Le Premier Livre pastoral/Fragments d’une Hymne à Hermès

Le Premier Livre pastoralLéon Vanier, libraire-éditeur (p. 81-93).

D’UNE HYMNE À HERMÈS
(fragments)
à anatole france

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Comme, au seuil de Junon, le troupeau de l’Aurore
Mène un haut beuglement dont s’étonne au loin l’air,
Impatient d’enfin paître aux pâtis qu’il flaire,
Le rampant, le subtil Hermès comme un reptile
S’est, habile à garder que n’en tremblât nulle herbe,
Brasse à brasse allongé jusqu’aux berges du vide,
Sans que le doux bétail, soûl de l’heure splendide,
Se soit de l’entreprise avisé du héros.

Tel que le baleinier qui, d’un brusque abordage,
Entre cent monstres noirs, au flanc d’un plonge un croc :
Tel le dextre cordier, d’un nœud en l’air qui nage,
Enlace une meuglante entre croupe et garrot.
La bête s’étonnant du cordon qui la lie,
Brandit, pleine d’horreur, quatre pieds forcenés,
Mais le bras du jeune homme, ainsi qu’une poulie,
L’a d’un muscle puissant jusqu’au bord amené ;
Il la fie au tronc sûr d’un chêne raide au vent
Et ce pendant que, fauve et soufflant deux tonnerres,
Elle conte à ses sœurs sa corne prisonnière,
L’empressé fils de Zeus, de son lacet savant,
D’une seconde bête a suspendu la fuite.
Il l’attache serrant la première dépite
Et qui va de sa peine à moitié l’alléger,
Et vois-les, front à front, à la paix qui s’invitent :
Comme on sent moins son mal quand il est partagé.
Une troisième, une autre encore et tout le reste,
Sous le nœud du chasseur vient au tronc se ranger,
Et merveille que c’est que ces cinquante bêtes,
Au fanon grave, au jarret courbe, aux grosses têtes,
Badines cinglant l’air de leurs hauts fouets légers !

Il en est tout d’airain, de bronze, d’orangé’s ;
D’autres dont le poil jeune est mouvant de caresses
Et d’autres dont la robe est un beau lait figé.
L’une au front porte en arc une foudre à deux piques ;
L’autre traîne au sabot l’écume d’Europa :
Et tout le beau troupeau meugle à voix frénétiques
En tel bruit qu’on entend aux falaises baltiques
Marcher la haute mer d’un innombrable pas.



Donc, le bruit en fut tel que maint Dieu s’y trompa
Et pensa, sourcilleux, de l’antique escalade
Que superbe essaya le genou d’Encelade
Quand tonna des Titans l’assaut aérien.
« Qu’est-ce ? » demanda Zeus. Vénus dit : « Ça n’est rien.
C’est sans doute un vaisseau qui se brise à ma côte,
Ou peut-être aux gibets de Paphos les loups rôdent. »
Et bien que loin son œil eût suivi le larcin,
Elle dit ceci claire et sereine à dessein,
Soucieuse de toute peine ménagé’
À celui qui sera plus tard son messager.

Or Hermès dans son cœur bénissant sa rapine
Se va pressant du soin loin des Dieux la serrer
Et comme une charrue était là, par divine
Rencontre, fainéante, au bleu soc acéré,
Il conçut de vouer l’activité bovine
À des sols de son oncle Apollon retirés,
(Moins, pour vrai, satisfait d’être à l’homme aide insigne
Que d’enfreindre au décret qui le fut maudissant :
Car Hermès est espiègle et sa barbe est maligne
Et ne s’ébat jamais qu’au dam des Dieux puissants.)
Il li’ donc en riant, aux vingt-cinq jougs, les cent
Cornes qui, basses, vont, quatre à quatre, leur peine,
Et, comme Ajax j’ai vu, dextre au guide des rênes,
Rire de vos périls, hasardeuses arènes !
Lui, le bras haut d’un geste athlétique et charmant,
Les mène sous le fer, meuglantes longuement.



Dirai-je ton soc juste au flanc de la Scythie
Et le blé sous ton fer, innombrable montant,
Successeur imprévu de l’inféconde ortie,
Et la sorte qu’en vain, le front se révoltant

De tes bœufs, ton poing grave au labour a plié
D’une glace inconstante où s’étonnait leur pied ?



