Le Prince Fédor/I/9
IX
RÊVES D’ÂMES
Quand ils se joignirent, la minute d’après, ce fut un échange de baisers.
Puis un affectueux reproche :
— Tu es beaucoup trop matinale, tante Hilda.
— Je craignais que tu ne partisses sans me revoir, et j’ai voulu te parler. Tu as vu Mariska ?
— Oui, j’ai longuement causé avec elle ce matin. Je l’emmène chez Boris. Nous déjeunerons avec lui. Yousouf te ramènera Mariska et je continuerai jusqu’au continent.
— Reviendras-tu ce soir ?
— Je crains que non ; mais sûrement je reparaîtrai à l’Île Rose avant un mois.
— Je pense que tu devrais peut-être m’envoyer, en effet, une compagne pour ta sœur. Je suis trop âgée pour causer avec elle gaiement, librement, je le comprends maintenant. Nos servantes — presque des esclaves — sont trop au-dessous d’elle. Il lui faudrait une amie.
— Je crois qu’elle va l’avoir. Cette créature amenée hier sera ce que tu désires, tante. Je la connais peu, mais elle est de très bonne éducation… et on la façonnera. Le docteur s’en occupe. Je compte faire une fugue jusqu’à Paris au sujet de notre hôtel et donner des ordres d’installation. Tu viendras bien un peu cet hiver en France ?
Oh ! non, je suis aussi fidèle à ce rocher qu’une coquille née et grandie sous son goémon ; je ne saurais le quitter. Mon seul déplacement sera le pèlerinage annuel à Narwald.
— Moi, j’y passerai demain. J’ai déjà télégraphié au gardien du campo-santo d’ériger les deux croix de pierre qui marquent une nouvelle étape accomplie.
— Tu n’es pas encore las, Fédor ?
— De quoi ?
— De tant de répressions… de tant de vengeances… de tant de crimes ?
— De crimes !… tu dis crimes, toi !… Je punis, je ne provoque pas.
— Tu t’arroges, je le crains, un droit divin.
C’était la même objection forte qu’avait déjà faite le capitaine Yousouf, avant la catastrophe de l’Alcyon.
Gravement, le prince Fédor répondit :
— Dieu a des apôtres. Dieu n’interdit pas la justice humaine. Il y a sur terre des prisons et des bagnes. Je n’ai pas tracé le premier le code du talion. Je pourrais te citer dans l’histoire des faits où l’homme — même le prêtre — ordonne des meurtres.
— Ne juge pas sur des erreurs que des siècles d’ignorance tolérèrent ou voulurent. Aujourd’hui, l’heure de lumière a sonné, Fédor. Nous marchons vers un progrès tel que bientôt nul n’admettra la guerre. Partout se multiplient des intentions de paix, des congrès pour la paix.
— Et en attendant, ma tante, on se bat. En ce moment, deux races sont aux prises : les blancs et les jaunes. Ce sont là des atrocités égales à celles que nous eûmes à subir, nous, en Kouranie.
» Mais ce que tu dis, ma tante, est profondément vrai : nous allons quand même vers la réforme sociale, et nos « Compagnons de l’Étoile-Noire » y sont pour une grande part.
» Pour atteindre l’ère de calme, de bien-être et d’union que nous rêvons, il faudra détruire encore bien des abus et passer sans doute sur le corps de beaucoup d’êtres nuisibles. Pour défricher une forêt vierge et en cultiver le sol, il faut anéantir les animaux féroces.
» La création tout entière donne l’exemple du meurtre. L’homme tue pour vivre ; l’animal, à son tour, tue pour manger. La plante la plus forte étouffe la plus faible… Regarde autour de toi : la nécessité de mort est partout.
— C’est vrai… mais…
— D’ailleurs ; si je poursuis une vengeance légitime, qui n’est en somme que le droit naturel, j’ai, d’autre part, soulagé l’humanité de maux innombrables par mes découvertes scientifiques. J’ai élevé des enfants et soutenu des vieillards. En la balance éternelle, Dieu jugera.
