Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 28p. 180-186).
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ACTE II


L’enfer.

SATAN occupe le siège principal. Au pied de son trône le démon greffier est assis devant une table avec une écritoire. Sur les côtés, se tiennent des gardes. À droite, cinq démons d’aspect varié. À gauche près de la porte : l’huissier. UN DÉMON, de mise élégante, se tient debout devant le chef.

le démon de mise élégante.

Pour les trois années écoulées, j’ai à mon actif un total de 220,005 hommes. Ils sont tous actuellement en ma puissance.

SATAN

Très bien. Merci. Passe… (Le démon de mise distinguée passe à droite.)

satan, au greffier.

Je suis fatigué. Y a-t-il encore beaucoup d’affaires ? De qui avons-nous reçu les rapports et de qui reste-t-il encore à les recevoir ?

le greffier, il compte sur ses doigts, en désignant les démons qui se tiennent à droite et qui s’inclinent chacun à leur tour, à l’appel de leurs noms.

Ont déjà comparu : le démon des seigneurs qui annonce une prise de 836 personnes ; le démon des marchands, 9.643 personnes ; le démon des juges, 3.423 ; le démon des femmes, dont on reçoit à l’instant le rapport, qui annonce 186.315 femmes mariées, et 17.438 filles. Deux seulement restent à entendre : le démon des fonctionnaires et le démon des paysans. Total à l’heure présente : 217.655.

SATAN

Nous pouvons donc en finir tout de suite. (À l’huissier.) Fais entrer. (Entre le démon des fonctionnaires, il s’incline devant Satan.) Eh bien, voyons. Comment vont tes affaires ?

LE DÉMON DES FONCTIONNAIRES

Mes affaires ! (Il se frotte les mains en riant.) Blanches comme la suie ! Un butin comme je ne me souviens pas d’en avoir vu depuis la création du monde.

SATAN

Ah ! Ah ! Tu en as pris beaucoup ?

LE DÉMON DES FONCTIONNAIRES

Oh ! il ne s’agit pas du chiffre qui n’est pas très élevé, à peine 1.350 ; mais quels gaillards ! Des types capables de faire office de démons. Ils sont plus habiles que nous à tourmenter les hommes. Je leur ai fait adopter des pratiques nouvelles.

SATAN

Des pratiques nouvelles ?

LE DÉMON DES FONCTIONNAIRES

Voici : autrefois les greffiers des tribunaux s’entendaient avec les juges pour toutes leurs canailleries. Je les ai amenés à faire bande à part. Ils ne plaident que pour ceux qui donnent le plus d’argent. Mais quel zèle ! Ils trouvent le moyen de se rendre utiles là où l’on pourrait très bien se passer d’eux. Je te le répète : ils tourmentent les hommes beaucoup mieux que les démons.

SATAN

Je verrai cela. (Le démon des fonctionnaires passe à droite. Satan à l’huissier.) Fais entrer le dernier. (Entre le démon des paysans. Il tient un croûton de pain. Il s’incline jusqu’à terre devant Satan.)

LE DÉMON DES PAYSANS

Je ne puis plus vivre ainsi ! Confie-moi d’autres fonctions.

SATAN

Quelles fonctions ! Qu’est-ce que tu chantes ? Approche-toi et parle plus clairement… Voyons ton rapport. Nous as-tu gagné cette semaine beaucoup d’amis parmi les paysans ?

le démon des paysans, pleurant.

Pas un.

SATAN

Quoi ?… Pas un ! Tu dis, pas un ?… Qu’as-tu donc fait tout ce temps-là ? Tu as flâné…

le démon des paysans, pleurnichant.

Non, je n’ai pas flâné… Je me suis même donné un mal de chien. Et tout cela en vain… Je ne puis rien obtenir… Tiens, à l’un d’eux, j’ai pris à sa barbe son dernier croûton. Tu crois qu’il a juré par tous les diables ? Pas du tout… Il a souhaité bonne santé à qui lui mangerait son dîner.

SATAN

Quoi ? Qu’est-ce que tu racontes ?… Mouche-toi et parle clairement. On ne comprend rien à ton bafouillage.

LE DÉMON DES PAYSANS

Voilà. Un paysan était en train de labourer. Je savais qu’il avait pour dîner une croûte de pain et rien de plus. Je lui ai volé sa croûte. Après cela, il devait entrer dans une belle colère. Ah ! ouiche ! « On m’a pris mon pain ; grand bien fasse à celui qui le mangera ! » C’est tout ce qu’il a dit. Je t’apporte le croûton. Tiens, le voici.

