et Georges Spitzmuller
Le Matin (p. 11-12).

VIII

HANNA

Hanna agitait en vain sa tête douloureuse sur l’oreiller de toile brodée aux armes des Romalewsky. Une pâleur de cire noyait son visage, où un mince filet de sang suintait goutte à goutte du front toujours encerclé d’un bandeau.

Par moments, ses mains se crispaient d’angoisse et de fièvre sur le drap fin, mais Ouka lui tenait les poignets quand elle voulait les lever.

Tout son corps avait des frémissements soudains, des soubresauts brusques, et de ses lèvres entr’ouvertes s’exhalait à intervalles rares une faible plainte.

Ouka alors lui faisait prendre quelques cuillerées d’eau additionnée d’une liqueur limpide dont elle mesurait les gouttes avec soin.

Fédor entra.

Son regard s’arrêta, implacable, sur la minable créature :

— Comment s’est passé la nuit, Ouka ? interrogea-t-il.

— Ainsi, monseigneur. La malade s’est agitée par moments, a gémi, c’est tout.

— Elle a dormi ?

— Non.

— Parlé ?

— Non.

— Tu lui as donné à boire d’heure en heure ?

— Oui, avec chaque fois cinq gouttes de la potion.

— Cela suffit. Qu’as-tu fait des vêtements ?

— Ils sont là, dans le cabinet de toilette, trempés et déchirés.

— Fais-en un paquet et qu’on le brûle sans chercher dans les poches ; tu as compris ?

— Oui, monseigneur.

— Ôte les bagues qu’elle a aux doigts et les perles qu’elle a aux oreilles ; tu vas les lancer à la mer, par cette fenêtre, à l’instant. Joins-y les peignes d’écaille restés par miracle dans ses cheveux. A-t-elle au cou quelque médaille, un collier ?

— Je n’ai rien vu.

— Regarde et fais ce que je viens de dire. Ensuite, enveloppe-la d’un peignoir chaud et fais-la apporter par Azad dans mon cabinet, où je l’attends.

Le prince sortit sur ces mots, pendant qu’Ouka, avec une obéissance d’automate, accomplissait tous ses ordres.

Il traversa une longue galerie où des toiles merveilleusement peintes reproduisaient le symbolique combat des sept péchés capitaux et des trois vertus théologales assistées des quatre vertus cardinales, représenté dans les rues de Paris le 20 juin 1389, lors de l’entrée d’Isabeau de Bavière par la porte Saint-Denis.

Il arriva devant une petite pièce ronde construite en window sur la mer. Il fit glisser la porte vitrée à coulisse qui y donnait accès et se trouva dans une sorte de phare que des vitres épaisses et teintées de jaune préservaient des vents du large.

Cette pièce était meublée d’un large divan, d’une table haute, isolée sur des pieds de cristal, et de trois machines électriques installées pour produire des courants statiques, galvaniques et faradiques.

Au fond des vitrines garnissant les murs, s’alignaient des flacons hermétiquement clos et ornés d’étiquettes de couleurs variées.

Fédor frappa sut un timbre de bois.

Une porte dissimulée dans un panneau s’ouvrit.

Un homme parut.

Il était habillé comme un infirmier : blouse longue de toile grise, calotte, grise, pas de barbe, les bras nus jusqu’au coude.

Il s’inclina profondément devant le maître.

— Que faisiez-vous, docteur ? interrogea celui-ci.

— Je préparais des tubes de sérum pour l’hôpital de Kronitz. La lettre du directeur est des plus consolantes. Dans le tétanos, pas un insuccès, tous les malades guéris. Les paralysés, avec nos plaques de super-radium, se mobilisent en quelques séances. Enfin, les rayons Z ont ramené la raison chez dix fous sur quinze, traités par ce procédé.

— Bien. Vous avez continué les études sur les sourds-muets avec l’extansum ?

— Oui. Je tâtonne encore, mais je ne me décourage pas. Plusieurs entendent avec un petit bâton d’extansum entre les dents, mais je n’appelle pas cela une preuve.

— Pourquoi ?

— Même sans extansum, beaucoup de sourds entendent par l’intermédiaire des dents.

— J’ai amené ici une femme. Vous lui ferez quelques applications électriques avec renversements des pôles. Elle doit perdre la mémoire des faits passés : je l’ai suggestionnés dans ce sens. Néanmoins, vous la surveillerez.

— Oui.

— Elle va se trouver très faible à la suite des émotions diverses qu’elle a éprouvées. Il faudra lui faire suivre un régime réconfortant pour les muscles seulement, et sans action sur l’activité cérébrale. On devra ensuite occuper son esprit, développer en elle un talent quelconque. Vous pourrez examiner avec les rayons Z quels sont les lobes cérébraux susceptibles d’influences réflexes.

— Ce sera passionnant. Grâce aux rayons Z, j’ai pu observer sur un ataxique toutes les lésions de la moelle épinière… Très curieux !…

— J’aimerais que cette femme fût dirigée vers les arts d’agrément : danse, chant ou comédie. Mariska s’ennuie, cela l’amuserait.

