satisfaction d’être débarrassé de cette corvée.

Le reste de la journée « se perdit », comme il disait à part lui, en travaux relatifs à ses devoirs royaux. Même les deux heures de loisir et de récréation qui lui furent accordées lui parurent plus fatigantes que jamais, parce qu’elles se trouvèrent presque entièrement remplies par des prescriptions et des restrictions cérémonieuses. Il eut toutefois une heure de complet répit avec son enfant du fouet, et il la mit bravement à profit en s’amusant avec le petit Humphrey, qui lui fournit de nouvelles et excellentes informations.

Le troisième jour de son règne se passa à peu près comme les autres ; seulement les nuages qui pesaient sur lui commencèrent un peu à s’éclaircir ; il se sentit un peu moins gêné que la veille et l’avant-veille, un peu plus au fait des tenants et des aboutissants ; ses chaînes d’or l’écorchaient toujours, mais pas toutes en même temps, et il lui semblait que la présence et les hommages des grands de sa Cour l’importunaient et l’embarrassaient de moins en moins.

Une seule chose le préoccupait encore et lui causait d’assez vives inquiétudes, à mesure qu’il se sentait plus proche du jour fixé pour le dîner d’apparat. Or, ce jour venait d’arriver.

Il s’en était fait répéter le programme, qui lui paraissait surchargé de complications. Ce jour-là, en effet, il devait présider un Conseil qui avait à prendre son avis et ses ordres sur la politique à suivre vis-à-vis des diverses nations étrangères ; ce même jour aussi, lord Hertford devait être définitivement élevé à la haute dignité de lord Protecteur ; ce même jour, enfin, devaient avoir lieu nombre d’autres événements de la plus haute gravité ; mais tous ces événements, quels qu’ils fussent, étaient bien insignifiants pour Tom auprès de l’épreuve redoutable du dîner en public, où une multitude d’yeux curieux seraient attachés sur lui, et où une multitude de bouches ne se feraient point faute de rire de son maintien et de ses bévues, s’il avait le malheur d’en commettre.

Il aurait bien voulu que ce jour, le quatrième de son règne, n’arrivât point ; mais les rois d’Angleterre ou d’ailleurs, si puissants qu’ils soient, et quelque droit qu’ils aient d’arrêter bien des choses et bien des gens, ne peuvent rien pour arrêter le temps.

Le grand jour était donc venu, et Tom était triste, découragé, distrait, et quoi qu’il fît, il ne parvenait point à se vaincre. Les cérémonies du matin, le lever, la toilette, le déjeuner lui parurent insupportables et l’excédèrent d’avance. À aucun moment il n’avait senti plus cruellement les souffrances de sa captivité.

La matinée était déjà avancée quand il entra dans la grande salle des audiences royales, où il eut un long entretien avec lord Hertford. Il suivait anxieusement les aiguilles de l’horloge, et il eût volontiers donné tout son royaume pour ne pas entendre sonner l’heure où il devait recevoir un nombre considérable de grands officiers du palais et de courtisans.

Au bout de quelque temps, Tom, qui s’était approché d’une fenêtre pour voir ce qui se passait au dehors, avait complètement oublié son entourage et observait avec intérêt l’animation de la foule amassée devant le palais.

Ces milliers de gens se pressant et se bousculant lui paraissaient cent fois plus heureux que lui, puisqu’ils étaient libres.

Tout à coup il remarqua un grand tumulte, et il lui sembla entendre les cris poussés par une troupe désordonnée d’hommes, de femmes et d’enfants appartenant à la lie du peuple, qui descendaient la route et approchaient.

— Je voudrais bien savoir ce qu’on fait là-bas, s’exclama-t-il avec toute la curiosité d’un enfant en pareille circonstance.

— Vous êtes le Roi, répondit solennellement le comte en faisant la révérence. Si Votre Majesté veut me donner le droit d’agir…

— Oh ! oui, je vous en prie, s’écria Tom surexcité.

Et il ajouta à part lui avec un vif sentiment de satisfaction :

— Après tout, ce n’est pas si désagréable d’être roi, il y a des compensations.

Le comte appela un page et l’envoya au capitaine de la garde, avec un écrit ainsi conçu :

« Ordre de faire suspendre la marche de la populace et de s’informer de la cause de ce mouvement. De par le Roi. »

Quelques secondes après, une longue file de soldats de la garde royale, emprisonnés dans leurs armures d’acier, sortit par la porte du palais et barra la route, au grand étonnement de la multitude. Un messager rapporta presque aussitôt que la foule suivait un homme, une femme et une petite fille qui allaient être exécutés pour crimes commis contre la sûreté et la paix du royaume.

