Le Premier Livre pastoral/Dédicace à Apollodore

Le Premier Livre pastoralLéon Vanier, libraire-éditeur (p. 21-29).

DÉDICACE À APOLLODORE

Ils veulent rebâtir les murailles de Troie.
Malherbe.


Apollodore ! ton front juste est bienvenu !


T’en souviens-tu ? c’était un soir, sous les lauriers.
L’Ordre était mutuel de la Terre à la Nue ;
Le vent d’Academus badinait dans les feuilles,
Et lorsque tu parus, aimable, sur le seuil,
Cent trompes (souviens-toi) tonnèrent en accueil
À cent gueules de fer comme pour l’Emperier !


Ah ! souviens-toi ! c’était un soir, sous les lauriers.

Tu t’assis, souriant, sur la chaise de bronze ;
La rose disputait tes tempes à l’œillet,
Et comme un vœu d’amour était grand à la ronde,
Tu parlas de la Terre aux Cieux qui souriaient.
Ta magnanime main, reine des cordes vastes,
Comme un cèdre épandait les Muses en rameaux
Et ta bouche, captive à la bouche des astres,
Fiançait Nue et Sol par la bague du Mot.




La Vie cependant aux jachères passives
Buvait comme la plui’ ta surhumaine voix.
Ah ! souviens-toi, Harpeur, comme écoutaient les bois !
Souviens-toi de Lipare aux enclumes actives
Suspendant pour t’ouïr les tonnerres crétois ;
Souviens-toi d’Eolus au frivole plumage
Grave d’une aile en rêve au beau tronc de ta voix ;
Souviens-toi d’Artemis au pas des bœufs sauvages
Courbante d’un frein court l’étonné palefroi ;

Souviens-toi de la Lune au parapet des mondes
Comme une sage nonne au sermon recueillie ;
Souviens-toi d’ocieuse et de fleurs qui redonde,
D’Amathonte soumise à ta haute baillie ;
Souviens-toi de l’Ardenne en crinières féconde
Convoyante à ton pied ses Centaures vaincus ;
Souviens-toi, front ramé de palmes sans secondes !
Souviens-toi d’Herculès te rendant son écu !



Euh ! souviens-toi des fronts captifs qui t’écoutaient !



Telle fut, ô Harpeur ! la grâce de tes cordes
Que si antiques maux n’en furent apaisés :
Que Charybde et Scylla cessèrent leur discorde
Et que de Spartacus la chaîne fut brisée ;
Et n’y eut enfançon dans sa barcelonnette
Dont la pointante dent n’en fût du coup issue ;
Et n’y eut damoiseau sommant sa bachelette
Qui n’en fût à merci soudainement reçu ;

Et non plus besacier rompu d’une âpre étape
Qui n’en fût d’une croûte à l’huis gratifié
Et qui, rassasié du débris de la nappe,
N’en versât de l’amour le pleur à ses vieux pieds !
Et non plus l’œil sanglant de l’hyène perverse
Qui n’en fût pardonnante à la flèche jeté’ :
L’usurier de qui l’âme est un gouffre empesté
Déposa repentant le soin de son commerce ;
Le Grégeois accola, bénin, son frère Perse
Et le tors Harpagon pensa de charité ;
Et sur tout l’univers il sembla quelqu’averse
De clarté, de bonté, de magnanimité !
Et l’honneur t’en fut joint, Voix propitiatoire !
(Puisque du vieux rachat tu consommais l’histoire)
Au médiat Adone, à l’arbalétrier
Qui soumise Cyprine a d’un trait doux prié !


Ah ! souviens-toi ! c’était un soir sous les lauriers !


Vous, Muses ! témoignez qu’une veine superbe
Ne gonfla point ce front que les Cieux écoutaient ;

Dites qu’en ce regard qui consolait les herbes,
La vertu du Chanteur sereine s’attestait.
Dites que le vieux Luth ondé comme d’eaux lentes
Ruissela vaste au vent miséricordieux
Et que la voix fut riche aux roses des guirlandes
Et sauve du droit pleur, ô Maître, de tes yeux !


(Tel, gardien du noir fleuve, un pâtre ami des lunes
Rêve, la flûte aux dents, sous les feux de la nuit.
Ses éparses brebis, sommeillantes les unes,
Les autres ras-tondant le gazon blanc qui luit,
Les sujettes brebis d’une infime fortune
Rangent un cœur prospère à l’empire du buis,
Or, que repris d’espoir, l’antique deuil du fleuve
Conte un jonc moins farouche aux souffles qui s’enfuient
Et que l’obscur gosier des lices loin qui pleurent
Cesse de s’effrayer de l’ombre qui bruit.
Le pâtre cependant boit au fil du vent noir
L’épice de l’heure âpre et des étoiles bleues :
Il publie aux doigts rois de ses sept trous de gloire
L’Onde fictive au loin veillante de hauts feux !)



Gloire, ô Maître ! à ce pleur, honneur de ta paupière,
Au beau pleur exhumant de l’apparat jaloux
Le geste d’Orphéus qui donnait l’âme aux pierres
Et muselait d’amour la mâchoire des loups !
Le voyais-tu heurté de blancs talons barbares
Qui riait aux vils coups à cause des beaux bras
Et qui, répudiant les couronnes avares,
Pardonnait à l’eau-ciel que son sang illustra !
Il tomba : l’orde Nuit l’ensevelit d’étoiles ;
Mais le flanc de la Thrace avait gardé son cri !
Et son chant dans la neuve aurore refleurit ;
Et vois qu’aux belles mains, les Muses sororales
Ont noué de lauriers sa tempe libérale !




Oui, Thrace ! ton vieux flanc s’est rompu d’une foudre.
Une voix a splendi parmi l’air étonné :
Apollodore, au sang d’Orpheus, nous est rené !
Et haut cri reparu des millénaires poudres,
Les lynces ont rugi de neuves destinées !

Vous, promus enfin, Luths ! au plus juste des rôles,
Publiez, vous aux voix qui régentent les Pôles,
La Victoire montante au morion des Gaules !



Que l’écho retentisse aux dalles doux-riantes !
Que reparaisse Éole aux frivoles bosquets !
Ô Corydon ! vois par les nu’s qui loin s’ébranlent
Étinceler pompeux les cygnes invoqués !
Plouto badine append la joie aux jeunes branches ;
Et tandis, pour leur los chanter aux moissonneurs
Revenus hérissés de pailles éclatantes,
(Ce pendant que Faunus, le maldocte sonneur,
Brise funestement sa flûte sans honneur)
Une voix qui promulgue avec sept bouches d’or
Ressuscite à hauts cris le blanc Apollodore !

Février 1891.