Le Prédicateur ambulant, récit des temps héroïques de l’ouest américain/02

Le Prédicateur ambulant, récit des temps héroïques de l’ouest américain
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 5 (p. 789-835).
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LE
PRÉDICATEUR AMBULANT
RÉCIT DES TEMPS HÉROÏQUES DANS L’OUEST AMÉRICAIN.[1]


V. — LE SERMON DE KIKE.

Les méthodistes avaient décidément le dessus : le bal même était resté impuissant contre eux ; une communauté allait se former, on choisirait un point de réunion fixe. Hissawachee serait compris dans ce grand cercle qu’on appelle un circuit, la paix de la colonie était détruite. Lamsden plus que personne voyait des conséquences fâcheuses à leur établissement. Il avait eu le tort de commencer les hostilités ; le prédicateur l’avait défié ouvertement, Kike se joignait à l’église, et aucune demi-concession de sa part ne serait acceptée : il faudrait se rendre ou montrer une fois pour toutes aux intrus de quoi il était capable. Ce fut à la requête du capitaine que Morton, qui protestait contre la conversion de Kike en buvant et en jouant beaucoup plus que par le passé, prépara un charivari pour troubler le second sermon de Magruder. Celui-ci avait promis de revenir à Hissawachee le dimanche suivant. Il avait l’habitude de prêcher deux fois chaque jour de la semaine et trois fois chaque dimanche. Afin de remplir ce laborieux programme, il se mit en route au jour désigné bien avant le lever du soleil.

La règle veut que le prédicateur méthodiste se lève à quatre heures et passe l’heure suivante à lire et à méditer. L’aurore grise écartait donc faiblement les nuages lorsque Magruder arrêta sa monture au sommet d’une colline dominant la vallée d’Hissawachee, sur laquelle il promena le regard d’un général mesurant son champ de bataille. Puis il descendit, et demanda la victoire à genoux avec une ferveur tout apostolique. Quand il se remit en selle, le soleil d’hiver envoyait un premier rayon horizontal dans ses yeux. Il entonna le cantique : Lève-toi, soleil de justice, qui semblait composé pour la circonstance. À peine avait-il achevé la seconde strophe que, sur le sentier qu’il suivait à travers une épaisse forêt de hêtres et d’érables, deux hommes taillés en athlètes s’avancèrent à sa rencontre. Ces athlètes n’étaient autres que nos vieilles connaissances Bill Mac-Conkey et Jack Sniger.

— Gare ! cria Bill en saisissant la monture du prédicateur par la bride ; nous allons te rosser jusqu’à ce que tu aies promis de ne plus mettre le pied dans ce pays-ci.

— Je ne te promettrai rien.

— Eh bien ! tant pis pour toi !

— Vous êtes deux contre un. Me permettrez-vous du moins d’ôter mon habit ?

Sur leur réponse affirmative, il descendit tranquillement et attacha son cheval en adressant une prière mentale au Dieu de Samson. — Mes amis, dit-il ensuite, je ne vous veux pas de mal, je vous conseille par conséquent de me laisser en paix. En citoyen américain va où bon lui semble. Mon père était soldat de la révolution, et je compte défendre aussi mes droits.

Pour toute réponse, Sniger lança un blasphème que le prédicateur étouffa d’un coup de poing.

Magruder était de ces hommes trapus dont la force musculaire est sans bornes. Avant sa régénération, il avait été fameux comme boxeur. Le coup qu’il porta par surprise à Jack renversa ce dernier ; mais Bill prit avantage du mouvement et le frappa de son côté en plein visage. Malheureusement pour lui, Jack, qui avait éprouvé la solidité des poings de Magruder, fut assez lent à se relever, le prédicateur put donc décocher à son second adversaire ce qu’il appelait une vigoureuse polémique sur le nez, puis, se tournant contre l’autre comme un taureau furieux, il lui enfonça deux côtes sans préambule. Cependant Bill l’attaquait par derrière, le terrassait et tombait de tout son poids sur lui à la mode de l’ouest. Rien ne pouvait sauver Magruder qu’un prodige de vigueur. Il réussit à se redresser, puis repoussa, en jouant habilement des jambes, Bill toujours cramponné à son dos et le piétina de la belle manière. À cette vue, Jack Sniger jugea prudent de disparaître dans les buissons malgré les cris de Bill, qui s’était relevé et qui l’appelait tout en reculant. — Frappe par derrière, camarade ! frappe par derrière ! — Saisi de panique, Jack se figurait que le prédicateur devait avoir autant de bras derrière et devant qu’une divinité hindoue : Bill, se voyant abandonné, grogna entre ses dents : — Merci ! je ne m’en charge pas tout seul ; il a le diable au corps ! — et battit en retraite sans plus tarder.

Vers neuf heures, ce même dimanche, Brady raconta l’aventure aux Goodwin, chez lesquels il était alors en pension, l’usage exigeant que le maître d’école fût hébergé tantôt par l’un, tantôt par l’autre. — Magruder devait s’en tirer, dit-il, grâce au sang irlandais qu’il a dans les veines. Jack a deux côtes fracassées et le nez de Bill vous ferait rire ; mais le plus vexé est encore le capitaine. Il avait, dit-on, un intérêt particulier dans l’affaire !

Morton frémit de dégoût. — C’est une infamie ! s’écria-t-il, deux hommes contre un seul, contre un prêtre ! Les lâches ! Je voudrais qu’il les eût assommés !

— Et ton futur beau-père aussi par-dessus le marché, n’est-ce pas ? Mais que penses-tu de Kike ? Le prédicateur ne peut plus remuer la mâchoire par suite d’un coup qu’il a reçu, et Kike va exhorter le peuple à sa place. J’ai toujours dit qu’il était de ces enragés auxquels l’esprit de prophétie peut venir aussi bien qu’un autre mal. Les gens d’un bon naturel, comme moi par exemple, ne sont jamais affligés de rien de pareil ; mais lui, il faut qu’il soit ange ou diable. — Morton l’avait déjà quitté pour courir déclarer aux complices qui devaient l’aider dans le charivari qu’il ne se souciait pas de descendre au niveau d’un Bill Mac-Conkey ou d’un Jack Sniger, et que le premier qui troublerait le prêche aurait affaire à lui. Il en voulait cependant à Kike de prêter au ridicule.

Depuis le soir de sa conversion, Kike avait fait preuve de grande éloquence dans les prières publiques. À cette époque, un jeune homme ne pouvait montrer du zèle et de l’intelligence sans que ses frères le jugeassent propre à enseigner l’Évangile, et le rôle pénible de prédicateur avait ses compensations dans le respect profond qui l’entourait ; prêcher, c’était être canonisé tout vivant. On persuadait au premier venu que des mouvemens prophétiques le poussaient vers le ministère. Pour ce qui concernait Kike, l’opinion ne se trompait pas ; Kike avait le tempérament d’un prophète. Quelques bouquins de littérature méthodiste et l’enseignement des anciens lui avaient déjà révélé qu’il devait se tenir prêt à tout déposer sur l’autel, et les ordres formels du Christ d’abandonner biens et famille pour le suivre retentissaient violemment dans son cœur. L’égoïsme et la paresse sont de grands antidotes contre le fanatisme, Kike n’avait pas cette ressource : il n’était qu’ambitieux, ardent et obstiné ; la vie religieuse offrait aux qualités de sa nature une issue magnifique.

Quand le frère Magruder sortit défiguré de sa lutte contre les satellites du capitaine Lumsden, il fit demander Kike. — Frère, lui dit-il, es-tu prêt à te sacrifier pour le Christ ?

— Je l’espère, répondit le jeune garçon.

— Eh bien ! tu vois que le diable conspire aujourd’hui contre lui. À peine puis-je ouvrir la bouche. Veux-tu me remplacer ?

Kike frissonna. Il s’était souvent déjà représenté son premier sermon en présence d’un auditoire étranger et avait même choisi son texte ; mais prendre la parole devant ses camarades, devant sa mère, devant Brady, devant Morton surtout, lui semblait impossible. — Me croyez-vous capable de prêcher ? demanda-t-il éperdu.

— Aucun de nous n’en est capable ; n’importe, il y aura là deux ou trois cents malheureux affamés du pain de vie dont le maître t’a fait la grâce de te nourrir. Prends ta Bible, va-t’en dans les bois et prie ; tu trouveras le chemin.

Kike obéit, et se calma un peu en pensant que l’inspiration viendrait sans qu’il s’en mêlât ; mais, lorsqu’après une longue méditation dans la forêt il rentra chez Wheeler, le spectacle qui frappa ses yeux lui fit de nouveau perdre la tête. Toute la colonie et un grand nombre d’étrangers étaient accourus. La maison, la cour, regorgeaient ; une foule compacte bordait la clôture. Le malheureux fit un détour et se glissa par une porte de derrière comme un criminel. Ce trouble, que tous les acteurs ont éprouvé à leurs débuts, cette crainte de la présence humaine ne peut être surmontée par aucun effort de volonté. Kike gagna en trébuchant la chaise qu’on avait placée sur le seuil afin qu’il pût être entendu du dehors, tandis que Magruder, horriblement défiguré, s’asseyait sur le banc de bois devant la porte. Les chants assourdissans de la congrégation permirent au jeune homme de reprendre haleine, il prononça convenablement la prière en fermant les yeux, puis d’une voix tremblante lut ce texte assez ingénieux qu’il avait griffonné sur un feuillet de la Bible : « Il se trouvait là un enfant qui avait cinq pains d’orge et deux petits poissons ; mais qu’était-ce que cela pour tant de monde ? »

Magruder fit une signe d’approbation et répliqua aussi haut que le permettait sa bouche enflée : — Que Dieu multiplie les pains ! qu’ils soient bénis et rompus pour la multitude !

— Amen, répondit un ancien, et que Dieu aide l’enfant.

L’infortuné Kike était déjà retombé dans une sorte de vertige ; ses pensées flottaient décousues, incohérentes. Tournant le dos au public du dehors, il parla rapidement à quelques vieux frères, qui se mirent à prier la tête dans leurs mains. Ce grognement lugubre et sourd ne servit qu’à étourdir et à décourager le novice. Il essaya de poser les divisions du sermon qu’il avait préparé dans la forêt ; mais sa langue se desséchait, il ne distinguait plus rien : un océan de têtes roulait devant lui. Magruder s’était levé, résolu à parler en dépit de sa mâchoire luxée. Les philistins cependant riaient de la défaite évidente de Kike. Ce rire moqueur le réveilla. Les gens tenaces commencent à triompher au point où succombent les autres. Il renonça brusquement aux allures de prédicateur. — Vous voyez que je ne peux pas, dit-il d’un ton bourru. Quand David sortit pour se battre, il eut le bon sens de ne point endosser l’armure de Saül ; moi, j’ai été assez sot pour essayer de porter celle du frère Magruder. Je ne sais pas prêcher ; mais, avant de me rasseoir, je veux vous dire ce que Jésus-Christ a fait pour un pauvre égaré comme moi. — Et Kike raconta sa propre expérience avec une énergique sincérité. Avouer ses fautes, c’était dénoncer celles de tous les autres. D’une voix frémissante, il avoua ses projets de vengeance et comment Dieu en avait fait justice. Il parlait simplement, sans aucune frayeur, son pâle visage éclairé d’une flamme extatique. Il eût tenu tête à l’univers entier, il frappait de grands coups rapides à droite, à gauche, et la foule impressionnable était remuée par des commotions électriques tandis qu’il lui reprochait ses péchés en homme qui les connaît à fond pour les avoir lui-même commis.

Tout à coup une sorte de mugissement retentit derrière la barrière, puis les cris perçans d’un être épouvanté qui croit voir l’abîme de perdition sans fin s’entr’ouvrir sous ses pas. Magruder fendit la foule pour secourir cette âme en peine, et reconnut, dans un géant abattu la face contre terre, le pire de ses antagonistes du matin, Bill Mac-Conkey ! Bill avait caché d’abord son nez meurtri derrière un arbre ; mais, fasciné par la parole du jeune apôtre, il s’était avancé peu à peu pour tomber tout à coup sous le poids d’une insurmontable terreur. L’explosion des remords de Bill Mac-Conkey fut comme de l’huile sur le feu. Kike courait de l’un à l’autre, exhortant chacun en particulier. Brady dut quitter la place pour échapper à l’humiliation d’être publiquement morigéné par son élève ; la mère de Kike fondit en larmes lorsque son fils lui eut prouvé qu’elle était une grande pécheresse. Enfin Kike s’approcha de son oncle, car le capitaine était venu pour jouir du charivari comploté avec Morton. Des émotions contraires d’alarme à la pensée du jugement de Dieu et de rage contre l’impudence du petit Kike le rendirent muet d’abord ; il fit un pas pour rejoindre son cheval ; mais soudain les contorsions singulières[2] semblables à la danse de Saint-Guy, auxquelles ces rassemblemens religieux donnaient lieu quelquefois, s’emparèrent de lui avec violence, la colère aidant. Sans doute, cette maladie n’était jamais que le résultat de l’excitation des nerfs ; mais le peuple lui prêtait une cause surnaturelle. Lumsden s’enfuit en grimaçant, en sautant malgré lui et en maudissant les méthodistes plus que jamais.