La mort, une mort horrible et ignominieuse attendait ces misérables ! À cette pensée, le cœur de Tom se serra violemment. Il se sentit pris d’une profonde pitié pour ces malheureux, et ce sentiment domina en lui toute autre considération. Il oublia que ces gens dont il avait compassion avaient violé les lois, qu’ils avaient fait du tort à autrui, que c’étaient sans aucun doute des criminels, peut-être des assassins qui avaient fait souffrir leurs victimes ; il ne vit qu’une seule chose : l’ombre de l’échafaud et le terrible sort suspendu sur la tête des condamnés. Il était si vivement ému qu’il oublia sa propre situation, et ne se souvint plus que son autorité était toute factice ; avant d’avoir pu se rendre compte de ce qu’il pouvait ou devait faire, il s’était écrié avec passion :

— Qu’on les amène ici !

Puis il rougit, et des paroles d’excuse montèrent à ses lèvres. Cependant il se retint quand il vit que son ordre n’avait causé aucune surprise ni au comte, ni au page de service.

Le page, avec le cérémonial accoutumé, s’était incliné profondément et, marchant à reculons en renouvelant à plusieurs reprises ses révérences, avait quitté la salle. Tom eut un mouvement d’orgueil. Il commençait à comprendre ce que l’on gagne à être roi et les avantages qu’offre cette haute position. Il se dit :

— Je vois que c’est absolument ce que je lisais dans les livres du vieux prêtre et ce que je faisais à Offal Court, quand je me croyais un vrai prince et quand je distribuais mes ordres en disant : « Faites ceci, faites cela », sans que personne osât me contredire ni s’opposer à ma volonté.

En ce moment, les portes de la salle d’audience s’ouvrirent ; les officiers de service annoncèrent successivement une longue série de noms et de titres ronflants, et les personnages qui portaient ces titres et ces noms, et qui étaient tous en costume de gala, se rangèrent silencieusement dans la pièce.

Tom ne fit point attention à eux : il était trop soucieux de ce qu’allaient devenir les trois misérables menés au supplice. Il s’assit avec indifférence dans un fauteuil dont le siège était brodé aux armes royales, et les pieds appuyés sur un coussin également armorié, il fixa les yeux sur la porte et donna tous les signes d’une nerveuse impatience. L’assistance n’osa point le troubler dans ses réflexions et, en attendant qu’il daignât s’occuper d’elle, des conversations à mi-voix s’engagèrent sur les affaires du gouvernement et sur les événements de la Cour.

Bientôt on entendit le pas mesuré des hommes d’armes. La porte de la salle d’audience s’ouvrit de nouveau, et les trois criminels se trouvèrent en présence de Tom sous la conduite d’un sous-shérif, accompagné d’un certain nombre de gardes du roi.

L’officier de justice mit un genou en terre devant Tom, puis se levant alla se poster à l’écart. Les trois condamnés s’agenouillèrent aussi et restèrent dans cette position, la face presque contre terre. La garde se groupa derrière le siège royal.

Tom examina attentivement les prisonniers. Je ne sais quoi dans le costume et l’air du condamné éveillait en lui un vague souvenir.

— Il me semble, se disait-il, que j’ai déjà vu cet homme…, mais où et quand, je ne saurais le préciser.

L’homme avait soudainement levé la tête et l’avait baissée tout de suite, ne pouvant supporter l’éclat redoutable de la souveraineté. Mais il n’avait fallu qu’un clin d’œil à Tom pour surprendre l’expression de la physionomie du misérable.

— J’y suis maintenant, murmura-t-il, c’est l’individu qui a retiré Giles Watt de la Tamise et lui a sauvé la vie ce jour de l’an qu’il faisait si froid ; c’était certainement là une bonne action, et il est fâcheux qu’il ait commis d’autres actions viles et se soit mis dans cette triste situation… Je n’ai oublié ni le jour ni l’heure, par la raison que bientôt après, sur le coup de midi, grand’mère Canty m’administra une volée si rudement conditionnée que toutes celles que j’ai reçues avant et après peuvent passer pour caresses et douceurs auprès de celle-là.

Tom ordonna d’éloigner un moment la femme et l’enfant ; puis, s’adressant au sous-shérif :

— Quel crime cet homme a-t-il commis ?