— Dieu !…
— Ne trouble pas ton esprit de ces idées, chère tante ; tu sais que trop penser nuit. Vis la vie sans raisonner les problèmes dont elle est l’inconnue ; appelle la distraction, le travail ou l’oubli aux instants où les flèches du doute pénètrent ton âme. Il ne faut rien creuser, mais cueillir seulement les fleurs sans voir en quelle boue trempent leurs racines.
Hilda n’écoutait plus. Elle regardait venir, à travers le large escalier de porphyre taillé dans le roc, la gracieuse apparition de sa nièce.
Mariska était enveloppée d’une mante blanche l’enfermant toute. Sur sa tête une toque également blanche, posée en avant, sur ses cheveux bouffants, semblait les emprisonner dans des ailes de mouette.
Ce costume ne donnait aucune prise au vent de mer.
Les pieds chaussés de peau blanche, souple, à semelle cannelée, défiaient toute glissade sur les roches couvertes d’algues.
— Au revoir, tante, dit l’exquise jeune fille avec un sourire et un baiser. Tu es prêt, Fédor ?
— Je t’attends, mignonne.
L’Excelsior se balançait mollement sur les lames courtes. C’était un canot automobile gris clair, avec une large ceinture rose, rappelant l’île au service de laquelle il était attaché.
Une luisante machine électrique en occupait le milieu. À l’arrière, un banc circulaire recouvert de tapis d’Orient attendait les passagers.
Un tout petit youyou sans quille effleurait le sable de la grève.
Fédor y monta, offrit une main à sa sœur qui sauta lestement. Une corde qui reliait le youyou à l’Excelsior se tendit, s’enroula à un cabestan, et la minuscule embarcation vint accoster le canot automobile.
Il faisait bon, dans ce matin frais. Yousouf était seul auprès de la machine. À l’avant, un matelot revêtu de la livrée rouge de l’Île Rose, se tenait debout, en vigie.
Avant de s’asseoir, Fédor jeta en arrière un regard observateur ; il contempla la mer unie où aucune épave ne flottait, où aucune mousse d’argent n’écumait à la surface. Et il murmura :
— Rien… L’abîme a gardé son secret.
Puis, s’adressant au capitaine :
— À l’Île Verte, ordonna-t-il.
Yousouf lança le courant, et l’esquif glissa, rapide et silencieux.
Nul ne parlait… Chacun des quatre navigateurs avait sûrement une pensée bien différente.
Le prince Fédor restait impénétrable. Son visage aux traits réguliers et volontaires reflétait rarement ce qui se passait en sa conscience.
Il était de ceux qui savent commander à eux-mêmes, montrer ce qu’ils veulent plutôt que ce qui est, sans fausseté, mais par simple prudence diplomatique.
Fédor ne livrait jamais ses secrets. Il en avait de lourds…
Outre ses affaires personnelles, il dirigeait les fils de la plus vaste association mystérieuse du monde contemporain.
En lui se résumaient les plans et leur exécution. Les ordres partaient de son cerveau, jamais écrits, câblés par le téléphone sous-marin quand il était aux îles, transmis oralement par des courriers lorsqu’il demeurait sur le continent.
Les affiliés avaient pour messagers, souvent, des gens qui ne se doutaient pas du métier qu’ils faisaient.
S’agissait-il d’une « partie » ? Un compagnon disait à un conducteur de voiture, à un facteur rural ou à un colporteur allant par les campagnes d’avertir « un tel » qu’on « jouait » le dimanche suivant, et qu’il ne manque pas de venir avec ses amis.
Dans le monde de l’échelon supérieur, les choses partaient du même principe, mais se passaient un peu différemment.
