Traduction par Paul Largillière.
Librairie H. Oudin, éditeur (p. 86-102).


CHAPITRE XII.

MILES HENDON.


Échappés à la populace, Miles Hendon et le petit prince descendirent, en courant, les ruelles et les passages étroits qui conduisaient à la Tamise. Ils arrivèrent ainsi sans encombre jusqu’aux abords de London Bridge, où ils se trouvèrent de nouveau devant un océan humain. Ils n’hésitèrent point à s’y plonger, tandis que Hendon serrait dans sa main de fer la petite main du prince qui était maintenant le roi.

L’étonnante nouvelle s’était répandue comme une traînée de poudre. Le pauvre enfant l’apprit de cent mille bouches à la fois.

« Le Roi est mort ! » Ce cri, qui dominait toutes les rumeurs, lui glaça le sang dans les veines ; il lui sembla que son âme se brisait et que la terre s’entr’ouvrait sous ses pas.

Qui pouvait mieux que lui ressentir toute l’étendue de cette perte ? Qui pouvait en être plus affligé ? Le sombre tyran, objet d’horreur et d’effroi pour tout son peuple, n’avait-il pas été toujours tendre et généreux pour son fils ?

Les larmes lui montèrent aux yeux ; il ne vit plus rien, et pendant un moment il se crut perdu, abandonné des hommes et de Dieu.

Cependant, lorsqu’il eut entendu, dans la nuit qui l’entourait, retentir un autre cri non moins sonore que le premier, lorsque les cent mille bouches eurent répété : Vive le roi Édouard VI ! alors il se réveilla subitement de sa torpeur, ses yeux brillèrent d’un éclat inaccoutumé, il tressaillit, mais, cette fois, c’était d’orgueil ; et, redressant la tête, ivre de bonheur, comme s’il eût en cet instant même pris possession de son sceptre et de sa couronne, il s’exclama : Je suis le Roi !

Personne n’y fit attention, pas même Miles Hendon, qui frayait lentement son chemin à travers la foule massée sur le pont,

London Bridge, qui datait déjà alors de six siècles, n’avait cessé d’être, à toutes les époques, l’endroit le plus passant, le plus tumultueux de Londres. On y voyait un fouillis, un entassement d’hommes et de choses, boutiques et boutiquiers, marchands et marchandises, dont la file allait d’une rive du fleuve à l’autre. On eût dit une ville dans la ville même ; le pont avait son hôtellerie, ses cabarets, ses boulangeries, ses échoppes de mercier, ses marchés de victuailles, ses usines, jusqu’à son église. Il regardait de haut ses deux voisins, Londres et Southwark, qui, grâce à lui, pouvaient se rejoindre, comme s’ils n’eussent eu, — par rapport à lui, — que l’importance insignifiante de quartiers suburbains.

London Bridge formait en quelque sorte une corporation fermée ; une cité étroite, composée d’une seule rue d’un cinquième de mille en longueur, avec une population à peine égale à celle d’un village, et où tout le monde se connaissait de père en fils, quoique chacun y fût maître chez soi.

London Bridge avait son aristocratie représentée par les vieilles familles de bouchers, de boulangers et autres gens de métier, qui avaient demeuré là depuis six cents ans, qui connaissaient sur le bout du doigt la grande histoire du pont et ses merveilleuses légendes, qui avaient leur langage à eux, leur manière de penser à eux, leur tournure à eux, leurs convictions à eux, leur démarche à eux, leurs prétentions à eux. Population aux idées étroites comme l’espace où elle se parquait volontairement, ignorante par défaut intentionnel de contact avec le reste du genre humain, et conséquemment éprise d’elle-même au delà de toute conception. On y naissait, on y grandissait, on y vieillissait, on y mourait sans avoir jamais mis le pied sur aucun autre point du globe.

Il était donc fort naturel que, pour les autochtones de London Bridge, l’interminable procession qui se mouvait nuit et jour dans leur rue unique, les bruits et les cris confus qui l’emplissaient, les mugissements et les bêlements des troupeaux qui y vaguaient parmi les promeneurs, le piétinement sourd et monotone des allants et venants, fussent les seules choses au monde dignes d’intérêt, comme ces autochtones eux-mêmes étaient, à leurs propres yeux, les seuls êtres de la création dont on eût à s’occuper.