L’officier de justice fit une génuflexion et dit :

— Plaise à Votre Majesté, ce misérable a fait périr un de vos sujets par le poison.

La compassion qu’avait éprouvée Tom pour le prisonnier et son admiration pour le généreux sauveur de l’enfant qui allait se noyer, se trouvèrent tout d’un coup singulièrement ébranlées.

— A-t-il été convaincu de ce crime ? interrogea-t-il.

— Il y a eu évidence, sire.

Tom soupira et dit :

— Qu’on l’emmène, il mérite la mort. C’est dommage, car c’était un brave homme, ou du moins… je veux dire qu’il en a l’air.

Le prisonnier joignit les mains avec l’énergie du désespoir et fit appel à la clémence du Roi. La terreur était peinte sur ses traits, et des phrases hachées s’échappaient de ses lèvres.

— Oh ! pitié, mylord Roi ; si vous pouvez avoir pitié de ceux qui sont perdus, ayez pitié de moi, sire. Je suis innocent. Il n’y a point de preuves de ce dont on m’accuse, mais j’accepte la condamnation. Le jugement a été rendu, il faut qu’il reçoive son exécution. Pourtant, dans mon extrême misère, je demande une faveur, car ma sentence est trop cruelle pour que je puisse la subir. Grâce, mylord Roi, grâce ! Que votre royale compassion exauce ma prière, que par votre royal commandement je sois condamné à être pendu !

Tom était stupéfait. Il ne s’attendait pas à cette issue.

— Voilà une drôle de faveur, s’écria-t-il. Tu demandes à être pendu ? Mais c’était bien là ton sort, ce me semble.

— Oh ! non, mon bon maître et suzerain. Je dois être bouilli vif.

À ces mots, un sentiment d’épouvante se peignit sur le visage de Tom. Il eut un soubresaut et faillit s’élancer de son siège. Dès qu’il put recouvrer son sang-froid, il s’écria :

— Sois exaucé, pauvre hère ! Quand tu aurais empoisonné cent hommes, tu ne mérites point une mort aussi affreuse.

Le condamné se jeta la face contre terre et éclata en démonstrations passionnées de reconnaissance.

— Si jamais il vous arrive malheur, — que Dieu vous en préserve, sire ! — puisse votre bonté pour moi en ce jour vous être comptée là-haut et recevoir sa récompense !

Tom s’était tourné vers le comte de Hertford :

— Mylord, dit-il, je ne puis croire que l’affreuse sentence prononcée contre cet homme soit conforme à la loi.

— C’est la peine ordinaire des empoisonneurs, sire. En Allemagne, les faux-monnayeurs sont jetés vivants dans l’huile bouillante, ou plutôt on ne les y jette pas, mais on les y descend par une corde, petit à petit, d’abord les pieds, puis les jambes, puis…

— Oh ! je vous en prie, mylord, n’allez pas plus loin ; je ne saurais supporter le récit de ces horreurs.

Tom s’était couvert les yeux des deux mains, comme pour échapper à la vue du sinistre spectacle.

— Je vous en supplie, mylord, dit-il près de suffoquer, faites changer cette loi. Oh ! ne souffrez point que de pauvres créatures du bon Dieu soient soumises à de pareilles tortures.

Le visage du comte rayonna de satisfaction. Hertford était une âme noble, compatissante, cédant aux impulsions généreuses, chose peu commune parmi les grands du royaume, à cette époque où la force et la violence étaient la règle de conduite habituelle des rois et des princes.

— Ces paroles de Votre Majesté, dit-il, ont désormais signé et scellé l’abrogation de la loi contre les empoisonneurs. L’histoire s’en souviendra, sire, pour en reporter tout l’honneur au règne de Votre Majesté.

Le sous-shérif se disposait à se retirer avec le condamné. Tom lui fit signe d’attendre :

— Je voudrais, dit-il, examiner cette affaire d’un peu plus près. Cet homme affirme qu’il n’y a pas de preuves contre lui. Dites-moi sur quoi reposent l’accusation et la condamnation.

— Plaise à Votre Majesté, il conste, par le procès, que cet homme est entré dans une maison du hameau d’Islington, où gisait un malade. Trois témoins disent que c’était à dix heures du matin, et deux autres témoins assurent que c’était quelques minutes plus tard. Le malade était seul à ce moment et dormait. L’homme que voici sortit presque aussitôt de la maison et suivit son chemin. Le malade mourut une heure après, en faisant de grands efforts pour vomir, avec des contractions convulsives des muscles et des nerfs.