Les « joueurs » recevaient une carte de Mme X… ou de la comtesse de L… — suivant le milieu social — avec ces mots : « Sera chez elle le… (et au-dessous) : On jouera. »
Quand il s’agissait d’une grande réunion, les journaux locaux publiaient à la chronique mondaine « Mme M. rouvre ses « salons » cet hiver et recevra le 1er de chaque mois, de dix heures à minuit, à partir du… On jouera. »
Tous les compagnons de l’Étoile-Noire étaient ainsi avertis aussi sûrement, aussi rapidement que par des convocations personnelles.
Ils avaient, pour se reconnaître entre eux, un signe de ralliement : le salut. Voici comment : après avoir remis leur chapeau sur leur tête, les hommes laissent tomber le bras droit le long du corps, en levant les yeux vers les étoiles.
Un jour, à Paris, Fédor s’était amusé à faire organiser une réunion secrète par l’ambassadeur de l’Alaxa lui-même. C’était alors le comte Balmontal, qui représentait à Paris l’empereur Alexis III.
La veille du jour où le diplomate officiel devait partir pour son voyage annuel à Arétow, le prince kouranien le rencontra au cercle du Jockey.
— Avez-vous quelques commissions pour notre pays, prince ? dit l’ambassadeur slave en abordant Fédor.
— Notre pays, cher comte, n’est pas le même. Je suis Kouranien, moi.
— Sans doute, mais nous sommes maintenant rangés sous un même drapeau…
— Qui n’ondule pas au même souffle, monsieur l’ambassadeur. Seulement il ne s’agit guère de cela en ce moment. Vous avez l’obligeance de me demander mes souvenirs pour les quelques amis que je possède en votre capitale. J’accepterai volontiers, parce que je suis certain de causer un vif plaisir à ceux vers lesquels je vous adresserai.
Et comme l’ambassadeur s’inclinait, souriant :
— Allez donc, quand vous en aurez le loisir, voir le grand-duc André à Sératopolof. Vous trouverez un homme charmant, un palais splendide, et, venant de ma part, vous serez reçu à bras ouverts. Annoncez-lui que le 15 du mois prochain, je me propose d’aller faire chez lui une bonne « partie ». C’est un joueur émérite, un partenaire que je vous recommande, si vous aimez le jeu.
— J’aime le jeu, le vin et les belles, mon cher prince, et je serai très heureux de connaître, sous vos auspices, un personnage aussi estimé que le grand-duc André.
C’est ainsi que le serviteur fidèle de l’empereur avait accompli à l’égard du cousin — jaloux et félon — d’Alexis, l’acte le plus hostile à son gouvernement, en avisant à temps un des chefs secrets de la redoutable association des compagnons de l’Étoile-Noire qu’ils devaient se réunir le 15 du mois prochain pour entendre d’importantes communications du prince Fédor Romalewsky, grand-maître de l’ordre.
Fédor pensait à toutes ces choses. Peut-être, élaborait-il le programme de la prochaine assemblée.
Yousouf, l’œil sur l’aiguille de son galvanomètre, songeait aussi :
— Qu’est devenue la jeune femme que j’ai sauvée ?… Elle a repris connaissance, elle vivait… mais qu’en fera le maître ?
Il le regarda et fut frappé de son énigmatique visage.
— Ah ! si j’osais l’interroger ?… poursuivait le capitaine en son monologue. Il paraît fermé, ce matin, il contemple au loin la mer… la mer où s’est englouti notre yacht superbe avec son joyeux chargement. Mon Dieu ! un yacht perdu ! Qu’est-ce, un yacht perdu, pour un homme qui en possède vingt… et le moyen d’en construire cent ?… Et qu’est-ce que le pauvre Yousouf pour lui ?… Un autre genre d’épave, sans doute…
Et les prunelles du marin se noyaient malgré lui, il ne voyait plus son aiguille oscillante, il penchait lourdement sa tête chargée de pensées.
Au cœur de Yousouf le marin, une petite fleur bleue était née. Dès le début du voyage, il avait remarqué la jeune femme jolie, rieuse, toute nouvelle épousée, attirante et alanguie comme une rose un peu fatiguée de soleil.
Pendant les longues heures de quart, il avait contemplé ce gracieux tableau inscrit en sa pensée d’une créature exquise que son désir timide évoquait sans trêve.