Il serait difficile d’analyser ce qui se passa dans l’âme de Morton lorsque Kike l’eut interpellé à son tour. En vain se disait-il qu’on n’a pas besoin d’être méthodiste pour être honnête homme ; il sentait que Kike valait mieux que lui. La crainte de se compromettre aux yeux de Patty lui fit cependant quitter le meeting. Il poussa son cheval au hasard sans savoir où il irait. La nuit le trouva devant le City-Hotel, au village de Jonesville, et il ne fut pas fâché de renouer là connaissance avec M. Burchard, le candidat à la place de shérif, qu’il avait naguère rencontré chez Wilkins. Celui-ci commença par parler politique, puis proposa une partie de cartes, dont le résultat fut de faire passer tous les fonds du pauvre Morton dans les poches de son adversaire. L’effet des revivals est parfois d’envoyer les gens au diable par un brusque revirement ; toutes les passions soulevées chez Morton par le sermon de Kike se concentraient dans celle du jeu. Après avoir perdu son fusil, il perdit la montre de son grand-père, un bijou de prix que Burchard parut examiner avec intérêt, puis son couteau, son chapeau, son habit ; il eût joué ses bottes, si M. Burchard, qui, nous le savons, faisait peu de cas des chaussures, ne les eût refusées. L’espoir de prendre sa revanche et une sorte de folie qui s’était emparée de lui le décidèrent à offrir Dolly en gage de cent dollars, ce qui fut accepté. Quand le dernier dollar lui eût échappé comme le reste, il se renversa sur sa chaise. — Je suis plumé, dit-il enfin ; si vous vouliez bien me prêter le fusil que vous avez gagné pour tirer un dernier coup, nous verrions ce qu’il peut y avoir de cervelle dans ma misérable tête.

— Allons donc ! s’écria Burchard, qui ne manquait pas d’une certaine générosité, la chance est contre vous, j’en conviens, mais vous vous rattraperez à la prochaine occasion. Voici vos habits, et je paierai votre note d’auberge. Rappelez-vous toutes les bonnes raisons que vous avez pour vivre. Qui sait si vous ne briseriez pas le cœur d’une jolie fille en vous faisant sauter le crâne ? — Ces derniers mots furent comme une morsure au cœur de Morton. — Du reste, poursuivit Burchard, qui paraissait décidé à l’empêcher de se tuer, vous aviez déjà l’air très excité en arrivant. Je parie que vous êtes dans l’embarras. En ce cas, je peux vous mettre sur la piste d’une bande de braves gars qui ont passé par là, eux aussi, et qui s’entr’aident. Personnellement je n’ai rien à faire avec eux, cela va sans dire, mais ils ne demanderont pas mieux que de mettre la main sur un gaillard de votre sorte qui tire juste et n’a peur de rien.

Morton était arrivé au point où le brigandage peut prendre à nos yeux une sorte de prestige sinistre, mais la tentation ne dura qu’un instant. — Non, répondit-il, j’aime encore mieux me tuer que d’en tuer d’autres.

— Qui vous parle de cela ? dit Burchard affectant de rire, je voulais seulement détourner votre esprit d’une sottise, et maintenant, monsieur,… comment vous appelez-vous ?..

— Goodwin, Morton Goodwin.

— Morton Goodwin ? répéta Burchard en fixant sur lui son regard scrutateur. — Ils restèrent une minute debout l’un auprès de l’autre, silencieux, au clair de la lune. Enfin Burchard reprit d’une voix altérée : — J’ai eu autrefois un compère du nom de Louis Goodwin,… enragé s’il en fût, mais bon garçon… Il a péri dans une rixe à Pittsburg.

— Hélas ! c’était mon frère, dit Morton.

— Votre frère ! vous vous moquez de moi !.. Son père avait un nom de patriarche, Abraham, Moïse…

— Job, interrompit Morton.

— En effet ! Les vieux parens ont dû avoir du chagrin de toutes les diableries de Louis ; mais ils n’en sont pas morts pourtant ?

— Non.

— Ils vivent tous les deux ?., et vous voulez les tuer par votre suicide ?.. Vous ne pensez donc pas à votre mère, malheureux ?

— Taisez-vous, dit Morton en fermant le poing avec fureur, car une vision de ce que souffrirait sa mère était passée soudain devant ses yeux.

— Tout beau, camarade ! Je vais vous rendre votre cheval et votre fusil contre un billet. Dans six mois, ils devront rentrer dans mes mains avec cent vingt-cinq dollars. C’est tout ce que je peux faire en mémoire de mon vieux Louis Goodwin, qui m’a souvent rendu service.

Morton le remercia, signa le billet et voulut essayer de dormir, mais à deux heures du matin il était à l’écurie et enfourchait Dolly, non pas pour rentrer au logis paternel, car ses pertes au jeu ne pouvaient manquer d’atteindre les oreilles du capitaine, déjà irrité qu’il lui eût manqué de parole pour le charivari, et puis Kike le persécuterait plus que jamais. Il tourna le dos à la colonie d’Hissawachee et essaya, comme tant d’autres l’ont fait, de se fuir lui-même.

Vers midi, Morton, qui avait suivi un sentier inconnu, s’arrêta devant une cabane que le bois de daim placé au-dessus de la porte faisait reconnaître pour un de ces lieux hospitaliers où le voyageur trouve une place sur le plancher pour y dormir, un peu de mauvaise nourriture et du whisky à discrétion. Il y avait une douzaine de chevaux attachés aux arbres environnans, et Goodwin laissa reposer le sien parmi eux, — L’auberge où il entra avait la mine d’un coupe-gorge. L’hôte vint le regarder sous le nez, les convives attablés se levèrent à son approche d’un air à la fois inquiet et menaçant. Ils portaient tous de grandes barbes noires en guise de masques, et l’idée vint à Goodwin qu’il était tombé dans le Trou de Brewer, auberge mal famée, l’un des repaires favoris de la bande de Micajah Harp, qui faisait grand bruit à cette époque. Un sourire effleura ses lèvres lorsqu’il réfléchit au désappointement du voleur qui viendrait fouiller ses poches. Sur ces entrefaites, l’un des hommes alla poser le pied sur l’appui de la fenêtre et tatoua de craie sa botte droite. Plusieurs autres l’imitèrent, et le maudit esprit d’aventure auquel obéissait volontiers Morton le poussa tout à coup à en faire autant.

— Veux-tu boire ? lui demanda aussitôt l’un des hommes.

Ils trinquèrent ensemble, puis celui qui avait déjà parlé lui dit à l’oreille : — Sac ou couteau ?

— Sac, répondit Morton avec indifférence, sentant bien que le seul moyen d’échapper à une position difficile était de suivre le courant. Quelques minutes plus tard, un sac, qui paraissait contenir plusieurs centaines de dollars, lui fut confié. On lui amena son cheval, et, sans parler davantage, il s’élança dans une direction opposée à celle qu’il avait prise le matin. Trois milles plus loin, il rencontra Burchard. — Vous ici ?.. s’écria-t-il. Comment êtes-vous venu ?

— Par le chemin de traverse, répondit l’autre, sans ajouter qu’il avait voyagé une partie de la nuit ; mais il y a beaucoup de craie sur votre botte, jeune homme.

— Oh ! je vais vous expliquer cela, dit Morton, enchanté de pouvoir conter à quelqu’un son étrange équipée. Gardez-vous bien de suivre le chemin où nous sommes, si vous tenez à conserver l’argent que vous m’avez gagné hier ! Je sors d’une caverne de voleurs. Ils ont marqué leurs bottes de craie devant moi, j’ai fait comme eux pour voir ce qui en sortirait, et voilà ce qui en est sorti, ajouta Morton, montrant son sac. Tout me porte à croire que le propriétaire légitime est enterré quelque part sans bière et sans épitaphe ; par conséquent vous me voyez disposé à m’acquitter envers vous sur l’heure et à garder le reste… C’est du bien trouvé en somme.

Burchard le regarda d’un air sombre. — Maître Goodwin, dit-il, vous perdrez votre tête à ce jeu-là ; on ne se moque pas ainsi de la bande. Peut-être vous poursuit-elle déjà. Si vous ne remettez pas l’argent au premier qui vous le réclamera, vous êtes mort. Trop heureux s’il ne tire pas sur vous avant de parler ! Moi, je continue ma route, j’ai besoin de causer avec le vieux Brewer, qui a une certaine influence politique. Bonsoir !

Morton n’avançait plus qu’avec une appréhension et un malaise faciles à comprendre. À deux milles de là, il vit debout, immobile. à l’endroit où deux chemins se rejoignaient, un personnage barbu, drapé dans une couverture, coiffé d’un bonnet de peau de loup et portant à la ceinturé couteaux et pistolets. Cet individu marcha lentement vers lui et tendit la main sans parler. On juge de l’empressement avec lequel il lui remit le sac et du galop que prit ensuite Dolly. La première émotion passée, Morton se demanda comment ce Burchard, candidat politique, pouvait être si bien au courant des mœurs d’une bande de brigands et en bons termes avec le propriétaire de leur quartier-général ; mais une préoccupation plus puissante ne tarda pas à chasser celle-ci. Il avait faim, sa bourse était vide, il se trouvait à plus de cinquante milles de la maison paternelle, et la neige commençait à tomber. Il résolut de passer la nuit dans une cabane voisine de la rivière. À son appel, un grand vieillard entre-bâilla la porte.

— Puis-je, lui demanda-t-il, me reposer ici jusqu’au matin ?

— Nous n’avons pas de place.

— Mais voyez dans quel état est ma jument !

— Il est certain que vous l’avez surmenée. Pauvre bête ! et une pouliche de prix encore. Elle est à vous ?

— Pas précisément, dit Morton d’un air triste en songeant au billet qu’il avait souscrit.

— Ah bah ! Je vous répète, étranger, que vous ne pouvez rester. Le mois dernier, j’ai eu le malheur de recevoir quelqu’un qui vous ressemblait et qui a filé avec mon meilleur cheval. Si jamais je le rencontre, il aura un trou dans le ventre. — Et le vieillard referma la porte avant qu’il eût pu répondre.

Morton, avec un gros soupir, tourna la tête vers la rivière. Il n’y avait pas de bac. Sur la rive opposée, on distinguait une route. Il remonta le courant autant qu’il put avant de mettre Dolly à la nage ; la pauvre bête faillit néanmoins être emportée par les eaux rapides ; mais avec un instinct admirable elle lutta et parvint à gagner le bord escarpé juste au-dessous de la route, qu’elle atteignit en rassemblant ce qui lui restait de forces. La neige s’épaississait lorsque la jument et son cavalier s’arrêtèrent devant une autre cabane isolée. Cette fois, une vieille femme lui permit de mettre Dolly à l’écurie. Malheureusement son fils se trouva être dans des dispositions moins hospitalières. — D’où venez-vous ? demanda-t-il.

— D’Hissawachee.

— Où allez-vous ?

— Je ne sais pas au juste.

— En vérité ?.. Ma foi, monsieur, le cheval est trop beau pour être monté par un vagabond qui ne sait où il va. Cherchez gîte ailleurs. Nous pourrions nous repentir de vous avoir reçu.

— Vous n’allez pas me chasser quand j’ai fait cinquante milles d’une traite ?

— Pourquoi diable avez-vous fait ces cinquante milles ? Pour votre santé, je suppose ? Je n’ai qu’un mot à vous dire, étranger : En route ! et vite !..

Morton, qui s’était déjà installé au coin du feu dans la cabane, ne sembla nullement disposé à obéir.

— M’entendez-vous ? par le diable ! répéta son hôte.

— Je vous entends, et n’ai qu’un mot à vous dire, moi aussi. Je ne m’en irai pas. Vous n’avez point le droit de mettre qui que ce soit à la porte du temps qu’il fait.

— Prenez garde, je cours chercher les régulateurs !

— Faites, dit Morton, tirant son escabeau plus près du feu.

Le jeune homme qui l’avait si grossièrement traité le regarda stupéfait, et, plus que jamais persuadé qu’un brigand seul pouvait se montrer aussi hardi, changea de ton quelque peu.

— Si vous croyez que je suis un de ceux de Micajah Harp, reprit Morton, s’amusant à l’intimider, pourquoi ne me recevez-vous pas mieux ? La bande pourra bien vous en punir. Je n’ai pas mangé depuis hier et je meurs de faim.

— Mère, dit le gars, donne-lui à souper ; il a pris la maison, et nous ne sommes pas les plus forts.

Enchanté du succès de sa ruse, Morton fit un bon repas et alla dormir sur le foin du grenier ; mais en ouvrant l’œil le lendemain matin, il lui sembla entendre un grand nombre de voix dans la salle au-dessous de lui. Il s’habilla et descendit aussitôt. Les régulateurs avertis prirent au collet le prétendu voleur de chevaux, et Morton se vit au milieu d’une foule indignée qui lui reprochait à grands cris toutes les déprédations de la bande de Micajah Harp. Sans qu’il parvînt à se justifier, on le conduisit plus bas sur la rivière dans une taverne où se rendaient les jugemens selon la loi de Lynch. La multitude tout entière composait le jury et hurlait la sentence. Le vieux colon qui lui avait fermé sa porte parla le premier. — J’ai vu tout de suite, déclara-t-il, que la jument ne pouvait appartenir à ce gaillard-là, et je lui ai posé quelques questions à seule fin de l’embarrasser. N’a-t-il pas été assez bête pour me répondre, quand j’ai demandé par exemple si ce bel animal était à lui : — Pas précisément ? — Je l’ai prié de filer.