Cet orgueil éclatait surtout les jours où un roi, un grand personnage donnait une fête nautique. Alors tout London Bridge était à ses fenêtres, et certes il n’y avait point d’observatoire dans tout Londres d’où l’on pût voir, contempler, admirer, dominer mieux les cortèges qui se déroulaient, les barques qui se croisaient et les démonstrations de joie et d’ivresse publiques qui se prodiguaient.

Quiconque était né sur le pont et y passait sa vie se trouvait partout ailleurs désorienté, dépaysé, ennuyé. L’histoire parle d’un individu qui s’avisa de quitter London Bridge quand il avait soixante-onze ans et voulut aller planter ses choux à la campagne. Mal lui en prit, car il ne fit que remuer, s’agiter dans son lit, il ne pouvait dormir, il avait le sommeil agité, tourmenté, lourd, accablant. Quand il fut à bout d’efforts, il courut au vieux gîte, comme eût fait un voleur qu’on poursuit ; il était pâle, hagard, il ressemblait à un spectre. Mais à peine eut-il repris ses anciennes habitudes, son ancien train de vie, que le calme lui revint et lui ramena ses rêves de bonheur, au doux murmure de l’eau qui clapotait sous les arches du pont, dont le tablier tremblait et bondissait et craquait avec un fracas pareil à celui du tonnerre.

Au temps dont nous parlons, London Bridge n’était pas seulement intéressant, il était aussi instructif, car il n’était pas rare d’y trouver à l’un ou à l’autre bout la tête livide et sanglante de quelque haut personnage que l’on offrait en spectacle pour donner au peuple une notion sensible de la justice et de la puissance royales.

Mais laissons là ces digressions.

Hendon habitait, depuis quelques jours, la petite hôtellerie du pont. Il venait d’arriver avec le petit roi à la porte de son logis, quand une voix l’arrêta brusquement :

— Ah ! te voilà enfin. Je te jure bien que tu ne nous feras plus attendre à l’avenir, et si tu peux apprendre quelque chose à avoir les os rompus et broyés, je te garantis que tu n’auras rien perdu à patienter.

En disant ces mots, John Canty avait empoigné le roi.

Miles Hendon s’interposa, et d’une voix ferme :

— Pas si vite, l’homme, dit-il. Tu es passablement rude, ce me semble. Que lui veux-tu à cet enfant ?

— Je pourrais te demander à toi-même de quoi tu te mêles, puisqu’il est mon fils.

— Vous mentez, cria le roi avec exaltation.

— Bien répondu, repartit Hendon. Je te crois, que ta pauvre tête soit fêlée ou non. Je ne sais si ce misérable est ton père, et ne veux point le savoir ; mais je garantis qu’il n’aura point l’occasion de te maltraiter, comme il t’en menace, si tu veux rester avec moi.

— Oh ! oui, oui ; je ne le connais pas, je le hais, et je mourrai plutôt que de le suivre.

— Voilà qui est convenu, et il n’y a pas un mot à ajouter,

— C’est ce que nous verrons bien, s’écria John Canty, en passant devant Hendon pour saisir l’enfant de gré ou de force.

— Si tu le touches, ignoble brute, je t’embroche comme une oie, riposta flegmatiquement le sauveur du roi.

Et, appuyant ces paroles d’un geste énergique, il mit la main sur la poignée de sa rapière.

Canty recula.

— Fais bien attention à ceci, continua Hendon, j’ai pris cet enfant sous ma protection, quand un tas de va-nu-pieds comme toi allaient le maltraiter et peut-être le tuer. Crois-tu que je veuille l’abandonner comme cela, pour le livrer à un sort plus cruel ? Que tu sois son père ou non — et tout me dit que tu mens — il vaudrait mieux pour lui mourir tout de suite que de tomber entre les mains d’un monstre comme toi. Donc passe ton chemin, détale au plus vite, car je n’aime pas qu’on barguigne, n’étant point patient de ma nature.