Isolé sur la mer mouvante et morne, le marin souffre de la détresse antinaturelle d’être perdu loin du doux et délicieux contact que voulut pour l’homme le Créateur…
Un jour, pendant cette courte traversée si tragiquement close, il avait eu une angoisse très douce, dont tout son cœur avait vibré.
Sur le pont du navire, secoué d’un léger tangage, Hanna avait soudain perdu l’équilibre et était venue glisser aux pieds du marin, solide comme un mât. Vivement, il lui avait tendu une main secourable et dégagé son pied d’un rouleau de cordages où il s’était embarrassé.
Toute rose, la jeune femme, forcée d’accepter l’aide offerte, avait éprouvé une seconde de trouble : ses cheveux s’étaient dénoués, le peigne d’écaille blonde avait roulé au loin, et confuse, maladroite, souffrante aussi, la jolie colonelle avait dû, au lieu de regagner de suite sa cabine située au-dessous du pont, accepter le repos d’un instant dans celle du capitaine.
Hanna s’était vite remise. Très mondaine, coquette d’instinct, elle entreprit, en riant, de refaire son chignon devant la toilette du jeune homme pendant que celui-ci, plus ému qu’elle, la regardait avec un battement de cœur, heureux de respirer ce parfum chaud venu des boucles épaisses que deux bras levés tordaient…
Après le départ de la jeune passagère, il avait été tout heureux de retrouver, entortillé au bouton de son uniforme, un long cheveu blond…
Ce cheveu, il l’avait gardé précieusement…
Dès lors, Yousouf rêva d’amour…
Et, pourtant, l’amour ne lui était-il pas interdit à jamais ?…
Les soirs, en accomplissant sa ronde obligatoire à travers tous les étages du navire, il osait s’arrêter un peu à la porte d’Hanna. Comme un coupable, l’oreille à l’huis, il écoutait… puis remontait chez lui, les jambes plus molles, le cœur plus triste… les tempes bourdonnantes.
Et, au moment terrible marqué par la haine de Fédor Romalewsky pour la perte des passagers de l’Alcyon, Yousouf avait eu une révolte de tout son être, devant la mort affreuse qui allait prendre comme les autres Hanna, l’adorable et innocente créature…
Il avait formé le projet de la sauver, envers et contre tous… Et pourtant, sa volonté avait dû plier, comme toujours, devant celle du maître tout-puissant…
Aux défenses de Fédor de sauver qui que ce fût des ennemis qu’il avait désignés, Yousouf avait senti son cœur saigner… Mais il lui fallut obéir…
Il ne put que jeter à la jeune femme la ceinture de sauvetage au moment où il quittait, l’âme déchirée, le navire brûlant…
Maintenant, elle était sauvée… sauvée par lui !
Une joie intime emplissait le cœur du marin à cette pensée…
Mais où était la jeune femme ? À quoi la destinait Fédor ?
Oh ! Certes, il reverrait Hanna, à présent qu’un horizon splendide s’ouvrait sans entraves devant son espoir.
Le malheur de la pauvre créature la rapprochait de lui. Une égalité de peine la jetterait aux confidences, sans doute…
Lié par un serment, lié surtout par l’égoïste pensée du nivellement d’existences survenu entre eux, il ne lui révélerait jamais l’atroce cause du sinistre voulu… Mais il essaierait de conquérir un peu de bonheur auprès d’elle.
À l’avant, le matelot de service, l’œil au loin, sur l’horizon, fixait le massif de l’Île Verte, encerclée d’algues couleur d’émeraudes… et son cœur volait plus vite que le bateau…
— Je vais voir Nadia, songeait-il, Nadia ma promise… Monseigneur Boris a consenti à notre mariage, et dans quelques semaines j’emmènerai ma femme à l’Île Rose, dans notre jolie petite maison. Je ne naviguerai plus au long cours avec mes maîtres, je ferai seulement du cabotage entre les îles, je rentrerai chaque soir « chez nous »… Quel bonheur d’avoir de tels maîtres, et comme j’ai bien fait de quitter nos terres dévastées de Kouranie pour suivre Monseigneur !