— S’il vous a répondu cela, il a menti à l’un de nous, dit le jeune homme chez qui Morton avait passé la nuit, car il est venu m’affirmer à moi que la jument était la sienne. Il m’a répondu en revanche qu’il ne savait pas où il allait. Là-dessus, j’ai vu ce qui en était, et j’ai voulu le chasser ; mais il est resté de force. Oh ! sans ma mère, qui a pris peur, je lui faisais sauter la tête ! Il nous a menacés de sa bande, et il n’avait rien mangé depuis vingt-quatre heures. Aussi je ne vois pas que son affaire puisse être plus claire !

Morton se défendit de son mieux et pria qu’on fit prendre des renseignemens à Hissawachee, mais la foule supposa que ce n’était qu’une ruse pour gagner du temps et laisser à Micajah Harp le temps de venir à son secours. Rien ne prouve mieux la dignité du cheval que l’estime où il est tenu chez tous les barbares, qui considèrent le vol de ce noble animal comme un crime plus atroce que l’homicide. Le tribunal fut unanime dans son jugement. Les cris de « Pendez-le ! — Vite la corde ! » s’élevèrent à plusieurs reprises, mais sans être immédiatement suivis d’effet. Si la plupart désiraient le voir pendre, aucun n’était disposé à lui passer la corde au cou, et certaines appréhensions de vengeance arrêtaient le cours de cette justice improvisée : on se dit tout bas que mieux valait attendre la nuit ; à mesure que les heures s’écoulaient, quelqu’un insinua même que le parti le plus sage serait de remettre le malfaiteur aux mains de l’autorité. Pendant ces mortelles heures de grâce, la vie apparut bien belle et bien désirable au pauvre Morton, qui, la veille pourtant, était résolu d’en finir avec elle. Prêt à la perdre, il eût voulu la défendre à tout prix ; mais de quel côté se tourner pour obtenir du secours ?

Le hasard voulut qu’un cavalier à cheveux gris passât sur la route. Ce cavalier était déjà loin quand la pensée frappa le prisonnier que ce devait être M. Donaldson, ce vieux prêtre presbytérien aux sermons duquel le conduisait sa mère plus souvent qu’il ne l’eût désiré. — Rappelez-le, cria-t-il tout à coup. Ne se trouvera-t-il personne pour courir après lui ? Il me connaît. — Les chefs du mouvement haussèrent les épaules en échangeant des regards significatifs. — Si vous ne l’appelez pas, vous êtes des meurtriers ! répéta Goodwin au désespoir.

Le curé Donaldson s’en allait prêcher à Cincinnati, un gros village de deux mille âmes, et préparait chemin faisant un discours contre le fanatisme méthodiste et les fausses doctrines en général. — Holà ! l’étranger ! cria soudain une voix derrière lui. Holà ! le vieux, arrêtez, je vous dis ! — Quelqu’un s’était laissé attendrir par les supplications de Goodwin et interrompait de cette façon civile les méditations théologiques du digne ministre au moment même où, il triomphait par anticipation de ses adversaires.

— Mon Dieu ! qu’y a-t-il ? demanda M. Donaldson se tournant avec la mauvaise humeur d’un homme qu’on réveille en sursaut.

— Il y a là-bas un voleur de chevaux qu’on va pendre, qui dit qu’il vous connaît et qu’il veut vous parler.

— Un voleur de chevaux me connaître ? C’est impossible… Je suis très pressé. N’importe ! le malheureux a peut-être besoin que je prie avec lui, et il n’est jamais trop tard. — Là-dessus M. Donaldson, faisant volte-face, se dirigea vers la taverne en s’efforçant de détourner ses pensées de la polémique qui les absorbait pour trouver quelques mots convenables à la situation d’un criminel que l’on mène au supplice.

— Quoi ! c’est vous, Morton Goodwin ! Est-il croyable que vous soyez tombé si bas ! J’aurais cru que le sort de votre frère aurait été pour vous un avertissement. Quelle fatalité a pu vous amener à couvrir de honte les cheveux blancs ?.. — À ce point du discours de M. Donaldson, de féroces murmures recommencèrent à circuler dans la foule, qui croyait voir le témoin à décharge invoqué par le prisonnier se tourner contre lui et qui comptait sur la quasi-sanction du clergé pour justifier ses actes de violence.

— Arrêtez, monsieur Donaldson, dit Goodwin, s’apercevant de cette fâcheuse erreur. Vous aussi, vous méjugez trop vite. Ces gens-là vont me pendre sans autre preuve contre moi que la beauté de mon cheval. Dites-leur simplement à qui ce cheval appartient.

Le ministre, examinant Dolly, déclara qu’il avait vu le jeune homme monter cette même pouliche depuis près d’un an, et que, si on l’accusait de l’avoir volée, c’était à tort.

— Alors pourquoi n’a-t-il pu dire à qui la bête appartenait ni où il allait ? demanda le vieux colon, qui s’acharnait contre Goodwin plus que les autres.

— Je ne sais. Au fait, pourquoi êtes-vous ici, mon jeune ami ?

Morton raconta naïvement tout ce qui s’était passé depuis le dimanche soir, et en fut quitte pour une semonce du ministre qui fit ressortir l’horreur de manquer du même coup à deux commandemens en jouant et en fréquentant les cabarets le jour du Seigneur.

— Moi, je suis bien aise d’être débarrassé d’une vilaine besogne, dit l’un des juges, tandis que les autres déliaient les bras de Morton. — Le propriétaire de l’établissement avait pris soin de Dolly, espérant que quelque accident la laisserait en sa possession, et le colon riverain s’était emparé du fusil pour se payer de sa peine ; jument et fusil furent restitués avec répugnance, puis la populace se dispersa. Quant à Morton, il ne tarda pas à découvrir un gué plus praticable que celui de la veille et retourna chez son père, comme il l’avait promis à M. Donaldson. Le chemin qu’à cet effet on lui indiqua était direct. Après vingt milles de marche il passa de la solitude dans certaine colonie où était annoncé pour le soir un meeting méthodiste, et sa destinée voulut qu’il entrât tout d’abord dans la maison même où prêchait le fameux Valentin Cook, qui était attendu par les fidèles des défrichemens de l’ouest dans ses tournées apostoliques comme le fut jadis Paul par les premiers chrétiens des églises du Levant. Tout plein déjà des exhortations passionnées de Kike, qui n’avaient cessé de le poursuivre pendant les heures où il s’était préparé au supplice, Goodwin crut sentir qu’une puissance surnaturelle le terrassait. Souvent sa mère l’avait exalté autrefois en lui contant des histoires de chevalerie ; il avait envié ces paladins qui se battaient au nom de Dieu, de leur dame et de tous les persécutés ; la plus vive et la plus généreuse impression de son enfance fut réveillée en lui à la voix entraînante du vieux saint, qui passait pour prédire l’avenir et guérir les malades. Sa conversion n’eut rien d’éclatant ni de visiblement miraculeux comme celle de Kike, elle s’opéra sans bruit, sans pleurs, sans convulsions, mais le lendemain ce fut un héros qui enfourcha Dolly ; il avait frôlé le crime de trop près, ses récentes faiblesses l’avaient fait rentrer en lui-même ; il voulait faire passer désormais le devoir avant tous les amours, toutes les ambitions terrestres, il eût rougi d’employer la vie qu’il avait été sur le point de perdre à aucun but égoïste ; lui aussi souffrirait, périrait pour la bonne cause ; il serait un juste, un chevalier plus grand peut-être que ceux dont il avait rêvé la gloire, et c’était vers son premier champ de bataille que l’emportait Dolly.


VI. — LE RETOUR DE L’ENFANT PRODIGUE.

Mme Goodwin, pâle et triste, rêvait le cœur serré dans le crépuscule d’hiver, tandis qu’au coin du feu son mari gémissait plus encore que de coutume. La rumeur des pertes essuyées au jeu par Morton était parvenue rapidement à Hissawachee avec quelques détails supplémentaires : il avait échappé, disait-on, par la fuite au paiement de ses dettes, il avait enlevé le cheval et le fusil qu’un autre venait de lui gagner. Quant à cela, sa mère refusait d’y croire, et Mme Wheeler, qui s’efforçait de la consoler, partageait cette opinion. Soudain on frappa à la porte. Depuis le dimanche précédent, la pauvre mère tressaillait et changeait de couleur au moindre bruit de pas. — Entrez, dit-elle faiblement. — Ce n’était que Brady, le maître d’école, qui voulait essayer, lui aussi, de la réconforter un peu. Elle l’écoutait avec une patience douloureuse, lorsque le petit Henry entra dans la chambre à son tour, ou plutôt s’y précipita hors d’haleine. — Qu’y a-t-il encore ? Les Indiens peut-être ? demanda M. Goodwin se dressant péniblement sur ses pieds.

— Parle donc ! s’écria Brady.

— Mort’ met Dolly à l’écurie, balbutia l’enfant d’une voix entrecoupée.

Mme Wheeler, personne éminemment discrète, s’était aussitôt glissée hors de la maison ; mais Brady, en sa qualité de gazette, ne pouvait laisser échapper le moindre événement. Il attendit… Il vit Morton s’élancer presque aussitôt vers sa mère, qui fit ce que toutes les mères ont fait pour leurs enfans prodigues depuis le création du monde, elle lui ouvrit ses bras. Le père, persuadé qu’il avait été assassiné dans les bois, le regardait d’un air stupide en essayant de s’expliquer l’apparition de ce fantôme. Brady se vantait d’avoir prédit que son absence ne durerait pas plus de trois jours : un jour pour faire des folies, un jour pour le désespoir, un jour pour le repentir, et puis la réconciliation. La présence d’un étranger empêcha que cette réconciliation ne fût trop pathétique. Morton ayant dit, afin d’éluder des confessions plus délicates, les dangers qu’il avait courus, le maître d’école voulut lui-même placer une histoire merveilleuse en attendant qu’il allât colporter partout celle de l’enfant prodigue. — Et sais-tu ce qui est arrivé à Kike ? demanda-t-il.

— Rien de mauvais, j’espère ? fit Morton.

— Juges-en. Tu sais combien Kike aspirait autrefois à loger une balle dans la tête du capitaine ? Eh bien ! pas plus tard qu’hier le capitaine rencontre son neveu sur la route, et lui fait une scène à propos de tout ce qu’il avait osé lui dire dimanche dernier au meeting. Bon ! que fait Kike ? il recommence. Le capitaine l’interrompt par un soufflet. Je m’attendais à voir le petit lui répondre comme Magruder l’a fait à Bill, pas du tout !.. Il devient très rouge, puis encore plus pâle, et tend son autre joue. C’est pratiquer l’Évangile à la lettre… Tu penses que son oncle l’a traité d’hypocrite en jurant comme un païen. Depuis, il a le tremblement plus que jamais.

— Je me demande comment Kike a pu endurer cela, dit Morton pensif.

— Oh ! sans doute tu n’aurais pas agi de même ; tu n’es pas converti au méthodisme, toi ! Mais il faut que je m’en aille. Je loge pour le moment chez le capitaine.

Le capitaine Lumsden fut donc le premier à savoir ce soir-là que Morton était revenu, et l’histoire de la dette de jeu fut placée sous son véritable jour en présence de Patty, qui se félicita de n’avoir point douté de son amant. Le capitaine, cela va sans dire, n’avait pas manqué de lui rapporter toutes les calomnies débitées contre Morton ; il avait raconté les prétendues escroqueries du jeune homme à table devant toute la famille et tous les gens de journée ; mais l’effet de ses révélations avait été différent de celui qu’il attendait. Patty, loin d’accuser Morton, s’était bornée à le plaindre, en se promettant de ne pas l’abandonner. Sans doute il avait eu tort de jouer, mais c’était là peut-être le vice dont un gentleman devait le moins rougir. Sa mère ne lui avait-elle pas répété souvent qu’elle serait héritière d’une importante plantation sans la fureur de son aïeul pour les cartes ? L’amour pardonne tous les crimes, sauf les crimes contre l’amour.

Cependant Morton, qui s’était confessé à sa mère, et qui, en dépit des scrupules de la sainte femme, avait réussi à lui prouver que le seul moyen pour lui d’échapper aux entraînemens de son âge était de devenir méthodiste, Morton songeait avec angoisse qu’il serait beaucoup plus difficile de convaincre Patty. Quand il entra le lendemain matin dans la salle où celle-ci se trouvait seule devant son métier, il était si rouge et si confus que la jeune fille résolut de ne pas demander, de ne pas accepter d’explication ; elle lui tendit la main, souriante, en disant sa joie de le revoir, et essaya de parler pour parler, — le silence eût été si embarrassant ! — Elle ne se doutait guère que toutes ces avances gracieuses auxquelles il ne s’était point attendu embarrassaient le pauvre diable mille fois plus que le silence même. Il eût presque préféré des reproches ; tant de bonté paralysait ses forces. Le néophyte prêt à confesser sa foi dans les tourmens n’était plus qu’un amoureux ; il temporisait, il la laissait diriger à sa guise la conversation, espérant toujours qu’elle ferait allusion à ses torts, ce qui lui eût permis d’expliquer comment il les avait réparés ; mais on eût dit qu’elle les ignorait. En revanche, elle se montra sans pitié dans ses plaisanteries sur le pauvre Jack Sniger, qui s’était joint à la congrégation de Magruder le dimanche et grisé le mardi. — Voilà bien les fruits de cet absurde méthodisme ! ajouta-t-elle.