John Canty s’éloigna en montrant le poing et en accablant le roi et son sauveur d’affreuses malédictions. Un instant après, il était entraîné par le tourbillon des passants.

Hendon descendit trois marches et se trouva avec son protégé dans sa chambre, où il commanda à souper. C’était une petite pièce, pauvre et délabrée, n’ayant pour tout mobilier qu’une misérable couchette, une vieille table et quelques chaises branlantes ou boiteuses.

Le roi se traîna jusqu’au lit et se laissa tomber sur le grossier matelas, épuisé de fatigue et de faim. Il était sur pied depuis le matin ; il avait été battu plusieurs fois ; il avait subi les plus cruelles émotions, les plus terribles angoisses, et, maintenant que la nuit était close, il se sentait d’atroces tiraillements d’estomac, car il n’avait rien mangé depuis sa sortie du palais.

Les yeux appesantis, il succombait au sommeil.

— Éveillez-moi, je vous prie, dit-il, quand la nappe sera mise.

Et il s’endormit en achevant ces paroles.

Un sourire éclaircit le front de Hendon. Il se dit :

— Par la messe, le petit mendiant prend ses quartiers en maître ; il usurpe mon lit avec une naïveté et un sans-gêne qui feraient croire qu’il commande ici. Il s’installe, s’étend et s’endort, sans même dire s’il vous plaît ni avec votre permission. Sous ses haillons sordides il a des airs charmants, et quand il soutenait qu’il était le prince de Galles, il était si fier que c’était à croire qu’il l’était en effet. Pauvre petit rat aux abois ! Il aura sans doute été tellement traqué qu’on l’aura détraqué. Eh bien, je serai son ami, moi. Je l’ai sauvé, je me suis tout d’un coup attaché à lui. Qui ne l’aimerait point, le petit gredin ? Comme il a la langue bien pendue. Et quel air martial il prenait quand il toisait l’ignoble tourbe ameutée contre lui ; et comme il les défiait superbement du regard et du geste ! Comme il est doux, gentil et beau, maintenant que le sommeil a chassé ses tourments et ses peines ! Je l’élèverai, je le guiderai, je serai son grand frère, j’aurai soin de lui, je le protégerai, je le défendrai contre tous, et malheur à qui le menace ou lui veut du mal ! Quand on me brûlerait vif, je tiendrais tête pour lui à l’univers tout entier !

Il s’inclina sur l’enfant et le contempla avec tendresse et avec pitié, tandis qu’il lui caressait doucement les cheveux, et de sa large main écartait les boucles soyeuses pour mieux l’admirer.

Un léger tressaillement plissa le front du roi.

— Si je le laisse là, murmura Hendon, tout découvert comme il est, il risque de prendre froid et de gagner des rhumatismes, pauvre petit. Que faire ? Je l’éveillerais, si je le couchais comme il faut ; il a tant besoin de sommeil !

Il regarda tout autour de la chambre, cherchant des yeux une couverture qu’il ne trouva pas. Alors il ôta son pourpoint dont il enveloppa l’enfant.

— Je suis habitué, moi, dit-il, aux morsures du froid et à la simplicité des costumes. J’en serai quitte pour me glacer un peu.

En disant ces mots, il arpenta vivement le parquet de long en large pour maintenir la circulation du sang. En même temps il poursuivait son monologue.

— Il se croit le prince de Galles en sa folie ; ce serait curieux d’avoir ici le prince de Galles. Quand je dis le prince, je veux dire le roi, quoique sa pauvre raison se bute à la même idée, et qu’il se croie toujours le prince, quand il n’est plus question pour tout le monde que du roi… Si mon père vivait encore, si j’étais encore dans mon domaine dont je n’ai plus entendu parler depuis sept ans, nous ferions le meilleur accueil au pauvre petit, nous lui donnerions de bon cœur le gîte et le couvert ; mon frère aîné Arthur aurait fait de même. Mais Hughes, mon autre frère… Ah ! s’il insiste, le traître, sans foi et sans cœur, je le forcerai bien… Oui, c’est là que nous irons, et sans tarder.

