Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 28p. 177-179).

ACTE PREMIER


Un champ.


Scène PREMIÈRE

UN PAYSAN

le paysan laboure et regarde le ciel.

Voilà midi. Il est temps de dételer. Hue dia ! Tire donc ! T’en peux plus, ma vieille ! Patience, on va se reposer ; encore un coup de collier pour le dernier sillon et après, on mangera… Quelle bonne idée que j’ai eue d’apporter une croûte de pain. Je n’aurai pas besoin de revenir à la maison. Je mangerai là, près du puits, je ferai un petit somme pendant que mon cheval broutera un peu d’herbe, et après, avec l’aide de Dieu, je reprendrai mon travail. Dieu merci, j’aurai fini de bonne heure.



Scène II

Le Même ; UN DÉMON paraît dans un buisson.

LE DÉMON

Comme il est brave ! Toujours il invoque Dieu. Attends un peu, tu invoqueras aussi le diable… Prenons-lui d’abord sa croûte de pain. Il se mettra à la chercher, puis la faim le prendra, et il finira par jurer et invoquera le diable ! (Il va dérober le morceau de pain, l’emporte derrière le buisson, où il s’assied pour suivre de là ce qui va se passer.)

LE paysan, dénouant les courroies du harnais.

Seigneur, bénis-moi ! (Il fait sortir son cheval des brancards, lui donne la liberté et se dirige vers l’endroit où il a posé son caftan.) Ah ! j’ai rudement faim. Ma femme m’a donné un gros quignon de pain, mais je vais le manger tout entier. (Il s’approche de son caftan.) Il n’est pas là ! J’ai dû le cacher sous mon caftan. (Il soulève son caftan.) Là non plus ! Ça c’est fort ! (Il prend son caftan et le secoue.)

le démon, caché derrière le buisson.

Cherche, cherche ! Tiens, le voilà !… (Il s’assied sur le morceau de pain.)

le paysan, soulevant une bûche et secouant encore son caftan.

C’est fort ! C’est vraiment fort ! Personne n’a passé par ici et mon pain a disparu ! Si les oiseaux l’avaient mangé, il y aurait des miettes !… Je n’ai vu personne. Il faut bien cependant que quelqu’un me l’ait pris.

le démon se lève et regarde.

Attention ! Le voilà tout près de m’invoquer.

LE PAYSAN

Bah ! tant pis… Je ne mourrai pas de faim. On m’a pris mon pain ; eh bien, que celui qui l’a pris le mange à ma santé et grand bien lui fasse !…

le démon crache de dépit.

Ah ! maudit paysan ! Il ne lui restait plus qu’à jurer, et il dit : « Grand bien lui fasse !… » Décidément on ne peut rien en tirer. (Le paysan se couche sur le sol, fait un signe de croix, bâille et s’endort.)

le démon, sortant de derrière le buisson.

Voilà ! et le patron dit toujours : « Tu m’envoies, en enfer, très peu de paysans. Chaque jour, il m’arrive une foule de marchands, de seigneurs, des gens de toutes conditions, mais des paysans, presque pas. » Il est bon, lui ! Je ne puis pas même les approcher, comment m’en ferais-je des amis ? Pouvait-on inventer quelque chose de plus rusé que de voler à celui-ci son dernier morceau de pain ? Eh bien, il n’a pas proféré le moindre juron. Je ne sais plus qu’imaginer. Je vais aller faire mon rapport au patron. (Il disparaît dans le sol.)


RIDEAU