Et Mariska, où donc voguait son rêve, pendant cette jolie promenade, sous le soleil très doux et sur l’eau berceuse ?
Elle le montra tout haut, en mettant soudain sa main mignonne sur le bras de son frère.
— Fédor, je n’ai jamais assisté à un mariage en France. Que fait une demoiselle d’honneur ?
— Elle accompagne la mariée, ma chérie. Elle la suit à l’église, quête avec un cavalier choisi généralement parmi les amis ou parents du jeune mari. Elle assiste, escortée par le même chevalier servant, à toutes les cérémonies et fêtes du mariage.
— Ah ! c’est très amusant !… Dis-moi encore, comment s’habille-t-on ?
— En robe de visite très élégante pour la messe et en costume de bal pour le dîner et la soirée.
— Comment serai-je, moi ? Je me trouve bien loin des élégances, ici…
— Tu reçois, je crois, tous les journaux de mode de Paris. Tes femmes de chambre sont d’une habileté rare. Tes brodeuses japonaises font des merveilles.
— Sans doute, mais il me faudrait une ouvrière de la rue de la Paix.
— Ne t’inquiète pas de si peu, petite sœur… Nous partirons huit jours avant la cérémonie, et tu auras le temps de choisir tes toilettes et de les faire exécuter.
— Ce sera mieux.
— J’en doute. Tu es exquisement habillée ici. Ce matin, tu me sembles délicieuse, petite reine.
— À tes yeux, frère… Mais, ainsi que le dit Yolande, je ne suis pourtant qu’une Robinsonne.
— Une Robinsonne du dernier bateau. Ce corsage en voile ajouré de broderies, cette jupe de drap souple courte, moulant tes hanches et découvrant tes fines chevilles, ne sauraient mieux t’aller sortant de la première maison des grands boulevards.
— Je n’ai pas le chic d’une Parisienne.
— Tu as mieux, à mon avis…
La petite eut une moue et reprit :
— Il faut un cadeau pour Yolande. Que donnerai-je ?
— Un bijou.
— Lequel ?
— Tu as ici un choix merveilleux. Prends parmi les pierreries envoyées par Michel quelques diamants et rubis, je les ferai monter à Kronitz, en pendentif, par exemple : c’est le joyau à la mode.
— Tu as une excellente idée, grand frère. Le chiffre de Yolande représenterait un joli motif.
— Je te ferai soumettre des dessins… Nous abordons, maintenant. Regarde comme l’île est verdoyante et gracieuse ! On la dirait douée d’un éternel printemps.
Yousouf fit siffler la sirène d’une manière spéciale. La chaloupe louvoyait entre la flotte ancrée dans le port.
C’était une petite forêt de mâts et de cheminées. Il y avait des navires de commerce destinés au transport des matières premières de l’usine et des produits manufacturés. Ceux-là étaient uniformément peints en blanc, longs, plats, de divers tonnages.
À côté, six yachts de plaisance, élégants, resplendissants sous leur astiquage impeccable, quelques-uns couverts de haches protectrices, d’autres sous pression, prêt au départ.
Une flottille de canots s’amarrait aux anneaux de la jetée contre, laquelle vint se ranger l’Excelsior. Le pavillon de marée blanc, avec la croix de Saint-André noire, avait sa flamme en dessous du sémaphore, pour indiquer la marée descendante.
— Monte, matelot, ordonna Fédor. Tu vas nous remorquer jusqu’à la cale.
Le matelot se prit aux étroites cannelures découpées dans le rocher de la jetée et grimpa avec une adresse de mousse. Yousouf lui jeta l’amarre, arrêta sa machine, et le canot marcha contre la marée.
Debout sur le quai, un homme grand, superbement découplé, vêtu comme un marin, le béret sur les yeux, les regardait s’avancer avec un sourire.
