Le Preneur de rats (Mérimée)

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Le Preneur de rats, Texte établi par Armand Weil et Émile MosellyLarousse (p. 52-53).
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Le Preneur de rats


Il y a bien des années, les gens de Hameln[1] furent tourmentés par une multitude innombrable de rats qui venaient du Nord, par troupes si épaisses que la terre en était toute noire, et qu’un charretier n’aurait pas osé faire traverser à ses chevaux un chemin où ces animaux défilaient. Tout était dévoré en moins de rien : et dans une grange, c’était une moindre affaire pour ces rats de manger un tonneau de blé que ce n’est pour moi de boire un verre de ce bon vin…

Souricières, ratières, pièges, poison étaient inutiles. On avait fait venir de Brême[2] un bateau chargé de onze cents chats ; mais rien n’y faisait. Pour mille qu’on en tuait, il en revenait dix mille, et plus affamés que les premiers. Bref, s’il n’était venu remède à ce fléau, pas un grain de blé ne fût resté dans Hameln, et tous les habitants seraient morts de faim.

Voilà qu’un certain vendredi se présente devant le bourgmestre de la ville un grand homme, basané, sec, grands yeux, bouche fendue jusqu’aux oreilles, habillé d’un pourpoint rouge, avec un chapeau pointu, de grandes culottes garnies de rubans, des bas gris et des souliers avec des rosettes couleur de feu. Il avait un petit sac de peau au côté. Il me semble que je le vois encore.

Il offrit au bourgmestre, moyennant cent ducats[3], de délivrer la ville du fléau qui la désolait. Vous pensez bien que le bourgmestre et les bourgeois y topèrent d’abord[4].

Aussitôt l’étranger tira de son sac une flûte de bronze ; et, s’étant planté sur la place du Marché, devant l’église, mais en lui tournant le dos, notez bien, il commença à jouer un air étrange, et tel que jamais flûteur allemand n’en a joué. Voilà qu’en entendant cet air, de tous les greniers, de tous les trous de murs, de dessous les chevrons et les tuiles des toits, rats et souris, par centaines, par milliers, accoururent à lui. L’étranger, toujours flûtant, s’achemina vers le Weser ; et là, ayant tiré ses chausses, il entra dans l’eau suivi de tous les rats de Hameln, qui furent aussitôt noyés.

…Mais, quand l’étranger se présenta à l’hôtel de ville pour toucher la récompense promise, le bourgmestre et les bourgeois, réfléchissant qu’ils n’avaient plus rien à craindre des rats, et s’imaginant qu’ils auraient bon marché d’un homme sans protecteurs, n’eurent pas honte de lui offrir dix ducats, au lieu des cent qu’ils avaient promis. L’étranger réclama : on le renvoya bien loin. Il menaça alors de se faire payer plus cher s’ils ne maintenaient leur marché au pied de la lettre. Les bourgeois firent de grands éclats de rire à cette menace, et le mirent à la porte de l’hôtel de ville, l’appelant beau preneur de rats ! injure que répétèrent les enfants de la ville en le suivant par les rues jusqu’à la Porte-Neuve.

Le vendredi suivant, à l’heure de midi, l’étranger reparut sur la place du marché, mais cette fois avec un chapeau de couleur de pourpre, retroussé d’une façon toute bizarre. Il tira de son sac une flûte bien différente de la première et, dès qu’il eut commencé d’en jouer, tous les garçons de la ville, depuis six jusqu’à quinze ans, le suivirent et sortirent de la ville avec lui.

Les habitants de Hameln les suivirent jusqu’à la montagne de Koppenberg, auprès d’une caverne qui est maintenant bouchée. Le joueur de flûte entra dans la caverne et tous les enfants avec lui. On entendit quelque temps le son de la flûte ; il diminua peu à peu ; enfin on n’entendit plus rien. Les enfants avaient disparu, et depuis lors on n’en eut jamais de nouvelles.

Prosper Mérimée, Chronique du règne de Charles IX
(Calmann-Lévy, édit.)
  1. Hameln : petite ville de Hanovre, sur le Weser
  2. Brême : ville allemande, au-dessus du confluent de la Wümme et du Weser.
  3. Ducats : Ancienne monnaie d’or fin, valant de 10 à 12 francs
  4. Y topèrent d’abord : acceptèrent tout de suite, en frappant dans la main.