Un domestique de l’auberge entra avec un plat fumant qu’il mit sur la petite table de sapin, rangea les chaises et se retira, ne se souciant point de s’attarder pour ces logeurs de peu. La porte se referma lourdement derrière lui et éveilla l’enfant, qui se redressa en sursaut et jeta dans la pièce un regard de contentement presque aussitôt changé en expression de tristesse, car il murmura, à part lui, avec un profond soupir :

— Hélas ! ce n’était qu’un rêve, mon Dieu ! Que je suis malheureux !

Il aperçut le pourpoint de Miles Hendon, et ses yeux attachés sur le brave homme exprimèrent toute la sincérité de son émotion : il avait compris le sacrifice qu’on venait de faire pour lui.

— Vous êtes bon, dit-il gentiment, oui, vous êtes très bon pour moi. Reprenez ce vêtement et mettez-le ; vous devez avoir froid ; je n’en ai plus besoin.

Il se leva et se dirigea vers la toilette, qui était dans un coin de la pièce ; puis il attendit.

Hendon était tout animé :

— Nous avons là, dit-il, en montrant la table, une excellente soupe et un bon morceau de salé, le tout bien chaud, bien savoureux, avec un coup de vin ; cela va te refaire, te réconforter, te chauffer des pieds à la tête, tu vas voir.

L’enfant ne répondit point ; il se contenta de fixer les yeux sur le géant qui lui parlait, et lui lança un regard étonné, sévère, quelque peu impatient.

Hendon se sentit troublé.

— Il te manque quelque chose ? balbutia-t-il.

— Je voudrais me laver, brave homme.

— N’est-ce que cela ? Tu n’as pas besoin de demander la permission à Miles Hendon, pauvre petit. Mets-toi à l’aise, dispose de tout ce qui est ici, à ton gré et à ta guise.

L’enfant n’avait pas bougé de place ; mais il frappa deux ou trois fois le parquet du pied.

Hendon commençait à devenir perplexe.

— Dieu me garde, dit-il, je n’y comprends plus rien.

— Versez l’eau, brave homme, et ne faites pas tant d’exclamations.

Hendon eut peine à retenir un éclat de rire.

— Par tous les saints, se dit-il, voici qui est admirable.

Il s’avança avec respect et fit ce qu’on lui commandait. Puis il attendit, stupéfait, qu’on lui donnât un nouvel ordre.

— Eh bien ! Et la serviette ?

Ces mots étaient dits d’un ton sec, impérieux.

Il prit la serviette, qui était sous le nez de l’enfant, et la lui tendit sans réplique. Puis il se lava lui-même.

Pendant que Miles procédait à cette opération, l’enfant s’était assis et se disposait à manger.

Hendon termina promptement ses ablutions et prit une chaise. Il allait s’asseoir en face de son convive, quand celui-ci lui dit avec indignation :

— Arrêtez ! On ne s’assied pas devant le Roi.

Ce dernier trait renversait toutes les idées de Hendon :

— Le pauvre petit ! murmura-t-il, voilà sa folie qui lui revient ; mais elle s’est aggravée avec le grand changement qui s’est produit dans le royaume : maintenant il croit être le Roi. La farce est bonne, pourtant il faut que je m’y prête, sinon, il m’enverrait tout droit à la Tour.

Et l’excellent homme, ravi de cette petite comédie, écarta sa chaise et se tint debout derrière le roi, s’efforçant de montrer autant de respect que de courtoisie.

Le roi mangeait de bon appétit, et se relâchant un peu de sa dignité à mesure qu’il se trouvait mieux, il manifesta le désir d’interroger celui qui le servait.

— Je crois, dit-il avec bonté, que vous vous appelez Miles Hendon, si j’ai bien compris ?

— Oui, sire, répondit Miles en s’inclinant.

Et il ajouta à part lui :

— Si je ne veux point contrarier son innocente folie, je dois lui donner gros comme le bras des noms ronflants, sire, majesté, et n’y point aller à demi, car si j’omets quoi que ce soit de mon rôle, je ferai plus de mal que de bien et je causerai du chagrin à ce cher petit malheureux.

