et Georges Spitzmuller
Le Matin (p. 88).

VIII

LA LOI DU SILENCE

« Laudate dominum omnes gentes » chantaient les pères à pleine voix, à la fin de l’office, pendant que les fumées balsamiques de l’encens se mêlaient aux parfums des lilas et des roses disposés sur l’autel, devant la vierge de gloire.

Et, lentement, le flot des congréganistes s’écoula le long de la nef. Les vêpres étaient finies…

Georges, nerveux, attendait le père supérieur qui venait d’officier au salut et quittait à la sacristie ses ornements sacerdotaux.

Le jeune homme tordait la corde qui lui servait de ceinture. Il aperçut le père revenant devant l’autel ; il le vit s’y agenouiller, murmurer encore l’action de grâces et enfin se lever, puis sortir lentement du sanctuaire.

Georges lui tendit ses doigts imprégnés d’eau bénite, et leurs yeux se choquèrent. Le regard du prêtre était brillant, une flamme intense l’animait, il avait ardemment prié et une résolution en lui était née…

Il marcha vers un hangar où se trouvaient suspendues des corbeilles d’osier. Plusieurs frères l’escortèrent et prirent, qui un panier, qui un sécateur, qui une pioche légère…

Frère Josef suivait le supérieur. Ils firent signe à Georges Iraschko, qui marcha derrière eux.

Dès le seuil du cloître, les frères se dispersèrent. La cueillette devait se faire avant le soleil couché, afin que les plantes recueillies, chauffées des rayons de l’astre vivifiant, aient toute leur saveur, toute leur vertu.

Le comte Iraschko et les deux botanistes allaient plus vite. La recherche des herbes semblait n’être nullement leur but, car ils regardaient devant eux, non à leurs pieds.

— Que faisons-nous ? demanda l’ex-officier, nous suivons la route du camp… C’est ici, n’est-ce pas, que l’innocente victime est tombée ?… C’est d’ici qu’on l’emporta, inanimée, pour la transporter sous la tente, auprès d’Alexis, fou de douleur…

Oui, sous la tente où nous vînmes prier… ajouta gravement le père Mark…

— Et… ? Achevez, mon père, je vous en supplie ! s’écria Georges. Votre silence prolonge le martyre de cette victime… L’impératrice Yvana n’est pas morte, n’est-ce pas ?

— Écoutez-moi, mon fils. J’ai prié Dieu de me guider de sa divine lumière… Il me dicte un sage conseil. Nous ne pouvons, frère Josef et moi, manquer à la parole que nous avons donnée jadis à ceux qui ont peut-être abusé de notre bonne foi par la promesse d’une œuvre patriotique et humaine…

— Les moines de Narwald sont incapables de trahir un serment, fit lentement frère Josef.

— Alors ? reprit Georges haletant… dont le cœur précipitait ses battements angoissés sous la robe de bure… Alors… vous ne direz rien ?

— Nous ne pouvons rien dire. Mais que l’empereur Alexis aille avec vous dans les caveaux de la cathédrale de Saint-Rome, à Arétow, où repose le cercueil de l’impératrice… Qu’il voie… et qu’il cherche… Et que Dieu l’aide !

— Merci, merci, mon père ! s’écria le jeune comte tout pâle d’émotion. Là est, je le sens, la clef de l’énigme… Je respecte votre loi de silence, mais je devine ce que vous n’osez dire. Priez, maintenant, mes pères, pour que Dieu bénisse mes efforts et qu’il me permette de réparer le crime des Romalewsky.

— Le crime ?…

— Le crime odieux, je vous l’ai dit. Je commence à comprendre quelle monstrueuse intrigue ils ont échafaudée pour servir de vengeance… Ah ! qu’ils soient maudits tous trois !

— Dieu veut que l’on pardonne, mon fils !

— Ont-ils pardonné, eux ? Eux qui ont fait plus que prendre la vie de leurs ennemis, mais qui ont brisé leurs cœurs, emprisonné leur âme dans de maléfiques entreprises ?

— Ils ont fait du bien aussi, mon fils. Nous pouvons le constater, nous qui instruisons dans la sainte religion les enfants de leur asile et qui assistons les vieillards de leur hospice de Kronitz, nous qui desservons leurs palais des Îles Siamos…

— Vous allez aux Îles, mon père ?… Alors vous pourrez me dire si Mme Roma Sarepta, celle que le prince Fédor appelle sa pupille, habite l’Île Rose, elle aussi ?

— Elle n’y est pas… Allez maintenant où vous croyez que votre devoir vous appelle… Gardez sur nous le secret le plus absolu.

— Comptez sur moi, mon père. Je pars l’espoir au cœur. Car je réussirai, j’en ai la foi. Je suivrai l’empereur Alexis dans les cryptes de Saint-Rome… et ensuite à nous deux, nous retrouverons Roma, la victime de cette trilogie sanglante des Romalewsky… pour lui rendre le bonheur…

— Que Dieu vous accompagne et vous bannisse, mon enfant !

— Je vous garderai une éternelle reconnaissance, mon père, vous qui m’avez sauvé, qui m’avez rendu à la vie pour accomplir la tâche qui m’est dévolue. Laissez-moi, aujourd’hui encore, vous aider dans la cueillette des herbes et des simples qui servent à vos élixirs et à vos bienfaisants remèdes.

— Venez, enfant. Je comprends que ces plantes vous intéressent. La nature contient de tels mystères que la connaissance des vertus complexes des simples transformerait l’humanité.

— En quoi, mon père ?

— Le poison peut tuer, mon fils, vous le savez… et nombreuses sont les plantes vénéneuses aux propriétés étranges, qui peuvent donner la mort. Mais puisqu’une chose peut tuer, une autre peut donner la vie. Si un anesthésiant enlève la douleur, un vitalisant peut accorder la force… Si un arbre trouve en terre le moyen de renaître après la mort apparente de l’hiver, pourquoi un être humain serait-il inférieur à un végétal ?

— Vous pensez que le secret de la prolongation vitale existe ?

— Je pense que l’homme ne sait pas voir, qu’il foule aux pieds les éléments de vie, de jeunesse, de jouissance, je pense que tous les trésors sont à notre portée, seulement que nos yeux s’arrêtent au bord de la lumière.

— Mais mon père, vous avez découverte des merveilles, vous, avec vos élixirs de santé ?

— J’ai trouvé le moyen de fermer votre plaie, Georges, de vous rendre l’énergie morale et physique ; je crois avoir transformé votre nature, et du faible que vous étiez, fait naître un volontaire. Les sucs de certaines plantes agissent sur les cellules cérébrales. Les simples contiennent du phosphore, de l’électricité, leur vie est infusable aux…

Un son brusque vibra, venant du couvent dont les moines s’étaient rapprochés peu à peu, tout en faisant leur cueillette. Il coupa la phrase du père Mark, dont le mot à venir se perdit dans l’onde sonore.

La récréation était finie.