Ce n’était pas ouvrir la porte à un aveu ; sans répondre, Morton l’écouta tourner en ridicule les extases, les spasmes, les prières à hauts cris des méthodistes. Il se reprochait sa lâcheté, mais se sentait devenir plus lâche de minute en minute. — Patty, balbutia-t-il enfin, — parler de ses dettes de jeu était décidément moins difficile, — Patty, vous a-t-on dit quelle conduite honteuse j’avais menée ?

— J’ai appris que vous aviez franchi en effet un très mauvais pas ; c’est une leçon pour l’avenir ; vous ne l’oublierez jamais, j’en suis sûre, et avec tous vos défauts vous valez mieux que moi.

— Oh, Patty ! si vous saviez tout…

— Mais je ne veux rien savoir… Mes idées ne sont pas celles de tout le monde. J’aime mieux épouser un mauvais sujet par exemple qu’un méthodiste endurci comme mon cousin Kike.

— Cependant…

— Pas un mot de plus, Morton. Il m’importe que vous sachiez quelle confiance j’ai en vous malgré tout ce qu’on peut dire.

Combien délicieuse au cœur est la confiance de celle qu’on aime quand ailleurs il n’y a que censure et soupçon ! Comment le pauvre Morton ne se serait-il pas reposé sous ce rayon de soleil qui le caressait après tant d’orages ? Ce ne fut qu’au moment de quitter Patty qu’il sentit que comme Pierre il avait renié son maître. — Écoutez-moi, je vous en prie, dit-il, je n’agis pas honnêtement avec vous. Il me serait dur, vous le savez, n’est-ce pas ? de renoncer à votre amour, mais j’ai si peur que vous ne me repoussiez lorsque je vous aurai dit…

Les larmes qui brillaient dans ses yeux touchèrent Patty plus que tout le reste. Sans répondre elle lui offrit son joli visage pour un baiser que Morton, frémissant des émotions les plus contraires, lui donna pour la première fois, puis elle s’enfuit.

— Eh bien ! se disait Morton, je le lui écrirai, ou elle l’apprendra par d’autres… — Le souvenir de ce baiser l’électrisait ; c’était à lui qu’il fallait tout sacrifier ; mais soudain sur le chemin de sa demeure une sorte d’épouvante le frappa, il lui parut être un nouveau Judas ; il n’avait pas seulement renié son maître, il l’avait trahi et par un baiser !

Patty était occupée à carder de la laine au milieu de toute sa famille quand Morton, à sa grande surprise, rentra précipitamment dans la maison. — Patty, lui dit-il sans perdre une seconde, tant il avait peur de retomber dans les pièges du diable, — Patty, la grande confession que j’avais à vous faire est celle-ci : je me suis joint à l’église méthodiste !..

La jeune fille se dressa de toute sa hauteur. C’était donc ainsi que sa clémence était récompensée ! Son père était là ricanant comme Méphistophélès ; il s’agissait non-seulement de se venger d’une pareille indignité, mais de montrer le pouvoir qu’une femme de sa sorte pouvait exercer. Tout dans l’éducation de Patty avait tendu à développer un orgueil qui jusque-là, il faut le reconnaître, avait été sa sauvegarde en l’isolant des vulgarités qui l’entouraient ; mais cette fois l’orgueil lui fut fatal.

— Si vous êtes méthodiste, dit-elle avec un calme plus terrible que la colère, je ne vous reverrai de ma vie.

— Par pitié ! murmura Morton tendant vers elle ses mains suppliantes, par pitié ne dites pas cela ! — Son désespoir redoubla l’assurance de Patty au lieu de l’ébranler ; un effort de plus, pensait-elle, et il resterait là enchaîné à ses pieds.

— Jamais, répéta-t-elle, son pâle visage pétrifié, pour ainsi dire, et ses yeux noirs pleins de flamme.

Morton trébucha comme quelqu’un qui va tomber, puis il releva la tête à son tour, et avec une inflexibilité toute virile : — Puisque vous me forcez à choisir, dit-il, je ne trahirai pas ma foi, même pour vous ; mais, ajouta-t-il d’une voix brisée en se détournant, que Dieu vienne à mon secours !


VII. — LA CONFÉRENCE DU PLATEAU DES NOYERS.

Plus de deux années se sont écoulées depuis que Morton a fait son grand sacrifice. Nous le retrouvons se dirigeant à cheval vers l’église du Plateau des Noyers, en habit de prédicateur méthodiste. Il a bonne mine malgré les fatigues d’une rude tournée dans les montagnes du Kentucky oriental et les périls d’une autre mission dans les champs de roseaux pestilentiels du Tennessee de l’ouest. Morton Goodwin s’est mis à prêcher presque aussitôt après sa conversion. Assez ignorant de la théologie, il porte dans son sac les œuvres des deux Wesley et sa bible ; les anciens le conseillent au besoin, son tact naturel le guide, et il s’en tire de manière à faire supposer qu’il ira loin. Du reste, sincère avant tout comme par le passé, il reconnaît que son cœur est trop disposé encore à regarder en arrière, et toujours en arrière lui apparaît Patty souriante à son rouet. Il retrouve cette image dans la solitude des forêts, quoiqu’il s’efforce de la chasser par des cantiques, et lorsqu’il a deux fois rendu visite à ses parens, s’est fait violence pour ne point passer devant la maison du capitaine. — N’allez pas croire qu’il soit malheureux cependant : sa besogne lui est chère, la rencontre éventuelle des Indiens, des brigands, des alligators, satisfait les aspirations de sa première jeunesse, et il compte de nombreux amis ; l’empressement de tous les autres autour de lui lorsqu’il atteint le Plateau des Noyers en fait foi. On se rassemble pour la conférence après une année de séparation, on échange des récits, des plaisanteries amicales. Tandis que Morton répond en riant à un collègue qui le félicite de n’être pas encore dévoré, son regard rencontre celui d’un autre frère qui se tient à l’écart. C’est un jeune homme aux traits solennels et blêmes décharnés par la fièvre ; il porte par-dessus ses vêtemens une couverture percée de deux trous pour les bras. — Que Dieu te bénisse, mon cher vieux Kike, dit Morton en écartant tous les autres pour courir à lui. Tu as l’air malade.

Kike sourit faiblement, tandis que son ami passe un bras autour de ses épaules et le regarde dans les yeux.

— Malade en effet, mais encore debout.

— Parbleu ! et tu te remettras vite ; où demeures-tu ?

— Là-bas. — Kike indique du doigt les tentes d’un camp que l’on entrevoit à travers les arbres. Les gens des environs, ne pouvant, abriter la conférence chez eux, se sont décidés à entretenir ce camp.

Morton secoue la tête. — Ta fièvre est mal soignée, dit-il. Laisse-moi te trouver un autre gîte.

Ce n’était pas facile. Les rares méthodistes du pays avaient déjà des hôtes choisis parmi les plus vieux ou les plus infirmes, Morton s’adressa au seul médecin qu’il y eût en ces parages, M. Morgan, un ancien ministre presbytérien qui pour cause de santé avait quitté le ministère, et le pria de l’accompagner au camp.

Dans la tente voisine de celle de Kike, on faisait la prière à la mode des méthodistes de ce temps-là, qui se croyaient obligés de témoigner de leurs luttes intérieures par des gémissemens, des amen et des alléluia à rendre sourd. Le docteur en fut tout consterné. — On ne peut imaginer de logement plus détestable pour un malade, dit-il.

— Je le sais, répliqua Morton, et j’ai fait de mon mieux pour en trouver un autre. Voyez comme la toile de sa tente est mince.

— Et ces bois sont très insalubres. Tout est mauvais dans vos camps. Le bruit seul suffirait à rendre fou.

Morton trouva que ce presbytérien avait des préjugés, mais n’osa les combattre, d’autant que le pauvre Kike, couché sur une mauvaise paillasse, serrait sa tête entre ses mains de manière à leur donner raison.

— Pourrez-vous, monsieur, vous tenir sur mon cheval ? dit M. Morgan en soulevant le malade.

Kike essaya, mais le frisson qui faisait claquer ses dents l’empêchait même de rester assis ; alors Morton alla chercher Dolly, lui confia son ami et se mit en croupe pour le soutenir.

— Où irons-nous, docteur ? demanda-t-il.

— Chez moi naturellement.

Durant tout le trajet, Kike ne se réveilla un peu que pour dire : — C’est toujours la même belle Dolly, mon vieux Mort’.

— Un peu plus calme ; nos promenades lui ont donné la gravité qui convient au ministère.

Il faudrait avoir grelotté, comme lui, sous les peaux d’ours, sur les feuilles mortes, sur la plume grouillante d’insectes des cabanes forestières, pour comprendre ce que Kike éprouva lorsqu’on retendit dans un lit bien blanc ; un pareil lit et la société de Morton, c’était comme un avant-goût du ciel ; le pauvre corps qu’un effort sublime avait tenu debout si longtemps céda enfin au mal qui le consumait. Maintenant il pouvait se donner le luxe d’être malade : les accès prirent le caractère défini de la fièvre bilieuse ; on connaissait du moins l’ennemi qu’on avait à combattre.

Morton passait presque tout le temps auprès de lui, ne le quittant que pour la conférence, à laquelle Kike manquait seul.

Aucun des prédicateurs ne sait d’avance où il sera envoyé ; aussi, malgré toute l’abnégation possible, la plupart étaient-ils fort anxieux à mesure qu’approchait le jour de leur nomination, Morton plus que tous les autres. Peu lui importait pour sa part d’être envoyé de nouveau dans les montagnes ou dans les marais, mais le sort de Kike l’inquiétait profondément. Quel poste l’évêque assignerait-il au malade ? S’il ne lui en donnait aucun, ce serait le tuer, car Kike répétait toujours qu’il cesserait à la fois de travailler et de vivre.

Les frères étaient tous réunis pour recevoir les ordres supérieurs qui devaient envoyer à la mort un certain nombre d’entre eux. Secrètement émus et incertains s’ils se reverraient jamais, ils se serraient la main tout en chantant une hymne martiale du ton de soldats prêts à porter haut et ferme leur drapeau ; puis l’évêque, un vieillard défaillant d’âge, prononça ce bref discours : « Quand l’amirauté britannique voulut trouver un homme capable de prendre Québec, elle s’adressa d’abord au doyen parmi les généraux. Il répondit : — C’est une entreprise difficile. — On le mit de côté. L’un après l’autre les généraux répondirent d’une façon plus ou moins évasive jusqu’à ce que le plus jeune, — c’était le général Wolfe, — dit enfin : «Je prendrai Québec ou je mourrai. » Le vénérable évêque, s’arrêtant, regarda autour de lui et continua avec émotion : « Il fit l’un et l’autre. — Nous vous envoyons de même conquérir le pays qui vous est réservé. Nous avons besoin d’hommes prêts à vaincre et à mourir. Quelques-uns de vous, chers frères, feront les deux. Si vous succombez, que ce soit en prédicateurs méthodistes, à votre poste, en face de l’ennemi et un hourra de triomphe sur les lèvres. »

L’effet de ce simple discours fut indescriptible. — Les cris de Dieu le veuille ! et d’Alléluia ! éclatèrent de toutes parts dans la vieille cabane qui servait d’église. Chacun ambitionnait maintenant le poste le plus pénible.

L’évêque commença la lecture de la liste. Quand il fut à la moitié environ, Morton Goodwin ne put réprimer un tressaillement ; il avait entendu son nom accouplé à celui du circuit de Jenkinsville. Jenkinsville était situé dans une partie de l’Ohio où l’on ne pouvait envoyer qu’un homme solide et d’une bravoure à toute épreuve. Les rôdeurs de ce circuit étaient pires que les alligators mississipiens ; mais aucune difficulté ne déplaisait à Morton. Il attendit le nom de Kike ; ce fut le dernier prononcé. L’évêque, n’osant pas lui imposer le fardeau d’un circuit, l’envoyait comme second dans les solitudes du Michigan.

Une bénédiction termina la cérémonie, et les frères qui abandonnaient leurs foyers, leurs père et mère, leurs femmes et leurs enfans pour le royaume de Dieu, allèrent l’un après l’autre échanger un adieu fraternel avec Kike, puis chacun partit de son côté.