— Quelqu’un a-t-il vu donner du poison au malade ? A-t-on trouvé du poison ou des traces de ce poison sur le cadavre ?

— Non, sire.

— Alors comment sait-on qu’il y a eu empoisonnement ?

— Plaise à Votre Majesté, les docteurs ont témoigné que personne ne meurt ainsi sans avoir été empoisonné.

Le témoignage était concluant, car la science médicale était, dans ces temps de simplicité, plus souveraine encore qu’aujourd’hui. Aussi Tom se garda-t-il de mettre en doute l’autorité d’une parole si généralement respectée.

— Les docteurs connaissent leur affaire, dit-il, par conséquent ils ont raison.

Et il ajouta mentalement :

— Le pauvre diable me paraît décidément perdu.

— Ce n’est pas tout, sire, continua le sous-shérif. Il y a plus et pis. Beaucoup de gens ont attesté qu’une sorcière du même hameau, que l’on n’a plus vue depuis lors et qui est allée on ne sait où, avait prédit et secrètement confié à plusieurs personnes que le malade mourrait par le poison, et que celui qui le lui donnerait serait un étranger, un homme brun, mal vêtu ; or, l’homme que voici est brun et dépenaillé. Plaise à Votre Majesté de remarquer cette circonstance qui donne un si grand poids à l’accusation, savoir que le crime a été prédit.

C’était en effet un argument irrésistible, qui entraînait fatalement la condamnation, aux âges superstitieux.

Tom comprit qu’il n’y avait rien à répliquer. Pour peu qu’on s’en rapportât à ces témoignages accablants, la culpabilité du misérable était hors de doute.

Tom voulut toutefois laisser au prisonnier une dernière chance de salut :

— As-tu quelque chose à dire pour ta défense ? demanda-t-il. Parle vite.

— Sire, s’écria le condamné, tout ce que j’ai dit devant les juges, tout ce que je puis dire ici ne saurait me sauver. Je suis innocent, mais je ne puis le démontrer. Je n’ai point d’amis, je ne connais personne, sans cela j’aurais pu établir que je n’étais point à Islington, le jour où l’homme malade est mort ; j’aurais pu établir que, ce même jour, je me trouvais à une lieue de là, au bas du vieil escalier de Wapping, et je pourrais établir aussi qu’à ce même moment, sire, au lieu de faire périr quelqu’un par le poison, je sauvais la vie à un enfant qui se noyait et que…

— Paix, s’écria Tom avec animation. Shérif, quel jour a été commis le crime ?

— À dix heures du matin, sire, ou quelques minutes plus tard, le premier jour de l’an, alors que…

— Lâchez cet homme, qu’on lui donne la liberté, à l’instant même. Je le veux.

Tom avait pris un ton de commandement tellement impérieux qu’il crut avoir tout de bon dépassé la limite de ses pouvoirs. Il regarda autour de lui avec crainte, rougit vivement, fixa les yeux sur lord Hertford, et pour corriger ce qu’il pouvait y avoir d’incongru dans ses dernières paroles :

— J’enrage, dit-il, de voir qu’un homme puisse être pendu sur des témoignages aussi futiles, aussi légers !

Un sourd murmure d’admiration circula dans l’assemblée. Certes, cette admiration n’était point provoquée par le pardon que Tom venait d’accorder à un misérable dûment convaincu d’empoisonnement et dont la mise en liberté pouvait à peine passer pour admissible ; mais on s’étonnait avec plaisir que le jeune enfant investi de l’autorité suprême eût fait preuve de tant d’intelligence et d’à-propos. Aussi se disait-on tout bas :

— Il n’est pas si fou qu’on le dit ; un homme qui a toute sa raison n’aurait pas jugé plus sainement.

D’autres ajoutaient :

— Avec quelle habileté, quelle sûreté de jugement, il a dirigé l’interrogatoire ! Comme il s’est retrouvé tout entier dans cette manière brusque et nette de trancher la question. Comme on le reconnaît bien à ce « je le veux », si hautain et si ferme !

D’autres allaient encore plus loin :

— Dieu soit loué, le voici bien guéri ! Ce n’est plus un enfant, c’est un Roi. Il aura la volonté de son père !

Ces réflexions, accompagnées d’applaudissements, n’étaient point si discrètes qu’il n’en parvînt quelque chose aux oreilles de Tom lui-même. Elles eurent pour effet de le mettre plus à l’aise, de le rendre plus entreprenant et de lui faire éprouver un sentiment bien marqué d’orgueil, qui courait risque de dégénérer bientôt en présomption.