Sous Borée, aux confins pâles du nord glacé,
En lieu même où Phébus, redoutant pour ses flèches
La cuirasse d’airain impossible à percer
D’une neige depuis cent mille ans amassé’,
Renonce de lui faire une stérile brèche ;
Sur un sol dont jamais charru’, pioche ni bêche
N’ont rompu de leur fer laboureur l’ocieux
Glaçon ; sur une arène où seule, l’orti’ blême
Règne, fille du vent, seul prince de ces lieux,
Le grand Hermès conduit ses bœufs industrieux.
Là voit-on de tout temps l’hiver appesanti
Et l’éternel clairon du Nord y retentit.
Un ciel terne enveloppe ainsi qu’une funèbre
Tenture l’horizon jaune et tempêteux
Et c’est par tout l’espace une louche ténèbre
Où les astres perclus craignent d’ouvrir leurs yeux.
L’homme, tremblant jouet des autans factieux,
Taille son lare humide aux nuits mêmes des antres,

Craintif incessamment qu’à la proche avalanche
Descendue à grand bruit des pics voisins des cieux,
Sa nocturne maison sur son front ne s’ébranle
Et ne roule rompue aux fleuves furieux.
Grelottants du vieux vent qui nourrit seul leur ventre,
De faméliques loups, en troupeaux gémissants,
Errent, griffus et noirs, par les steppes immenses,
Sans le moindre animal à qui prendre son sang ;
La taupe, enfant des nuits, médite en sa caverne,
Confiante au sommeil son suif qu’il perpétu’;
Le poisson indigent languit aux souterraines
Ondes dont l’âpre sol, profondément battu,
Sent gronder son tuf rauque en monstrueuses veines.
Même l’aigle hagarde, au fil des rocs pointus,
Sent fléchir dans son flanc son âme impériale :
Tant l’universel froid sa rigueur tient égale
Du plus bas au plus haut de la ronde étendu’
Et ne faut à geler la flamme au front d’Hécate
Ni le vol de Vénus au plus haut ciel pendu !

Muse ! dis comme Hermès, en dépit du ciel froid,
Et de l’absent soleil et de la glèbe chiche,
Poursuivit son dessein de lever en l’endroit
Même le plus ingrat sous la nue et moins riche
Une mouvante armé’ de javelles profondes,
Assuré que Phébus, père des moissons blondes,
Ne faudrait à mûrir d’une flamme empressé’
Les graines qu’aux sillons de glace sa main sème,
Car, au dam de ce dieu qu’il se plaît à gausser,
Il roulait sous sa tempe un gentil stratagème.



Quand il eut donc, sur tout l’espace, retourné
D’un fer persévérant la plaine et qu’aligné’s
Y furent, en monnai’ jaunissante, les graines,
Et que les bœufs rompus que sa main désenchaîne,
Leurs gros flancs fluctueux d’âpre écume baignés,
S’allèrent disposants au sommeil bien gagné,
(Bêtes qui s’étonnaient dans leur cervelle obscure
De leur pied artisan d’une telle aventure)
Hermès alors tira de son humble ceinture
La flûte, son seul bien au grand Boucquin volé.

Il l’embouche, rieur, et d’une bien gonflée
Joue et les doigts volants aux sept trous musicaux,
Il souffle, ingénieux à la crainte d’Écho.
Tantôt, ambitieux, sa joue est toute ronde,
Raide d’une aile haute aux percussives nues :
(Ainsi lie l’autour sa proie au haut des mondes !)
Tantôt, brève, frivole et mollement menue,
Une toute petite voix (comme d’oiselle)
Va colloquante avec les bois, de Philomèle
Émule ombreuse............


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Tel, aux mufles fumeux, le farouche attelage,
S’en venait, régulier, par les labours glissants
Et le fils de Maïa, d’une main toute sage,
Contenait leur pied grave au chemin qui descend.
Une chanson volait dans sa barbe maligne
Et son cœur était doux du labeur accompli :
Il avise soudain entre les rases vignes
Un noir bloc qui luisait comme un marbre poli.

Or, c’était une bête à moins que quelque roche
Par l’horreur entaillée en défi au ciseau
N’eût poussé quatre tout petits pieds aux tout croches
Ergots, palmés d’ailleurs comme des pieds d’oiseau,
Et tiré des cent plis d’une mouvante poche
Un petit hochant chef aux deux yeux en biseau.
Tel le noir monstre, énigme et peur de la nature,
Était lourd sur le sol dont il semblait issu,
Et de plats émaux verts pavaient son dos bossu
En cent pierres, bûcher d’une splendeur obscure,
Qui, l’une à l’autre jointe en mosaïque dure,
Chancelaient de feux noirs comme un vieux bouclier.
Le divin conducteur, épris de l’aventure,
Va du poing rassurant l’attelage effrayé,
Le détourne meuglant du monstre épouvantable
Et l’ayant à dix tours solidement lié,
Il le fie au vieux tronc d’un chêne inébranlable ;
Puis, curieux non moins qu’ambitieux de telle
Capture, de la bête approche à pas prudents.
Or la bête était comme morte et ce pendant
Qu’elle avait son gros col allongé, d’un mortel
Coup de pointe, il la perce avec son dur trident.

Un sang blême coula de la triple blessure ;
Les subtils petits yeux moururent dans deux pleurs ;
Une bave funeste épouvanta les fleurs ;
Un soupir monstrueux consacra ta chaussure,
Dompteur ! ............