VIII. — CONVALESCENCE.

La convalescence de Kike fut le temps le plus heureux de sa vie. Il pouvait à peine marcher ; il restait du matin au soir auprès de la fenêtre ouverte, absorbant le soleil et l’air pur ; il avait oublié toute responsabilité, perdu tout sentiment de sa tâche redoutable. Boire, manger, dormir, vibrer comme un instrument passif sous toutes les brises nouvelles qui viendraient l’effleurer, telle était son existence. Le digne docteur Morgan, ayant pris en amitié un malade ramené de si loin, ne pouvait songer sans regret au moment de la séparation ; il causait volontiers avec le jeune prophète, qui de son côté s’attachait de plus en plus au port tranquille qui l’avait recueilli. La bonté maternelle de Mme Morgan le pénétrait de reconnaissance ; il admirait les vertus domestiques de miss Jane, la fille aînée ; mais il y avait deux choses qu’il aimait par-dessus tout : le vol capricieux des hirondelles, qui sortaient de leurs nids sous le bord du toit pour vagabonder dans les airs, et le pas bondissant d’Henriette, Nettie, comme on l’appelait, la plus jeune des filles du docteur, son babil aussi joyeux que celui des oiseaux. Bien qu’elle eût près de dix-huit ans, il y avait dans ses joues rondes, dans ses cheveux d’un blond pâle, dans son rire communicatif, qui éclatait de lui-même sans raison, dans sa manière vive et enjouée d’accomplir jusqu’aux devoirs les plus sérieux, quelque chose d’enfantin qui mettait en déroute l’austérité habituelle de Kike et qui s’accordait à merveille avec son insouciance présente, sa délicieuse lassitude. Il tournait de droite à gauche sur l’oreiller pour suivre les mouvemens de la petite fée sa tête encore appesantie ; il la faisait parler pour entendre le son de sa voix, non que Kike oubliât la prudence recommandée aux jeunes ministres dans leurs relations avec les personnes d’un autre sexe. Auprès de miss Jane, il était fort réservé, car Jane était la femme exemplaire qu’il eût voulu épouser, s’il devait se marier jamais ; mais Nettie n’était qu’un enfant, un gentil papillon qui égayait ses yeux. Sortait-elle, Kike était impatient ; rentrait-elle, sa présence l’enveloppait d’un rayon de soleil. Nettie de son côté, tout en croyant le vénérer comme un saint, laissait peu à peu la pitié se confondre dans son jeune cœur avec la tendresse. Bien avant qu’ils ne s’en fussent rendu compte ni l’un ni l’autre, le docteur pénétra tout ce qui se passait entre eux, et il n’en fut point mécontent. Il était sûr de guérir Kike, et l’enthousiasme passionné apporté par ce jeune homme au service de Dieu avait touché l’ancien ministre.

Un jour que Kike regardait dans une sorte d’extase moins spirituelle que celles dont il avait eu l’habitude l’aiguille courir entre les doigts de la blonde fillette, le docteur survint et pria Nettie d’aller aider sa mère. Kike la suivit des yeux tandis qu’elle s’éloignait, puis se mit à écouter le bruit d’un rouet qui s’était accentué soudain sous l’impulsion de mains plus jeunes. — Hélas ! des heures s’écouleraient peut-être avant que Nettie ne reparût ! Cependant le docteur procédait à ranger attentivement les fioles de sa pharmacie de poche, mais il n’en observait pas moins la physionomie mélancolique du convalescent. — Mon jeune ami, lui dit-il, je ne sais ce que nous deviendrons après votre départ. Vous nous manquerez trop.

— Je n’oublierai jamais tant de bonté, docteur. Vous m’avez gâté, dit Kike, dont le cœur se serra en songeant qu’il faudrait aller finalement au désert de Potawottomie-Creek. Le docteur lui avait défendu jusque-là de penser à rien de ce qui pourrait l’agiter ; pourquoi venait-il lui-même remettre ce sujet désagréable sous ses yeux ? La pensée qu’il avait perdu le goût de son œuvre remplit en même temps le pauvre garçon de poignans remords.

M. Morgan affectait de peser des grains de quinine sans paraître s’occuper de lui ni se douter qu’il faisait avec effroi l’examen de sa conscience. À Potawottomie-Creek, il n’aurait pas plus de peine, il ne courrait pas plus de dangers que l’année précédente, au contraire ; il serait secondé par un collègue d’expérience, on lui accorderait toutes les facilités possibles. Quelle antipathie lui inspirait donc ce circuit ? En s’interrogeant, il découvrit que pour lui convenir il faudrait que le terrain apostolique confié à ses soins s’étendît autour de la maison du docteur Morgan. Les illusions dont il s’était bercé sur le devoir de la reconnaissance envers les hôtes qui l’avaient recueilli tombèrent, laissant la vérité à nu : ce ne serait pas le docteur qu’il regretterait, ni Mme Morgan, ni Jane, ce serait cette enfant dont la main légère faisait en ce moment tourner le rouet. La certitude qu’il était amoureux pénétra Kike d’un mélange indicible de plaisir et-de souffrance. Au moment même, Nettie trouva un prétexte pour rentrer dans la chambre, et Kike Lumsden, qui, depuis que le rouet s’était arrêté, ne quittait plus la porte du regard, surprit dans ses yeux ingénus qu’il n’était pas seul à aimer. Sans doute le père voulait empêcher que cet attachement n’allât plus loin ; voilà pourquoi il lui avait délicatement rappelé qu’il était temps de partir. Quand Nettie fut retournée à son rouet, dont le bourdonnement semblait désormais trahir une anxiété secrète, M. Morgan s’approcha de Kike et lui tâta le pouls sous prétexte de voir s’il avait encore la fièvre.

— Écoutez, lui dit-il, une constitution aussi profondément ébranlée que la vôtre ne peut se rétablir en quelques jours.

— Je le sais, monsieur, répondit tristement Kike, aussi ai-je l’intention d’aller me reposer chez ma mère afin de ne pas rester plus longtemps une charge pour vous.

— Une charge !.. Vous me faites injure. Ce que je voudrais, ce serait de vous garder auprès de moi toujours, entendez-vous ?

Kike regarda par la fenêtre pour dissimuler le ravissement qui l’envahit et contre lequel il était résolu à lutter. Ne s’était-il pas promis de n’avoir jamais en ce monde rien qui lui appartînt ? Et on lui proposait le ciel sur la terre !

— Je ne puis abandonner mon œuvre, vous le savez bien, dit-il avec effort. — Ce n’était pas avec cette mollesse qu’il eût naguère repoussé la tentation.

— Jeune homme, dit le docteur, vous voyez que je me rends utile ici, quoique je ne prêche plus. J’ai même la conscience de n’avoir jamais fait autant de bien que depuis que j’exerce la médecine. Il me faut un auxiliaire intelligent. Faire valoir mes terres et soigner mes malades, c’est trop à la fois. Chargez-vous de la ferme et prêchez tous les dimanches, si vous voulez, dans le pays à vingt milles à la ronde ! Préférez-vous étudier la médecine, et, quand je serai vieux, hériter de ma clientèle ? C’est une mort certaine qui vous attend, si vous continuez vos perambulations. Vivez plutôt auprès de nous, soyez mon aide. — Il avait failli prononcer mon fils, — et ce fut le mot que Kike entendit. — Pensez-y, dit le docteur en se levant, et souvenez-vous que nul n’est obligé à se tuer.

Tout le jour, Kike réfléchit, s’efforçant de voir clair dans son âme émue ; tout le jour, Nettie trouva moyen de venir dans la chambre pour de petites commissions. Chaque fois qu’elle entrait, il semblait à Kike qu’il pouvait sans crime accepter l’offre du docteur, et chaque fois qu’elle sortait il tremblait de trahir son devoir. La conscience de Kike s’était assoupie pendant sa convalescence ; éveillée désormais, elle attendait une inspiration, un mouvement intérieur de l’esprit, — Les piétistes de l’ouest, croyant que la prière leur valait une direction divine immédiate, tiraient volontiers de la Bible des horoscopes et des présages. Kike ouvrit donc la Bible au hasard et tomba sur ce texte : « Simon, ne m’aimes-tu pas plus que ceux-là ? » Il ne douta pas un instant que la divine question ne lui fût adressée ; avec un soupir il répondit : — Seigneur, je ne me réserverai rien ! — Mais cette promesse fut faite pendant la nuit, et les premières lueurs du matin renouvelèrent ses hésitations. L’énervement de la convalescence devait être pour beaucoup dans cette faiblesse. N’importe, il sentit que, s’il restait encore un jour, on saurait lui persuader qu’il se trompait, qu’il exagérait. Déjà il n’était que trop disposé à le croire lui-même. Kike alla dire adieu à ceux qui lui offraient un paradis de repos et d’amour, paradis dont il se bannissait volontairement avant que les brouillards du matin ne se dissipassent pour le lui laisser voir une fois de plus dans sa beauté sereine, irrésistible.

Le docteur, sa femme et leur fille aînée le reconduisirent navrés jusqu’à la porte, Nettie était restée seule en arrière, craignant, pauvre fille, que son visage mobile ne trahît la première douleur qu’elle eût jamais éprouvée.

Cependant elle n’y put tenir et courut guetter son passage derrière la maison. Kike essaya de lui adresser un froid salut ; mais la vue de ses larmes le désarma ; il descendit de cheval et lui reprit la main qu’il serra éperdu, en répétant avec angoisse : — Adieu, Nettie ! que Dieu vous garde, ma chère Nettie ! — Puis il se détourna brusquement et partit au plus vite. Dès lors il redoubla de sévérité contre lui-même, car il ne pouvait plus se fier à son cœur.

Kike ne fit que traverser Hissawachee ; il trouva le pays en progrès. Le flot populeux que l’émigration amena dans les Alleghanys aux premières années de ce siècle s’était répandu à travers la vallée ; mais la cabane de sa mère n’avait pas gagné à ces changemens, elle paraissait plus vermoulue que jamais. Brady était au coin du feu lorsqu’il entra, et Kike crut remarquer que sa chaise était singulièrement rapprochée de celle de sa mère. En effet, celle-ci pensait depuis longtemps à convoler en secondes noces, mais elle n’osait entretenir de son dessein un être inaccessible à toutes les faiblesses humaines, immatériel pour ainsi dire, comme l’était Kike. Il semblait à la veuve que Dieu eût posé les mains sur son enfant, qu’il ne fût plus à elle désormais ; avec un respect craintif, elle renouvela sa garde-robe, puis, lorsqu’il eut pris congé d’elle, le regarda s’éloigner en s’essuyant les yeux du coin de son tablier.

À quelque temps de là, le frère Ézéchias Lumsden acquit une véritable célébrité pour la manière entraînante dont il exhortait chacun au devoir chrétien de chercher sa gloire dans la tribulation. — Faut-il, disaient ses admirateurs, ses admiratrices surtout, qu’il ait eu déjà des peines… à son âge !.. Oui ! mais il a remporté la victoire, et comme il en parle bien ! cela vous fend le cœur.


IX. — PATTY.

Si Kike triomphe dans son sacrifice, Patty n’est pas heureuse dans le sien. L’orgueil peut nous soutenir longtemps, mais il ne suffit pas toujours. Sa mère est morte ; le sentiment qu’elle a toujours eu d’une certaine supériorité a éloigné d’elle presque toutes les compagnes de son âge. Les prétendans à sa main ne manquent pas sans doute, elle est riche et elle est économe, qualité qui, dans l’ouest, passe encore avant la richesse ; mais elle a repoussé invariablement tous ceux qui spéculent d’avance sur les infirmités croissantes du capitaine et sur sa part d’héritage. Cette conduite n’a fait qu’accroître sa réputation de hauteur et de dédain. Patty impose à son père lui-même, qui s’en venge par d’incessantes tracasseries.

Le capitaine est devenu tout à fait insupportable ; il tremble qu’elle ne finisse par le quitter, et entre en fureur cependant quand elle déclare qu’elle ne se mariera jamais ; sa haine des méthodistes est devenue monomanie depuis qu’il a échoué à l’assemblée législative par suite de l’opposition que ces gens-là lui ont faite. La piété croissante de Patty l’inquiète, il ne manque aucune occasion de déclarer que le premier de ses enfans qui mettra le pied dans un meeting méthodiste sera chassé de chez lui.

Un matin, certain colporteur, chargé d’articles de ménage, entra dans la colonie florissante d’Hissawachee, venant, disait-il, de la Nouvelle-Angleterre. Ce colporteur frappa d’abord à la porte de Lumsden, où il eut beaucoup de succès auprès des enfans par son jargon baroque et ses hâbleries interminables. Il leur fit force questions sur chaque membre de la famille, tout en revenant volontiers à ses propres aventures. Entre autres choses, il raconta qu’il était allé récemment au grand meeting méthodiste de Jenkinsville ; mais, avant de continuer, il chercha insidieusement à surprendre l’opinion du capitaine sur ce sujet. Le capitaine ne ménagea pas les injures, comme on peut le croire, et le colporteur se trouva d’accord avec lui. — Mais, ajouta-t-il, ce qui m’importe à moi, c’est de vendre, et ils m’ont débarrassé de presque toute ma marchandise, étant si nombreux ! Vous n’avez pas idée de la foule qui était venue entendre un jeune prédicateur qu’ils appellent Morton Goodwin.

— Goodwin ? interrompit le capitaine, il est d’ici ; nous n’en pensons pas grand bien.