Le roi se versa un second verre de vin qu’il avala d’un trait, puis il dit avec bienveillance :

— Je m’intéresse à vous. Contez-moi votre histoire. Vous avez l’air vaillant et noble. Êtes-vous gentilhomme ?

— Nous sommes au bas bout de la noblesse, sauf le bon plaisir de Votre Majesté. Mon père est baronnet, il compte parmi les lords mineurs par fief de haubert[1]. Sir Richard Hendon, de Hendon-Hall, près Monk’s Holm, dans le comté de Kent…

— Ce nom m’échappe. Poursuivez…

— Mon histoire est peu amusante, sire : puisse-t-elle, à défaut de mieux, récréer quelques instants Votre Majesté. Mon père, sir Richard, est très riche ; c’est un homme d’un caractère élevé et généreux. Ma mère mourut quand j’étais encore enfant. J’ai deux frères : l’aîné, Arthur, âme loyale comme mon père ; l’autre, Hughes, plus jeune que moi, nature basse, inhumaine, perfide, vicieuse, sournoise, tenant du reptile. Il a été tel depuis le berceau ; il était tel quand je le quittai, il y a sept ans. C’était déjà un vaurien achevé, quoiqu’il n’eût pas atteint la vingtaine. J’ai un an de plus que lui, et Arthur, deux. Nous avons aussi une cousine, Lady Édith, qui avait alors seize ans. Elle est belle, aimable et bonne. Elle est la fille d’un comte qui fut le dernier de sa race. Elle était l’héritière d’une grande fortune et d’un titre tombé en quenouille. Mon père était son tuteur. Je l’aimais et elle partageait mes sentiments, mais elle avait été fiancée, dès sa naissance, à mon frère Arthur, et sir Richard ne voulait point entendre parler de la rupture de cette promesse.

« Arthur aimait une autre jeune fille ; il nous conseilla d’attendre et d’espérer, convaincu que les événements réaliseraient tôt ou tard nos vœux. Hughes convoitait la fortune de Lady Édith, quoiqu’il affirmât qu’il était épris d’elle ; mais il avait pour coutume de dire une chose et d’en penser une autre. Son empressement auprès de ma cousine resta sans résultat. Il pouvait tromper mon père, il ne nous en imposait pas à nous. Mon père le préférait à ses deux autres fils, avait confiance en lui et croyait tout ce qu’il disait. Il était le plus jeune et ses frères ne pouvaient le souffrir ; cela suffisait, comme il arrive souvent, pour lui gagner l’attachement de notre père. Il avait, du reste, la langue mielleuse et s’entendait à merveille à mentir. J’étais vif et querelleur, quoique ma vivacité et mon emportement n’eussent de conséquences fâcheuses que pour moi-même, car je n’ai jamais rien dit ni rien fait dont j’eusse à rougir, ni commis aucun acte mauvais, aucune vilenie, qui pût souiller notre nom.

« Hughes mit mes défauts à profit, et comme Arthur avait une santé délicate, notre plus jeune frère attendait avec impatience que la mort de son aîné lui laissât le champ libre ; or, pour cela, il devait se débarrasser de moi, me faire chasser de la maison paternelle… Mais je ne veux point, sire, entrer dans les détails de cette histoire, qui est peu digne de l’attention de Votre Majesté… Bref, mon jeune frère manœuvra si bien qu’il grossit sournoisement mes fautes auprès de mon père et leur donna la proportion de crimes ; il poussa la méchanceté jusqu’à montrer une échelle de soie qu’il prétendait avoir trouvée dans mon appartement et qu’il y avait cachée lui-même. Mon père se laissa convaincre et crut, sur la foi de domestiques soudoyés et d’autres imposteurs, que j’avais le dessein secret d’enlever Lady Édith et de l’épouser malgré lui.