— À quel milieu social appartient-elle ?

— Une classe plutôt élevée. Son éducation première doit la rendre apte à assimiler les arts.

— Je l’étudierai.

— La voici.

Azad, le gigantesque Kouranien, entrait avec Hanna. Il la posa sur la table haute, garnie de coussins. Les yeux de la jeune femme, à demi-ouverts, montraient une prunelle dilatée, sans expression.

Le médecin défit le bandeau du front. La plaque de métal avait coupé la peau ; la plante sèche avait disparu, fondue, absorbée, diluée dans la meurtrissure sanglante tracée en rectangle qu’avait amené la présence du corps dur, fixé pendant douze heures.

Il plaça immédiatement une autre plaque d’acier enveloppée de peau de daim et imbibée d’eau salée sur le front de la patiente, une plaque encore sur l’épigastre et mit l’appareil en contact avec les courants galvaniques.

Les yeux de la jeune femme s’ouvrirent davantage, ses lèvres se détendirent, ses dents se desserrèrent.

Elle murmura, avec une expression d’allégement :

— Ah ! je n’ai plus mal à la tête.

— Non, dit Fédor, ta migraine est passée, tu seras guérie demain, tu pourras descendre au jardin, cueillir des fleurs pour orner ta chambre.

— Où est ma chambre ?

— Tu ne te souviens plus ? C’est que tu as été très malade, mais tu vas reprendre tes habitudes. Ouka t’enseignera de nouveau ton service.

Hanna pressa son front de ses deux mains.

— Qu’est-ce que j’ai là ?

— Une chose qui te guérit ; mais le docteur l’enlève, tu es sauvée. Tu vas rentrer chez toi, t’habiller… Comprends-moi. Ta maîtresse, la princesse Mariska, t’a fait venir près d’elle pour l’amuser et la distraire. Tu seras une fidèle compagne… Tu préviendras tous ses désirs.

Sur un simple geste du prince, le médecin avait fermé le courant, enlevé l’électrode.

— Essaie de te lever, ordonna Fédor, tu peux marcher maintenant. Va seule chez toi, je le veux.

Ainsi qu’une automate, Hanna obéit aussitôt.

— Allons, sois gaie, reprit Fédor, tu es heureuse, tu es guérie.

Hanna se retourna vers celui qui parlait. Elle fixa un instant ses yeux sur lui, sourit, et d’un geste charmant, unissant ses doigts à ses lèvres, elle lui envoya un baiser. Puis elle partit seule, sans chanceler.

Le prince et le docteur se regardèrent.

— Voilà un triomphe pour notre méthode suggestive, dit Fédor.

— Quand vous l’employez vous-même, prince, elle est irrésistible, répondit le médecin, impressionné. Ce mystérieux et troublant pouvoir, est-ce seulement la science qui vous le donne ?

— Uniquement la science, mon ami, une science magique peut-être, que vous savez mieux que personne, vous, mon disciple. J’ai su faire l’éducation de ma volonté et la transmettre, je sais guider les fluides personnels que tout homme possède, mais que presque tous ignorent… Voilà mon seul mérite.

— Ah ! si l’homme savait sa puissance, toute sa puissance, la face du monde serait changée.

— Seulement, Dieu ne le permet pas. À de rares intervalles, il accorde à un être privilégié, ou chargé d’une mission spéciale, le don de se connaître. Suis-je moi-même un de ces êtres ? Je l’ignore.

— N’en doutez pas, prince. Vous faites un bien immense. Ceux dont vous avez soulagé les souffrances ne se comptent plus…

— Heureusement, car ceux que j’ai fait souffrir peuvent se compter… Retournez à votre travail, docteur. Moi, je vais chez ma sœur, et je pars.

— Quand vous reverrai-je ?

— Bientôt. Je reviendrai chercher Mariska pour prendre avec elle la route de Paris.

— Et moi ?

— Vous resterez ici jusqu’à l’hiver. Ensuite, vous irez à Kronitz, passer l’inspection des Incurables, pour essayer de voir si, réellement, leur triste état est définitif… irrémédiable. Vous vous assurerez du bon état de nos vieillards et de nos orphelins ; puis vous reviendrez à l’Île Rose, où la princesse Hilda peut avoir besoin de vos bons soins… Ces arrangements vous plaisent-ils ?

— En tous points.

— Ah ! J’oubliais : il y aura une « partie » le 15 décembre au « Salon » de Kronitz. N’y manquez pas. Les enjeux seront importants. Cela vaudra la peine de s’intéresser… Au revoir, docteur !

Le prince s’éloigna sur ces mots sans tendre la main à son subordonné, qui n’en parut pas surpris.

Il n’était pas familier, par nature et par calcul. Il était bon et juste pour ses inférieurs, mais savait les tenir à distance pour mieux les dominer.

Sa tante, toute habillée d’une longue pelisse de fourrure, l’attendait sur le palier. Il la vit d’en haut et accourut…