— À mon avis, vous avez raison, mais il a une belle voix, et il peut se vanter d’être populaire… parmi les femmes, se hâta d’ajouter ce bavard, ayant surpris un regard mécontent du capitaine, parmi les femmes.

— Il épousera quelque hurleuse, fit M. Lumsden en ricanant.

— Vous devinez juste ! s’écria le colporteur content d’annoncer quelque chose de nouveau ; le bruit court qu’il va épouser une fille qui sait prier comme les anges ; je l’ai entendue, elle enflamme le peuple. Et quant à être jolie, Anne-Éliza Meacham est jolie, de plus difficiles que moi en conviendraient… On dit que la noce se fera dimanche. Ils vont se partager leur besogne. Le mari prêchera, la femme priera… Cela fera un ménage bien assorti.

Patty, toujours maîtresse d’elle-même, marchanda des plats et des seaux de fer-blanc avec une apparente présence d’esprit ; mais elle se sentait malheureuse comme elle ne l’avait jamais été. Son amertume redoublait contre les méthodistes, cause de tous ses chagrins, et en même temps il lui venait une curiosité ardente de les voir de près. Le lendemain, il y avait justement meeting dans les bois. Patty s’ennuyait, elle était triste, pourquoi se refuser cette distraction ? Une seule crainte l’eût empêchée de suivre son caprice, celle qu’on la soupçonnât de vouloir se joindre à cette église maudite. Pour écarter tout soupçon, elle se para de ses atours les plus éclatans. Aller en grande toilette à un meeting méthodiste était une sorte d’insulte aux yeux des frères ; Patty savait cela ; le défi dans l’âme, elle se dirigea vers la hêtrée où devait se célébrer le service sous les larges branches horizontalement tendues qui garantissaient du soleil un épais tapis roussâtre formé par les feuilles mortes de l’année précédente.

La première personne qu’elle rencontra fut un homme qui priait à l’écart la face contre terre. C’était le prédicateur Russell Bigelow, un talent de premier ordre, disait-on dans tout l’Ohio et l’Indiana. Déjà la congrégation était assemblée. Les étrangers même furent scandalisés de voir une femme élégante prendre place parmi les sœurs vêtues avec une pauvreté ascétique et volontaire ; les gens d’Hissawachee qui la connaissaient la regardèrent abasourdis, ils n’avaient pas oublié de quelle façon Patty Lumsden avait traité les méthodistes en la personne de Goodwin. Elle se sentit donc mal à l’aise jusqu’au moment où l’arrivée du prédicateur vint détourner l’attention. Cet homme, laid et mal vêtu, lui parut d’abord ridicule, mais elle fut étonnée bientôt par la noblesse et la correction de son langage ; ces qualités étaient, croyait-elle, inconnues chez les méthodistes. Il avait pris pour texte les paroles d’Éliézer à Laban : «Je cherche une fiancée pour mon maître, » en les appliquant à l’union de l’âme avec le Christ. Peu à peu Patty devint indifférente à la forme du sermon, tant le fond même l’intéressait, montrant à son cœur affamé d’idéal ce qui lui avait manqué jusque-là, un but dans la vie. Son émotion fut si visible que tous les yeux se fixèrent sur elle : quelle victoire si la fille du capitaine se convertissait publiquement ! Et tout à coup, il se passa une chose étrange : tandis que le prédicateur exaltait la vertu du renoncement, Patty se leva, défit ses pendans d’oreilles, se dépouilla enfin de toute sa parure au milieu des acclamations de la foule. Elle eût dédaigné d’entrer en se cachant dans le royaume du ciel, elle fut superbe et intrépide jusqu’au bout. On n’écoutait plus l’orateur, lui-même s’arrêta, puis, lorsque Patty eut jeté loin d’elle les emblèmes de la vanité, il reprit par un mouvement naïf du plus inconcevable effet : — Alléluia ! j’ai trouvé une fiancée pour mon maître !

Ce cri de triomphe frappa l’oreille du capitaine Lumsden, qui, ayant suivi sa fille sans qu’elle s’en doutât, au risque de s’exposer à de nouvelles convulsions, se tenait caché au dernier rang de la foule. L’exiguïté de sa taille l’empêchait de voir Patty, placée près de la chaire, mais les chuchotemens qui couraient dans la foule l’avertirent qu’elle était l’objet de l’émotion qui venait de se produire. Avec un blasphème terrible, il s’avança, jurant qu’il allait emmener cette folle et lui apprendre à se conduire ! — Elle est ma fille ! elle obéira ! répétait-il de sa voix impérieuse et dure en jouant des coudes.

Le prédicateur finit par l’entendre et s’interrompit ; mais Patty, tout à son recueillement, ne comprit qu’il s’agissait d’elle que lorsqu’elle vit son père se forcer un chemin parmi les fidèles du premier rang.

Les méthodistes de ce temps-là manquaient rarement d’invoquer la sauvegarde de la loi afin d’éviter les agressions de gens malintentionnés ; il y avait donc un juge de paix et un agent de police sur le terrain. Le premier, flatté que ce grand orateur et cette masse de peuple se fussent mis sous sa protection, s’empressa d’intervenir : — Monsieur, dit-il, je serais fâché d’avoir à sévir contre un citoyen de votre importance, mais, si vous ne vous tenez pas tranquille, j’aurai à faire prévaloir la majesté de la loi en donnant l’ordre de vous arrêter pour tumulte scandaleux dans une assemblée religieuse. — Et le juge prit sa mine la plus imposante afin de représenter, comme il disait, la majesté de la loi.

— Patty Lumsden est ma fille, répondit le père indigné, j’ai le droit de la traiter à ma guise, et vous ferez mieux de vous mêler de vos affaires.

— Quel âge a-t-elle ? — Plusieurs voix attestèrent qu’elle avait vingt ans. — Puisqu’elle est majeure, reprit le juge, vous n’avez le droit ni de mettre la main sur elle ni de l’emmener de force. Dès à présent, je pourrais vous condamner à une amende pour ce bruit indécent, et, si vous ne vous retirez pas sur l’heure, je le ferai.

Le capitaine eût peut-être résisté aux injonctions du magistrat, soutenu par l’agent de police ; mais, voyant quelques frères solidement taillés des colonies voisines cracher dans leurs mains avec l’évidente intention de porter aide à la loi, il obéit, et la cérémonie s’acheva sans interruption nouvelle. Les poignées de main distribuées à la nouvelle convertie furent entremêlées de paroles d’encouragement. Plusieurs frères voulaient l’accompagner et la défendre dans la scène inévitable qui allait s’ensuivre avec son père ; mais, par respect filial, Patty refusa. Elle était de force à tenir tête au capitaine, et dans certains combats il faut savoir se passer d’alliés. Lorsqu’elle atteignit la maison paternelle, M. Lumsden était assis sur le seuil, calme en apparence par excès de rage. — Patty, dit-il, tu vas me promettre de renoncer à ces infernales momeries, autrement je te chasse.

— Père, supplia la pauvre fille de sa voix la plus douce, vous avez besoin de moi. Laissez-moi rester pour vous servir. Ma religion ne vous importunera pas.

— Je ne veux pas chez moi de ces grognemens dévots, s’écria le capitaine qu’étranglait une colère contenue, tu as déshonoré la famille… Veux-tu renoncer aux bêtises méthodistes ? — Patty secoua la tête. — Alors !… — Il leva sa cravache, proféra une volée de jurons, puis, se ravisant, rentra dans la maison et tira le loquet. Le loquet était dans l’ouest le symbole de l’hospitalité : dire que le loquet était dehors, c’était ouvrir la porte à un ami ; le rentrer en dedans était en revanche le congé le plus significatif qu’on pût donner à un ennemi.

Patty n’avait plus de foyer, plus d’abri ; mais la douleur d’être ainsi traitée par son père dominait tout le reste ; elle s’éloigna en pleurant de la maison où s’était écoulée son enfance et descendit la route sans savoir où elle irait.


X. — LE CAMP.

Pour comprendre la situation où se trouvait alors Morton Goodwin, il faudrait être soi-même un méthodiste de la vieille roche et connaître les influences qui entouraient un jeune prédicateur de cette secte, sa soumission absolue aux moindres ordres de l’ancien que lui avait assigné l’église pour guide spirituel. Magruder, ayant fait preuve d’un véritable talent d’organisation, avait été promu à la dignité d’ancien, et ce fut lui qui certain jour de meeting trimestriel à Jenkinsville jugea opportun d’aborder avec Morton Goodwin un sujet délicat.

— Frère, lui dit-il à brûle-pourpoint, avez-vous jamais eu l’idée de vous marier ?

— Je l’ai eue, répondit brièvement Morton, mais, ne trouvant pas là un sujet de méditation profitable, je me suis efforcé d’en chercher d’autres.

— N’auriez-vous pas auparavant fait quelque démarche compromettante sans consulter vos frères, comme le prescrit la discipline ?

— Jamais.

— Cependant on vous accuse d’avoir porté atteinte à la réputation d’une brebis étrangère.

— Voulez-vous parler de la sœur Anne-Éliza Meacham ? demanda imprudemment Morton.

— Je suis bien aise que vous la nommiez de vous-même, dit Magruder, vous lui avez donné lieu de croire que vous comptiez l’épouser, vous avez écarté vos rivaux par des menaces, vous vous êtes arrogé le droit de la défendre dans un procès ; que vous ayez ou non songé au mariage, vous l’avez perdue, et en pareil cas il n’y a qu’un moyen de réparation, je ne dirai pas seulement pour un chrétien, mais pour un gentleman.

— Frère Magruder, répondit très vivement Morton, je veux vous parler en toute franchise. J’ai été souvent frappé par l’éloquence de sœur Anne-Eliza, et je l’ai défendue parce que j’aime à défendre les malheureux. Elle m’avait raconté son histoire, qui est fort touchante, elle m’avait affirmé que Bob Holston la persécutait indignement malgré ses refus d’être à lui. J’ai fait de justes observations à Bob, qui a raconté dans le pays que j’étais le fiancé d’Anne-Éliza, puisque je menaçais de châtier ceux qui lui faisaient la cour. Comment me serais-je cru compromis uniquement pour l’avoir protégée ?

— Protéger une femme, c’est la chose la plus imprudente que puisse faire un ministre de votre âge, cher frère. Vous ne pouvez protéger une femme sans lui nuire.

— Qui donc ose jaser ? demanda Morton avec une indignation croissante.

— Tout le monde, ma foi ! et sa tante, la sœur Sims, que j’ai interrogée, m’a dit, en fondant en larmes, que, s’il y avait eu quelque chose entre vous, l’engagement était rompu sans doute, car vous ne mettiez plus le pied chez elle.

— C’est vrai. Une mauvaise plaisanterie était parvenue jusqu’à moi, et je ne voulais plus y donner prise. Anne-Èliza est très attrayante certainement, mais je ne l’aime pas comme on doit aimer sa femme, comme j’en ai autrefois aimé une autre…

— Mon frère, interrompit sévèrement Magruder, vous êtes coupable sans intention, je l’admets volontiers ; mais c’est mal de briser un cœur confiant qui vient se livrer à une direction qu’il croit sainte. J’ajouterai que je ne connais personne qui soit faite plus que la sœur Meacham pour être une épouse de prédicateur. Si vous résistez à mes conseils, je me verrai forcé de dénoncer le cas à la prochaine conférence.

Cette menace, quelque terrible qu’elle fût, était des plus maladroites, elle eut pour effet de révolter Goodwin et de l’endurcir dans sa volonté de résistance ; mais, s’il était fort contre l’injustice, il était faible devant les reproches de son propre cœur. Comment aurait-il soupçonné la tante Sims de s’être entendue avec sa nièce pour le faire tomber dans un piège ? Elles étaient si pieuses toutes deux ! Le jeune ministre ignorait encore qu’il y a des gens pieux à leur manière chez lesquels l’intrigue et l’artifice fleurissent si naturellement qu’ils ne s’en aperçoivent point eux-mêmes. La voix persuasive d’Anne-Éliza ne s’éleva pas au service du soir pour attirer les pécheurs vers le banc du repentir, et cette absence fut remarquée. La belle dévote était populaire dans la congrégation. Tout le monde l’aimait, tout le monde la plaignit, et Morton vit plus d’un visage bienveillant naguère se détourner de lui avec froideur.

Le lendemain, on célébrait en grande pompe la fête d’amour. Dès le matin, les routes étaient couvertes de monde, presque tous les chevaux « portaient double. » On fit circuler dans l’assemblée de petits carrés de pain et des verres d’eau qui représentaient idéalement un festin, puis chacun se mit à stimuler la ferveur de ses frères en racontant sa propre expérience, les hauts et les bas rencontrés sur le chemin du salut.