« Mon père se montra très irrité. Il me chassa de la maison et me défendit de revenir en Angleterre avant trois ans. Le seul moyen, disait-il, de faire de Miles un homme et de le ramener à de bons sentiments, c’est de l’envoyer servir à l’étranger. Je fis ainsi mes premières armes dans les guerres du continent, et cet apprentissage me valut force horions, privations et aventures de tout genre. Dans ma dernière campagne, je fus fait prisonnier, et je passai six ans dans un donjon. Grâce à mon esprit inventif et aussi à mon courage, je parvins à m’évader et j’accourus ici. Je viens d’arriver à Londres, aussi pauvre d’argent que d’habits, et ne sachant rien de ce qui s’est passé depuis sept ans à Hendon Hall, ni de ce qu’est devenue ma famille. Voilà mon histoire, sire, et plaise à Votre Majesté de me pardonner l’ennui que je lui ai causé.

— Vous avez été indignement trompé, dit le roi avec un regard irrité, mais je vous ferai rendre justice ; sur la croix je le jure. Vous avez la parole du Roi !

Le récit des malheurs de Miles semblait avoir délié la langue au jeune souverain : tout d’un trait il conta ses propres souffrances. Il avait achevé depuis longtemps, que son auditeur le regardait encore avec ébahissement :

— Tudieu, quelle imagination ! se disait le brave homme. Par le fait, il n’a point une intelligence ordinaire. Ce n’est pas le premier venu, fou ou non, qui déviderait ainsi l’impromptu et avec chaleur un peloton d’aventures imaginées tout d’une pièce. Pauvre petite tête fêlée, va ! Il ne manquera plus d’ami ni d’abri tant que je serai au nombre des vivants. Il ne me quittera plus, il sera mon petit camarade, mon enfant gâté. Et je le guérirai ! Et quand il aura tous ses sens, je ferai de lui un homme, et je serai fier de pouvoir dire : Il me doit tout ; je l’ai ramassé dans la rue, quand il n’était qu’un pauvre petit gueux sans pain et sans toit, mais j’ai vu l’étoffe qu’il y avait en lui, et je me suis dit qu’un jour on entendrait parler de lui, et maintenant voyez-le, regardez-le ; avais-je raison ?

Pendant que Hendon se livrait à ces calculs et à cette joie, le roi, d’un air pensif et d’un accent mesuré, lui disait :

— Vous m’avez soustrait aux outrages de la foule et à l’ignominie, peut-être même m’avez-vous sauvé la vie, en sauvegardant ainsi la couronne. Ces services exceptionnels ont droit à une haute et libérale récompense. Parlez, que voulez-vous ? Ce qu’il est en mon pouvoir royal de vous promettre vous sera accordé.

Cette offre fantastique tira tout d’un coup Hendon de sa rêverie. Il fut sur le point de remercier brièvement le roi et de rompre la conversation en disant qu’il n’avait fait que son devoir et n’en attendait point le prix ; mais il lui vint soudainement une autre idée, et il demanda la permission de se recueillir. Le roi l’approuva gravement, en faisant remarquer qu’il ne fallait point agir à la légère, dans une affaire aussi importante.

Miles parut s’absorber dans ses réflexions.

— Oui, se disait-il, voilà bien ce qu’il y a à faire ; il n’y a pas d’autre moyen d’en sortir ; et certes l’expérience m’a prouvé qu’il y aurait danger pour sa pauvre raison à ne point jouer mon rôle jusqu’au bout. Pourtant il faut une fin à tout. Fort heureusement je me suis laissé cette porte ouverte.

Il mit un genou en terre et dit :