Toutefois le naturel de son âge prit vite le dessus, et la curiosité l’emporta sur la réserve. Il était impatient de savoir quels crimes avaient commis la femme et la petite fille. Aussi commanda-t-il de les faire paraître devant lui.

Quand elles furent prosternées à ses pieds, quand il les vit frappées d’épouvante, et les entendit pousser d’affreux sanglots, il sentit une larme monter à ses yeux.

— Qu’ont-elles fait ? demanda-t-il au sous-shérif.

— Plaise à Votre Majesté, elles ont été accusées et convaincues du crime le plus noir. C’est pourquoi les juges, agissant conformément à la loi, ont ordonné de les pendre haut et court, jusqu’à ce que mort s’en suive. Elles ont vendu leur âme au diable.

Tom tressaillit de tous ses membres. Le Père André lui avait appris combien il fallait abhorrer les méchants qui se livraient à d’aussi coupables pratiques. Pourtant il ne put résister au désir de savoir plus exactement ce qui s’était passé.

— Où et quand ce crime abominable a-t-il été commis ? demanda-t-il.

— À minuit, en décembre, près des ruines d’une église, sire.

Tom eut un nouveau frissonnement d’horreur.

— Qui était là ?

— Ces deux infâmes créatures, sire, et l’autre.

— Ont-elles confessé leur crime ?

— Non, sire, elles le nient.

— Alors, comment le sait-on ?

— Il y a des témoins, sire, qui les ont vues rôder autour de l’endroit ; leurs allées et venues ont éveillé des soupçons, qui ont été bientôt confirmés et justifiés par des faits. En particulier, il est manifeste que, par le pouvoir occulte ainsi obtenu, elles ont évoqué et provoqué un orage qui a dévasté toute la contrée. Quarante témoins ont vu l’orage et l’ont attesté ; et l’on en aurait certainement trouvé mille, car tout le pays en a souffert.

Tom ne pouvait contester la scélératesse d’un tel acte, mais la gravité de la sentence ne cessait de le troubler.

— Ont-elles souffert aussi de cet orage ? demanda-t-il ?

Il y eut un mouvement de surprise dans l’assemblée. Quelques têtes chauves se rapprochèrent ; plusieurs des assistants convinrent que la question était subtile et sagace. Le sous-shérif, lui, ne vit point où Tom voulait en venir. Aussi répondit-il simplement :

— Certes, sire, elles en ont souffert, et plus cruellement que le reste du village. Elles ont eu leur maison détruite, tous leurs biens perdus, elles sont restées sans asile.

— Il me semble que cette femme a été tout d’abord punie de son méfait par le mal qu’elle en a éprouvé, et qu’elle a été trompée au marché qu’elle a fait, n’eût-elle payé qu’un farthing ; mais avoir vendu son âme et celle de son enfant pour avoir un pareil résultat, voilà qui me paraît impossible, à moins qu’elle ne soit folle. Or, si elle est folle, elle ne sait pas ce qu’elle fait, et si elle ne sait pas ce qu’elle fait, elle n’est pas coupable.

Les têtes chauves se rapprochèrent pour la seconde fois.

— Si le Roi est fou, dit quelqu’un, comme on en fait courir le bruit, sa folie est de celles qu’il faudrait souhaiter à bien des gens que je connais et dont toute la sagesse ne vaut pas un grain de raison.

— Quel âge a cette enfant ? demanda Tom.

— Neuf ans, plaise à Votre Majesté.

— La loi d’Angleterre permet-elle à un enfant de faire un pacte pour se vendre, mylord ?

Tom avait adressé cette question à l’un des juges qui faisaient partie de l’assemblée.

— Sire, dit le savant magistrat en s’inclinant à deux reprises, la loi ne permet point à un enfant de se lier pour aucune affaire importante, ni de figurer dans aucun contrat, attendu que l’enfant, par dénûment ou faiblesse d’intelligence, est inapte, inhabile et incompétent en matière d’engagement, obligation ou controverse avec l’intelligence plus mûre et plus exercée et avec les mauvais desseins de ceux qui sont ses aînés. Tout contrat fait par un enfant avec un Anglais est nul, non advenu et caduc.

— Mais pourquoi ce contrat est-il valable quand il est fait, à cet âge, avec le Malin ? Pourquoi la loi anglaise accorde-t-elle au Malin un droit qu’elle refuse à un sujet anglais ?