Toutes les femmes étaient coiffées de chapeaux qui leur couvraient le visage et les rendaient semblables les unes aux autres ; Morton ne put donc s’assurer si Anne-Éliza était présente. Son habitude était de parler l’une des premières ; une heure s’étant écoulée sans qu’il reconnût sa voix, le jeune ministre conclut naïvement qu’elle était restée chez elle à pleurer son abandon. Il se trompait ; une prière plaintive s’éleva enfin d’un coin écarté de la salle. C’était elle, mais bien changée ! Elle parla de ses récentes tentations, de l’épreuve du feu qu’elle avait traversée, des flots d’amertume répandus sur son âme, et quelques-uns des frères poussèrent de profonds soupirs, la plupart des sœurs lancèrent des regards de reproche au frère Goodwin. L’ennemi l’avait tentée de rester chez elle silencieuse, car il semblait que sa douleur ne pût que décourager les autres, mais elle s’était relevée sous la croix. Là-dessus Anne-Éliza changea de ton et emporta tout son auditoire dans un courant d’éloquence passionnée dont Morton lui-même ressentit le choc. Ce n’était pas une hypocrite vulgaire qu’Anne-Éliza ; elle avait le génie du mysticisme comme d’autres ont le génie poétique, ce qui, joint à beaucoup d’exaltation et à fort peu de conscience, faisait d’elle une personne dangereuse pour les autres et pour elle-même. Morton commençait à se sentir coupable envers cette âme ardente, qu’il pouvait aider à faire du bien ; poursuivi plus que jamais par le souvenir de Patty, il ne s’en promit pas moins de réparer ses torts involontaires, quand, vers la fin du service, Magruder exhorta les fidèles à purifier leurs cœurs avant de s’approcher de la communion. L’homme regimbait encore cependant contre les résolutions du chrétien, qui peut-être n’eussent pas été définitives, s’il ne se fût aperçu bientôt que sur toute l’étendue de ce vaste territoire de Jenkinsville on s’entretenait de la passion romanesque d’Anne-Éliza Meacham pour le prédicateur Goodwin.

L’un des résultats du système méthodiste des circuits avec leurs grandes assemblées trimestrielles était une sorte d’unité organique, de communauté de sentimens établie entre les fidèles, quelque dispersés qu’ils fussent. À chaque station de sa tournée, Morton constatait avec désespoir que les filles à marier lui donnaient généralement raison, et que plus d’un homme, jaloux de ses succès, profitait de l’occasion pour lui nuire. — Laissez crier ! lui dit quelque part une vieille sœur connue pour son penchant à la médisance. Vous êtes dans votre droit de ne pas épouser la sœur Meacham, si vous avez découvert que tout ce qu’on raconte de sa conduite passée soit exact.

— Vous vous trompez. J’ai le plus profond respect pour la sœur Meacham, se hâta de répondre Goodwin, c’est une des meilleures et des plus utiles chrétiennes que je connaisse.

— Tout le monde s’accordait à le penser, répondit malicieusement la vieille sœur, avant que vous ne l’eussiez plantée là.

Cette flèche empoisonnée alla droit au but. Morton pouvait supporter qu’on le blâmât ; mais penser qu’il avait attiré le venin de la calomnie sur une honnête fille lui fut intolérable. Il apprit qu’Anne-Éliza était très malade, et qu’on attribuait son état à des peines de cœur. Ce fut le dernier coup. Sans se laisser le temps de réfléchir, à la fois attendri et ennuyé, il courut chez elle et la trouva en effet au lit avec une mauvaise fièvre, qu’aggravait le désappointement. Sa maigreur, l’altération de ses traits, l’impressionnèrent beaucoup plus que ne l’avait jamais fait sa beauté. Il ne put lui parler d’un amour qu’il se reprochait de ne pas éprouver, mais la malade ne semblait pas très exigeante. Le mot de mariage fut accueilli par elle avec un élan de joie qui déconcerta Morton. Il se dit à part lui que Patty eût répondu à une offre faite en ces termes comme à un outrage. Anne-Éliza manquait décidément de fierté ; mais on ne peut avoir toutes les vertus réunies.

L’incessante activité qu’imposait à Morton sa carrière de prédicateur ambulant ne lui laissa pas du reste le loisir de tenir souvent compagnie à sa fiancée ; ce fut heureux pour tous les deux, car il la trouvait assez nulle en dehors des solennités où elle faisait sensation. La conscience du devoir accompli ne lui était d’aucun soulagement, et sa froideur eût frappé une personne moins indulgente ; mais la sœur Meacham, aveuglée par sa propre passion, se bornait à dire avec complaisance qu’il n’était pas comme les autres. Le spectre de l’ancien amour flottait obstinément entre eux, quoi que pût faire Goodwin et sans qu’Anne-Éliza s’en doutât le moins du monde, le jour où, par une belle matinée d’été, ils s’en allèrent ensemble à cheval, côte à côte comme deux futurs époux, au camp du nouveau Canaan.

Toutes les tentes se disputèrent l’honneur de recevoir la belle inspirée ; quant à Morton, il trouva place dans le lit, plus large transversalement que celui du géant Og, qui était préparé pour une demi-douzaine de prédicateurs. Ce campement mémorable eut lieu sur la rive orientale de la grande rivière Wiaki, six mois après le meeting trimestriel dont nous avons parlé L’usage voulait que tous les prédicateurs du voisinage quittassent leurs circuits respectifs pour venir prêter main-forte à ces revivals. Kike était là comme les autres, mais en passant, car il lui fallait se rendre à un nouveau poste, dont le desservant venait de mourir de la fièvre.

L’épouvantable changement des traits de son ami remplit Morton des pressentimens les plus douloureux. Lorsque Kike voulut prêcher, sa faible voix fut couverte à diverses reprises par les rumeurs d’une tourbe tumultueuse, qui était venue de Salt-Fork et de Jenkinsville dans la seule intention d’interrompre le meeting. Le tapage qu’elle fit fut si scandaleux dès le premier soir, que les frères se rassemblèrent pour savoir s’il ne conviendrait pas de lever le camp sans plus de retard ; mais deux hommes repoussèrent bien loin cette proposition pusillanime : ce furent Magruder et Morton. — Nous aurons demain le shérif Burchard pour nous protéger, dit le premier.

Le second n’avait pas grand espoir dans un shérif qui était allé chercher des votes jusqu’au fond des cavernes de voleurs, il craignait avec raison que Burchard n’eût les mains liées par ses alliances politiques.

— En attendant, reprit Magruder, vous ferez la police, frère Goodwin.

— Ne vous fiez pas à moi pour cela, répondit Morton, si je commande il y aura bataille. Les bandits me haïssent, plus d’une fois ils m’ont attaqué comme des bêtes féroces dans l’exercice de mon ministère, et je ne suis pas d’humeur à les ménager.

— Soit ! libre à vous de nous en débarrasser, dit l’ancien, dont le tempérament de boxeur se révélait toujours en pareille circonstance,

Morton eut vite organisé sa police ; chacun des frères reçut un casse-tête, quelques-uns des pistolets pour les cas extrêmes ; une partie de la force armée était à pied, l’autre à cheval. À minuit, Morton dépêcha des éclaireurs. De chaque côté de l’estrade qui servait de chaire, des feux brillaient sur de hautes plates-formes ; leur clarté se projetait dans tout le cercle formé par les tentes. Au-delà se trouvaient rangés une multitude de chariots couverts dans lesquels dormaient ceux qui n’avaient pu se procurer de meilleur abri.

Pour protéger ceux-là, le nouveau dictateur militaire avait ordonné que l’on dressât d’autres plates-formes où s’allumaient maintenant des feux semblables aux premiers. Les éclaireurs revinrent annoncer que l’ennemi, effrayé sans doute par ces préparatifs, avait évacué le camp ; mais Goodwin pressentit quelque ruse et posta prudemment des cavaliers sur toutes les routes aboutissant au terrain occupé, en leur enjoignant de l’avertir de ce qui surviendrait d’insolite.

À quatre heures du matin, l’une des sentinelles vint annoncer que les tapageurs arrivaient en force du côté de Jenkinsville. Goodwin s’y attendait ; il éveilla sa réserve, concentra les escouades éparses et les mit en embuscade de chaque côté du chemin de voiture ; puis, accompagné d’une douzaine d’hommes à cheval, il se plaça lui-même à un point où deux murailles de feuillage formaient un étroit défilé, prêt à disputer l’entrée du camp les armes à la main. Les hommes postés en embuscade avaient ordre de tomber sur les flancs de l’ennemi aussitôt que s’engagerait le combat. C’était là une stratégie très simple empruntée aux Indiens. Les rudes, comme on les nomme, avancèrent deux par deux jusqu’à ce qu’ils eussent, à un détour du chemin, aperçu leurs adversaires ; alors se produisit un brusque arrêt de leur côté et une attaque non moins soudaine de l’autre. Du premier coup, Goodwin renversa son homme, dont le cheval s’enfuit à travers les rangs. Profitant du désordre et de la surprise, il donna un signal à ses méthodistes embusqués, qui chargèrent vigoureusement, et dès le début, malgré une énergique défense, la garde fut victorieuse. Goodwin n’abandonna la poursuite des fuyards que lorsqu’il les eut vus se jeter dans la rivière en face de Jenkinsville. Rentré sous la tente des prédicateurs, il dormit jusqu’à ce que le son du cor le réveillât pour son sermon. Le shérif arriva sur ces entrefaites, et apprit avec un effroi évident que la défense avait été aussi sérieuse ; Burchard était de ces hommes politiques qui essaieraient d’entamer des pourparlers avec une trombe. Parvenu au but de son ambition, il s’étudiait à contenter tout le monde, et aurait tenu à éluder la vengeance de la populace autant qu’à plaire aux méthodistes. Goodwin profita de ce dernier sentiment ; il se fit nommer député-shérif, puis se rendit devant un magistrat pour obtenir une prise de corps contre ceux qu’il savait être les meneurs. — S’ils reviennent, dit-il à la garde, nous les poursuivrons jusqu’au bout, car nous avons désormais la loi de notre côté.

— Il pourra vous en coûter cher, lui représenta solennellement Burchard. Quelques-uns de ces hommes-là, songez-y, appartiennent à la bande de Micajah Harp. Ne risquez pas votre vie.

— La vie est faite pour qu’on la risque, dit le jeune prédicateur.

Nos théologiens, habitués à ce qu’on les écoute avec respect, ne se doutent guère de toutes les ressources musculaires qu’un méthodiste de ce temps-là devait avoir en réserve pour renforcer sa rhétorique. Goodwin, une fois monté en chaire, développa sa haute taille à la façon d’un lutteur et fit sonner sa voix comme un clairon. Il savait qu’un texte religieux serait salué par des sifflets, aussi entreprit-il de dérouter son turbulent public par une nouvelle forme d’éloquence. — Il y a là-bas, dit-il en montrant du doigt certain groupe où éclataient des symptômes de désordre, il y a là-bas un gaillard qui me rappelle une histoire amusante.

Les plus malintentionnés firent silence pour entendre l’histoire. qui n’avait aucun but moral, sauf la morale contenue dans un éclat de rire ; beaucoup d’autres récits non moins burlesques suivirent le premier. Tout le monde riait, les anciens comme les autres, et il en fut ainsi jusqu’à tel moment, que n’auraient pu préciser les rôdeurs de Salt-Fork, où les anecdotes, changeant insensiblement de portée, provoquèrent des larmes au lieu d’une hilarité folle.

La populace démoralisée était prête à se fâcher, mais, en tenant perpétuellement sa curiosité en haleine, Goodwin la maîtrisa jusqu’au bout. Chaque fois qu’une tentative d’interruption s’était produite, il tournait son interlocuteur en ridicule, de façon à ressaisir la sympathie d’un auditoire passionné pour tous les tournois, tant d’esprit que de corps. Morton savait parfaitement qu’on aurait à en venir aux mains avant la fin de la nuit, mais il espérait sauver quelques misérables au lieu d’avoir à les punir ; tous n’étaient pas également endurcis : avec les voleurs de grand chemin et les espions ou receleurs de ces derniers, que la crainte empêchait seule d’exercer ouvertement le brigandage, il y avait bon nombre de jeunes garnemens qui venaient troubler un meeting pour le seul plaisir de faire du bruit. Plus d’une âme fut capturée dans cet assaut spirituel, prélude de combats d’une autre sorte. Quelques-uns s’enfuirent saisis d’épouvante, d’autres tombèrent en convulsions, il y eut des clameurs, des sanglots ; l’insouciant Burchard lui-même frissonna quand Goodwin suivit pas à pas dans la voie de perdition le jeune homme qui va du mal au pire, en racontant comment lui-même avait commencé. À l’endroit le plus pathétique, la racaille, rompant le charme, commença son tapage. Aussitôt le prédicateur invita les pénitens à passer dans le lieu assez semblable à un parc à moutons qu’on appelle l’autel, et la forêt retentit des lamentations d’un bruyant repentir. Les démonstrations hostiles redoublaient en même temps. Goodwin, voyant que Burchard ne savait pas les réprimer, descendit de la chaire pour se mettre à la tête de sa police. Peut-être n’eût-il pas été forcé d’en venir aux dernières extrémités sans la maladroite intervention d’un de ses collègues, frère Mellen, qui, profitant d’un arrêt dans les chants religieux, lança comme une bombe cette apostrophe bouffonne : — Je vous vois suspendus par un cheveu au-dessus de l’enfer. Vous y tomberez, chenapans, et, une fois là, vos côtes serviront de gril pour rôtir votre âme !

— Pas possible ? Hurrah pour le gril ! ripostèrent les rudes, que la comparaison divertit extrêmement.