— Le faible service que j’ai pu rendre à Votre Majesté ne dépasse point les limites du devoir d’un simple sujet, et je n’ai par conséquent aucun mérite ; mais puisqu’il plaît à Votre Majesté de me croire digne de quelque récompense, je m’enhardis à présenter un placet à cet effet. Votre Majesté n’ignore pas, sire, qu’il y a près de quatre cents ans, à la suite de l’inimitié qui éclata entre le roi Jean d’Angleterre et le roi de France, il fut décrété que deux champions entreraient en lice et régleraient le différend par un combat appelé alors jugement de Dieu. Les deux rois et le roi d’Espagne s’étant réunis pour être témoins et juges de cette épreuve, le champion français se présenta ; il était si redoutable que nos chevaliers anglais refusèrent de se mesurer avec lui. Ainsi l’affaire, qui était d’une grande gravité, menaçait de tourner contre le roi d’Angleterre par défaut de tenant de sa cause. Or, à cette époque, parmi les prisonniers enfermés à la Tour, se trouvait le sire de Courcy, qui était la plus vaillante lame d’Angleterre, et qui après avoir été dépouillé de ses honneurs et de ses biens, avait été condamné à une longue et dure captivité. On fit appel à son courage ; il consentit à ramasser le gant du champion ennemi et descendit tout armé dans l’arène. À peine le gentilhomme français eut-il vu la haute stature de son adversaire, à peine eut-il entendu prononcer son nom fameux, qu’il prit la fuite. La cause du roi de France était perdue. Le roi Jean rendit au sire de Courcy tous ses titres et ses domaines, et lui dit : « Quoi que tu demandes ou désires, nous te l’accordons d’avance, dussions-nous y sacrifier la moitié de notre royaume. » Alors de Courcy s’agenouilla, comme je fais en ce moment, sire, et il parla ainsi : « Voici ce que j’espère et requiers, très haut et puissant suzerain, savoir que moi et mes successeurs ayons désormais le privilège de rester couverts en présence des rois d’Angleterre, et ce d’ores et déjà et tant que le trône d’Angleterre sera debout. » Cette faveur lui fut octroyée, Votre Majesté ne l’a point oublié. Depuis quatre cents ans il n’y a point eu défaut d’héritier dans cette lignée, en sorte que jusqu’à ce jour le chef de cette antique maison a droit de garder sur sa tête le heaume, casque, morion ou toute autre coiffure devant Sa Majesté le Roi, ceci sans que personne y puisse redire ou porter empêchement, et sans qu’aucun autre puisse faire de même[2]. Sire, invoquant ce précédent à l’appui de ma prière, j’ose supplier le Roi de m’accorder pour seule grâce et unique privilège, et comme récompense suffisante et trop grande, savoir : que moi et mes héritiers, à jamais, ayons droit de rester assis en présence de Sa Majesté le Roi d’Angleterre.

— Levez-vous, sir Miles Hendon, chevalier, dit le roi en prenant gravement la rapière de son protecteur et en lui donnant l’accolade ; levez-vous et asseyez-vous. Votre demande vous est accordée. Tant qu’existera l’Angleterre et que subsistera la couronne, ce privilège ne tombera en dévolu par péremption, sauf manque de collataire.

Le roi se leva et fit quelques pas dans la chambre, l’air rêveur et préoccupé. Hendon s’était assis à la table.

— J’ai eu là, se dit-il, une superbe idée, qui m’a tiré d’un fier péril ; je ne tenais plus sur mes jambes. Sans cette invention, je serais resté planté debout pendant des semaines et des mois, tant que le pauvre petit n’aurait pas recouvré sa raison… Me voilà donc Chevalier du Royaume des Rêves et des Ombres ! Curieuse situation, en vérité, pour un homme aussi positif que moi ! Dieu me garde d’en rire, car il y croit sérieusement, le cher enfant. Et puis n’est-ce point une marque de son bon cœur et de son amitié pour moi ?… Ah ! si je m’entendais appeler devant la Cour par mon nouveau nom, si ma dignité et mon privilège pour rire étaient réels, quel contraste il y aurait entre ma haute fortune et mon misérable accoutrement ! Qu’importe ! Faisons ce qu’il veut, soyons ce qu’il lui plaît ; il sera heureux, et je partagerai son bonheur.



  1. Hendon fait ici allusion aux baronnets ou barones minores, qui étaient distincts des barons parlementaires, et non aux baronnets de création postérieure. Le fief de haubert obligeait celui qui le possédait à aller servir le souverain à la guerre, avec droit de porter le haubert ou la cuirasse particulière aux chevaliers.
  2. Les lords de Kingsale, descendants des Courcy, jouissent, encore aujourd’hui de ce privilège.