Pour la troisième fois les têtes chauves se mirent ensemble. La question soulevée par Tom était si manifestement du domaine de la casuistique que l’on était bien forcé de reconnaître le degré d’avancement de ses études théologiques. N’était-ce point une preuve irrécusable de la similitude des tendances de son esprit avec les préoccupations favorites de son père ?

La femme avait cessé de sangloter. La tête levée, elle interrogeait des yeux la physionomie de Tom, où elle semblait lire, pour elle et son enfant, une lueur d’espérance. Tom s’en aperçut, et il se sentit attiré davantage vers cette malheureuse exposée avec une petite fille de neuf ans à une situation aussi terrible et pour ainsi dire sans remède.

— Comment ont-elles fait pour provoquer l’orage ? demanda-t-il.

Elles ont tiré leurs bas, sire.

Tom ne comprit point. Sa curiosité était vivement allumée.

— C’est étrange, dit-il avec un geste d’incrédulité. Est-ce que cela arrive toujours ? Est-ce qu’il y a toujours un orage, quand cette femme tire ses bas ?

— Toujours, sire, du moins si telle est la volonté de la femme, et si elle prononce les mots cabalistiques par pensée ou par parole.

Tom fit un bond sur son siège, et étendant le bras vers la femme, d’une voix impérieuse il commanda :

— Tire tes bas, exerce ton pouvoir, je veux voir un orage.

Il y eut un mouvement d’effroi et de recul dans l’assemblée ; tous les visages pâlirent. Personne n’osait parler, mais il était manifeste que tout le monde aurait voulu prendre la fuite. Quant à Tom, il ne paraissait guère s’inquiéter du cataclysme qu’il exigeait de produire. Il avait attaché sur la femme de grands yeux étonnés, et il lui disait avec animation :

— Ne crains rien, il ne te sera fait aucun reproche. Bien plus, tu seras libre, personne ne te molestera. Tire tes bas, exerce ton pouvoir.

— Oh ! mylord Roi, supplia la femme, je n’ai point de pouvoir, je n’ai point commerce avec les esprits. J’ai été faussement accusée.

— C’est la crainte qui te fait parler. Sois sincère, il ne te sera fait aucun mal. Fais venir un orage, dût-il être tout petit. Je ne demande pas une tempête, un ouragan, j’aime mieux le contraire ; fais ce que je te dis, et tu auras la vie sauve, et tu sortiras d’ici, avec ton enfant, sous la protection du Roi, sans qu’aucun des sujets de ce royaume puisse te causer aucun mal ni dommage.

La femme ne répondit pas. Elle s’était laissée tomber la face contre terre, et ses gémissements, entrecoupés de hoquets convulsifs, prouvaient qu’elle était impuissante à satisfaire le caprice royal, quoique la vie de son enfant et son propre salut fussent en jeu.

Tom insista, ordonna sévèrement, frappa du pied pour se faire obéir.

La femme sanglotait toujours.

— Je ne puis pas, sire, je ne puis pas.

À la fin, Tom dit gravement :

— Je crois que cette femme dit vrai. Si ma mère était à sa place, et si elle tenait quelque pouvoir du Malin, elle n’hésiterait pas un moment à faire éclater tous les orages qu’on voudrait et à mettre tout le pays sens dessus dessous, dût-il n’en point rester pierre sur pierre, dès lors qu’elle serait sûre de me sauver la vie à ce prix ! Or, j’ai lieu de croire que toutes les mères pensent comme la mienne. Tu es libre, bonne femme, et ton enfant aussi, car je vous crois toutes deux innocentes. Or, maintenant que tu n’as plus rien à craindre, que tu es pardonnée, tire tes bas et fais venir un orage, je te rendrai aussi riche que tu le voudras.

— Je ne puis pas, sire, dit la pauvresse, je ne puis pas.

Tom était rouge de colère. Les assistants frémissaient. Les gardes, obéissant à un mouvement instinctif, avaient laissé retomber lourdement leurs hallebardes sur le sol.

— Tire tes bas ! cria Tom.

La femme, effrayée, obéit. Elle tira ses bas et ceux de sa petite fille.

Il y eut un long silence.

L’orage n’éclata point.

Tom eut un soupir de désappointement.

— Va, brave femme, dit-il, tes juges se sont trompés. Va en paix. Le Malin n’a point d’empire sur toi. Remets tes bas et ceux de ta fille. Mylords, nous n’aurons point d’orage, rassurez-vous.