Il enleva Mariska et l’embrassa sur tes deux joues.
— Bonjour, mon hirondelle de mer !
— Bonjour, frère Boris ! Il y a plus d’un mois que tu n’es venu nous voir à l’Île Rose.
— Ah ! j’ai travaillé. Fédor, je te réserve de splendides surprises.
Les deux frères se serraient la main. Leurs yeux pareils se riaient.
— Belle idée de m’amener ce matin la plus jolie fleur des eaux ! Tu as sur le visage les couleurs de ton île, Mariska. J’ai pour toi aussi des trésors, mignonne, si tu aimes les perles et les joyaux.
— Justement, j’en ai besoin.
— Nos plongeurs ont rapporté des écailles de tortues extraordinaires et des huîtres où d’énormes perles d’un incomparable orient ont germé. Tout cela est encore brut, mais on peut juger du résultat qu’obtiendront les lapidaires.
— Alors, ce sera pour moi ?
— Bien entendu. Quel plaisir aurais-je à pêcher les coraux et des perles si ce n’était pour ma charmante petite sœur ?
Mariska se haussa tant qu’elle put et posa ses lèvres sur la joue de son frère. Il passa une main caressante sur les cheveux de la jeune fille.
— Tu es notre joie, vois-tu, petite fée, notre pensée la meilleure… Sans toi, il n’y aurait dans notre vie ni douceur ni consolation ; ce sont tes yeux qui éclairent la nuit où s’agitent nos âmes.
Ils entraient dans le château de granit.
De massives tours rondes n’offrant aucune prise aux tempêtes encadraient l’entrée voûtée. Des murs épais de deux mètres et demi formaient une enceinte au milieu de laquelle se trouvait une cour aux allées sablées et aux pelouses de sédum, ponctuées de massifs de fleurs éclatantes.
Les autans ne pouvaient les atteindre, ainsi protégés, et nul ouragan n’était de force à entamer les défenses de granit.
Sur la cour donnait une galerie circulaire soutenue par des piliers, ainsi qu’un cloître. Au-dessus de cette galerie, se trouvaient les appartements du cadet des Romalewsky.
Plus loin, séparé de l’habitation, s’élevait le singulier bâtiment en forme d’étoile à cinq pointes qui servait de laboratoire. À la pointe nord, une tour surmontée du phare et du sémaphore, indiquait le sommet du triangle des trois îles.
L’Île verte était la plus mal exposée. Elle essuyait aux équinoxes des tempêtes effroyables. Aussi était-elle hérissée de contreforts.
Boris s’y plaisait précisément à cause de cela. Au plus fort des ouragans, il travaillait à ses expériences, profitant même des conditions atmosphériques pour ses mystérieux essais.
À deux ou trois reprises, des portions du laboratoire avaient sauté sous l’effort des explosifs étudiés ou maniés par Boris. Le maître s’en était tiré à peu près indemne, sans éprouver d’ailleurs l’ombre d’une hésitation pour recommencer d’aussi redoutables expériences.
La pointe nord, faisant face à l’Île Rose, la mieux orientée de l’archipel, offrait une plateforme plantée de signaux permettant les communications avec les îles et avec le continent au moyen d’un câble sous-marin.
À la pointe ouest s’attachait la double chaîne sans fin destinée à assurer le service avec l’Île Blanche. Le long de cette chaîne immergée couraient deux bacs se croisant : Coque-de-Noix et Noix-de-Coco.
La pointe est présentait un phare tournant.
Dans la cour intérieure, sous un ombrage de clématites et de jasmins, était dressée une table couverte d’argenterie et de cristaux. Debout, derrière les trois sièges destinés aux convives, se tenaient trois maîtres d’hôtel en livrée verte.
La famille prit place. Visiblement heureux d’être ensemble, les deux frères reposaient leurs yeux sur le charmant visage de Mariska, dont le sourire, ainsi qu’ils le disaient, étaient la clarté unique de leurs jours chargés des plus sombres préoccupations.