SATAN

Eh bien, et les autres ?

LE DÉMON DES PAYSANS

Les autres ! Mais ils se ressemblent tous. Pas moyen d’en pincer un seul.

SATAN

Comment oses-tu te présenter devant moi les mains vides ! Et, par-dessus le marché, tu viens m’empester avec ce sale rogaton ! Ah ça ! te moquerais-tu de moi ? Penses-tu qu’on va te nourrir en enfer pour tes beaux yeux ? Les autres prennent de la peine, eux, ils se démènent. Regarde-les (Il désigne les démons) celui-ci m’a gagné 10.000 âmes ; celui-là 20.000 ; un autre 200.000. Mais toi ! non content d’arriver les mains vides, tu me sors un vieux rogaton et racontes des balivernes ! Tu n’es qu’un bavard et un paresseux. Tes paysans te font la nique, ils te glissent des mains. Attends un peu, mon ami, je vais te faire ouvrir l’œil.

LE DÉMON DES PAYSANS

Ne me tue pas ! Laisse-moi parler… Tous les autres ont une tâche facile avec les seigneurs, les marchands ou les femmes. Rien de plus aisé : pour un bonnet de zibeline, pour un domaine, un seigneur se laisse facilement embobeliner et conduire au bout du monde. La même chose avec un marchand : montre-lui de l’argent et tu peux le mener comme par un licou sans crainte qu’il t’échappe. Quant aux femmes, chacun sait qu’avec des parures et des douceurs on fait d’elles ce que l’on veut. Mais avec les paysans, c’est une autre affaire. Ils travaillent du matin au soir, et même une partie de leurs nuits, et ne manquent jamais d’invoquer Dieu, avant de rien entreprendre. Le moyen d’atteindre ces gens-là ? Père, décharge-moi du soin des paysans. Je m’y fais trop de mauvais sang et je m’attire ton courroux.

SATAN

Tu mens, fainéant ! Laisse donc les autres tranquilles. S’ils prennent des marchands, des seigneurs et des femmes, c’est qu’ils savent les enjôler, c’est qu’ils inventent sans cesse de nouvelles ruses. Tiens, celui qui est chargé des fonctionnaires vient d’imaginer un moyen tout nouveau. Invente quelque chose toi aussi, au lieu de t’enorgueillir pour un malheureux croûton que tu as volé — la belle affaire ! tends tes filets autour des paysans, ils finiront bien par tomber dans quelque piège. Tu passes tout ton temps à bavarder, et naturellement, ils en profitent, ils reprennent des forces. Déjà ils ne regrettent plus leur croûton ! S’ils se mettent à adopter ces mœurs et qu’ils y convertissent leurs femmes, nous les perdrons tout à fait. Allons, invente-moi quelque chose ! Démène-toi du mieux que tu pourras !

LE DÉMON DES PAYSANS

Je ne sais qu’inventer. Mets quelqu’un d’autre à ma place. Je ne peux plus rien…

satan, avec colère.

Tu ne peux pas ! C’est peut-être moi qui vais travailler à ta place ?

LE DÉMON DES PAYSANS

Je ne peux pas.

SATAN

Tu ne peux pas ! Attends ! Hé là ! prenez des verges et fouettez-le. (Les gardes saisissent le démon et le fouettent.)

LE DÉMON DES PAYSANS

Aïe ! aïe ! aïe !

SATAN

As-tu trouvé ?

LE DÉMON DES PAYSANS

Aïe ! aïe ! Je ne peux rien trouver.

SATAN

Fouettez, fouettez… As-tu trouvé ?

LE DÉMON DES PAYSANS

J’ai trouvé, j’ai trouvé !

SATAN

Ah ! Dis-nous ce que tu as trouvé !

LE DÉMON DES PAYSANS

J’ai trouvé un moyen sûr pour les pincer tous. Donne-moi seulement la permission de me louer comme ouvrier chez un paysan. Je ne peux pas t’en dire davantage pour le moment.

SATAN

Soit. Mais n’oublie pas que si, dans trois ans, tu n’as pas gagné ta part de pain, je t’arrache la peau.

LE DÉMON DES PAYSANS

Dans trois ans, ils seront tous à moi.

SATAN

Bien, bien. Dans trois ans j’irai voir moi-même.


RIDEAU