Mécontent de l’effet qu’avait produit son explosion, le frère Mellen crut devoir insister ; d’une voix stentoréenne, il fit pleuvoir sur la foule un torrent d’épithètes homériques. Cette eau-forte répandue mal à propos ne servit qu’à exciter l’incendie. Goodwin chercha des yeux Burchard pour l’aider à sévir, mais Burchard avait disparu, dans la crainte sans doute d’être compromis. Il fallut se passer de lui. Les malfaiteurs essayèrent d’abord sur divers points du camp des feintes dont Goodwin ne fut pas dupe ; il leur laissa le temps de se concentrer, voulant les battre en bonne forme, et, lorsqu’on fut venu l’avertir qu’ils étaient en train de démolir une lente : — C’est là que s’engagera le combat, dit-il. Arrêtez tous ceux que vous pourrez et tuez le moins possible !

Ce conseil n’était pas superflu avec des hommes de la frontière, qui n’auraient eu aucune répugnance à casser quelques têtes au nom de la paix et de la civilisation. Ils se mirent à distribuer des coups de gourdin et de massue au milieu d’un épouvantable vacarme, dans lequel vibraient les cris de détresse des femmes et des enfans. La cavalerie attaqua des deux côtés, les fantassins chargeaient de front. Le sang-froid de son intrépide général enleva le succès du parti de l’ordre, qui compta cependant plus d’un blessé. Au moment où se repliaient les perturbateurs, vaincus une fois pour toutes, Goodwin aperçut à la lumière des torches le même personnage étrangement déguisé qui avait reçu un jour certain sac d’argent de ses mains, auprès du Trou de Brewer. Cet individu, toujours caché sous un bonnet de peau de loup qui rejoignait sa longue barbe, se dissimulait de son mieux parmi les buissons.

— Abattez celui-là, cria Goodwin, je le connais, c’est un voleur ! Aussitôt dit, aussitôt fait. Le coup que porta le casse-tête du frère

Mellen eût certainement été mortel, si l’épaisseur des broussailles ne l’eût atténué.

— Arrêtez-le ! cria de nouveau Goodwin. — Mais les fuyards par un suprême effort enlevèrent le blessé.

La chasse leur fut donnée bien au-delà de Jenkinsville jusque dans les bois où pendant plus de deux jours Morton et les siens les harcelèrent avec une persistance infatigable, faisant un certain nombre de prisonniers. Les citoyens honnêtes du pays, électrisés par l’exemple des méthodistes, prirent sur eux de terminer une œuvre de destruction nécessaire, et le camp fut prolongé de la façon là plus triomphante, mais personne ne put dire ce qu’était devenu Burchard. Le bruit courut qu’un homme répondant à son signalement s’était embarqué à Cincinnati pour la Nouvelle-Orléans, et, bien que cette fuite parût inexplicable, on ne s’en tourmenta pas davantage.


XI. — LE VOYAGE DE PATTY.

Nous avons laissé Patty irrésolue sur le grand chemin devant la maison paternelle, impitoyablement fermée. Toutes les cabanes méthodistes du voisinage lui eussent donné asile, cela va sans dire, mais elle craignit d’irriter encore le courroux de son père. Dans l’embarras où elle se trouvait, Patty fut trop heureuse que l’ancien Magruder, venu à Hissawachee pour le meeting trimestriel, lui offrît un moyen de gagner sa vie au loin. Il s’agissait d’apprendre à lire, à écrire et à compter aux jeunes citoyens des deux sexes, espoir de la colonie du Plateau des Noyers. Les parens, selon l’usage, devaient successivement prendre l’institutrice en pension ; mais, le docteur Morgan ayant su qu’elle était la cousine de Kike, insista pour qu’elle passât les dimanches chez lui. Bientôt Patty eut non-seulement la réputation d’une belle dame, mais celle d’un ange, car, sa classe faite, elle consacrait volontiers ses loisirs aux malades. Le docteur, sachant que rien ne pouvait mieux la distraire de dix heures d’alphabet, l’avertissait quand il avait quelque besogne à lui faire partager. Ce fut ainsi qu’il vint un soir à l’heure où fermait l’école l’avertir qu’un blessé recueilli par des gens de mauvais renom avait besoin de ses soins. — Il se méfie des miens, ajouta le docteur. Je le soupçonne, d’après l’asile qu’il a choisi, de n’être rien de mieux qu’un voleur de chevaux ou un détrousseur d’émigrans, mais notre devoir est de le secourir tout de même, non de le faire arrêter : l’Évangile est au-dessus de la loi.

M. Morgan attendit pour parler de la sorte que les élèves de Patty lui eussent rendu leurs devoirs, qui consistaient à venir la saluer en défilant devant elle leur panier à la main. Quand la dernière petite fille eut tiré sa révérence, Patty, ayant écouté attentivement le docteur, se hissa en croupe derrière lui, et tous les deux partirent comme de vieux amis.

Le premier accueil fait à Patty par l’entourage du blessé ne fut pas précisément aimable. Il y avait là dix enfans en guenilles, une mégère fort peu disposée à tolérer chez elle des intrus, et un boiteux que son infirmité avait forcé de renoncer au brigandage. Patty put à peine réprimer sa frayeur en pénétrant dans cet antre, mais le docteur avait une façon d’agir des plus despotiques avec ses cliens : une fois appelé, il mettait toute la maison sous la loi martiale. — Je vous amène un bras droit, dit-il à la maîtresse du logis, sachant que vos marmots ne vous laissent pas le temps d’être garde-malade, — puis il conduisit miss Lumsden dans la pièce voisine et la présenta au blessé. Celui-ci paraissait avoir une quarantaine d’années, mais la souffrance et sa barbe, qui depuis longtemps n’avait pas été rasée, le vieillissaient peut-être. Il tourna vers Patty un œil terne et hagard qui erra ensuite autour de la chambre comme pour y chercher une chaise à offrir.

— Ne vous tourmentez pas, lui dit la jeune fille, je saurai bien prendre soin de moi-même.

Quand M. Morgan fut parti, elle se mit à ranger la chambre, et au bruit de son pas léger le malade s’endormit. À peine eut-il rouvert les yeux que Patty souleva doucement sa tête sur son bras et lui lava le visage avec un linge fin. — Ma mère faisait cela, murmura-t-il. J’aimerais bien la revoir.

— Où est-elle ?

Il ne répondit que par un regard méfiant : — À quoi bon porter ma honte à sa porte ?

— Allez, dit Patty, elle supporterait votre honte et tout le reste pour avoir le bonheur d’être ici à ma place.

— Vous devez avoir raison, fit l’homme d’une voix tremblante ; si je pouvais sortir un jour de la mauvaise passe où je me suis engagé, j’irais la retrouver sûrement ; mais mon mal empire tous les jours, je vais mourir, je le sens bien,… le plus tôt sera le mieux.

Patty jugea inutile de le contredire. — Votre mère ne vous faisait-elle pas quelquefois la lecture ? demanda-t-elle.

— Oh ! elle nous lisait la Bible le dimanche, et je me sauvais dès qu’elle prenait le livre. Penser que je donnerais tout au monde pour l’entendre maintenant !

— Laissez-moi vous lire son chapitre de prédilection.

— Comment le connaîtriez-vous ? Je ne me le rappelle pas,

— Mais une femme sait ce que doit sentir une autre femme, répondit Patty, et, s’asseyant auprès de la fenêtre, elle tira de sa poche le Nouveau-Testament. Le blessé tendit l’oreille à la plus vraie de toutes les fictions, la parabole de l’enfant prodigue qui revient nu et affamé dans la maison de son père. Quand Patty, après avoir lu lentement et avec une émotion sincère, leva les yeux vers lui, il fermait ses paupières pour cacher des larmes dont il n’était plus maître. — Vous remarquerez, dit-elle, que le fils prodigue n’a pas attendu d’être meilleur ou mieux vêtu pour retourner chez ses parens.

Elle resta le lendemain encore, qui était jour de congé, et depuis trouva le temps chaque matin avant la classe de rendre visite au malade, dont le docteur ne désespérait plus. Il ne voulait recevoir son déjeuner que de sa main, et lui laissait faire d’ailleurs tout ce qu’elle voulait, lire, prier, parler de repentir, mais Patty cherchait en vain à se rendre compte de l’effet que produisaient sur lui ses exhortations. Un jour, en nettoyant la chambre, elle fut toute saisie de découvrir dans quelque recoin un hideux bonnet en peau de loup et des favoris postiches. De tels déguisemens ne lui permettaient guère de douter du métier qu’avait pu faire son nouvel ami. Lui serait-il possible de convertir un homme coupable de vols et peut-être de meurtre ? Ce jour-là, elle lut, pour lui donner confiance et pour en regagner un peu elle-même, l’histoire du bon larron. Lorsqu’ensuite elle l’aida, comme de coutume, à prendre son repas, il la regarda longtemps de cet air fixe qui dénote l’excès de faiblesse. — Vous qui êtes méthodiste, lui dit-il, avez-vous connu par hasard un jeune prédicateur ambulant du nom de Goodwin ?

Patty crut qu’il voulait pénétrer ses secrets et détourna la tête : — Nous sommes allés à l’école ensemble.

— Et moi, je l’ai entendu prêcher, il n’y a pas longtemps. C’est un brave homme.

— Il a toujours été le meilleur garçon de chez nous, répliqua Patty.

— Tiens ! fit le malade, on m’avait pourtant assure qu’il ne valait pas grand’chose dans le temps ; mais vous me direz qu’on peut se mettre à boire et à jouer pour s’étourdir quand on a du chagrin… Il a fait des sottises parce qu’une fille s’était moquée de lui ; une coquette sans cœur, je suppose ?

Patty devint très rouge et prétendit que l’heure de l’école ne lui permettait pas de rester davantage.

Le lendemain, elle ne put s’échapper que le soir pour sa visite quotidienne. En approchant de la cabane, elle vit des chevaux attachés à la porte, et craignit d’entrer à cette heure avancée ; ces chevaux n’appartenaient-ils pas à des brigands de la bande ? Revenue de bonne heure dans la matinée, Patty s’aperçut que les étrangers suspects étaient encore là. Ils parlaient haut, la porte ouverte. — Ce Pinkey sera toujours une poule mouillée, disait l’un d’eux.

— Il nous perdra, disaient les autres.

— Pourquoi ne l’avons-nous pas embarqué ?

L’entrée de Patty mit une brusque fin à la conversation. Elle traversa la première pièce sans les regarder, et passa aussitôt dans la chambre de celui qu’on appelait Pinkey. Le malade paraissait fort agité, il lui reprocha de l’avoir laissé si longtemps, et à plusieurs reprises répéta qu’elle ne devait plus le quitter. Quand le galop des chevaux résonnant au dehors l’eut averti que ses camarades étaient partis : — Il faut, dit-il d’une voix basse et précipitée en profitant du tapage que faisait dans la pièce voisine son hôtesse occupée à corriger les enfans, il faut que vous sauviez la vie d’un homme, la vie de Goodwin… Comme vous voilà pâle ! Jurez-moi que vous ne me trahirez pas.

Elle promit, aussitôt qu’elle put parler.

— Eh bien ! on doit le tuer dimanche, lorsqu’il traversera les bois du Chat-Sauvage. Il prêche à Jenkinsville à onze heures et à Salt-Fork à trois heures. On ne le laissera pas prononcer son second sermon… Les femmes n’inspirent pas de méfiance. Si un homme sortait de la colonie, ce serait différent, la consigne est donnée, il recevrait un coup de fusil ; mais vous, qui vous soupçonnerait d’aller seule si loin et la nuit ?… car il faut que ce soit la nuit.

Patty n’était pas une héroïne, n’importe, il s’agissait de sauver Goodwin. — J’irai, dit-elle.

— Et vous ne direz pas au docteur où vous allez, vous ne direz pas à Goodwin de qui vous tenez le renseignement ?

— S’il ne me croit pas pourtant ?

— Tout le monde croirait en vous.

— Je peux avoir été trompée, il ne voudra point passer pour un poltron.

— Soit, j’écrirai.

Il traça quelques mots sur un chiffon de papier qu’il plia ensuite. — Je m’en rapporte à vous, dit-il, vous ne l’ouvrirez pas. Et maintenant restez quelques jours sans revenir me voir ; prenez la route de l’est afin de dérouter les gens qui pourraient vous épier ; une fois au Long-Creux, impossible de s’égarer, il n’y a qu’un chemin à travers la forêt. Si le bon Dieu se mêle d’aider âme qui vive, il vous aidera pour sûr.

Patty sortit de la cabane éperdue. Ce voyage nocturne l’effrayait moins encore que les heures d’attente durant lesquelles il lui faudrait se composer un visage insouciant. C’était un samedi.

Le soir elle feignit de se rendre comme de coutume chez le docteur pour son congé du dimanche, et alla en effet prier M. Morgan de lui prêter son cheval. — J’en aurai besoin jusqu’à demain, ajouta-t-elle.

— Jusqu’à demain ? vous comptez donc voyager la nuit ?

— Ne m’interrogez pas, j’ai promis de me taire, c’est une question de vie ou de mort.

— Permettez-moi du moins de vous accompagner. Le gredin que je vous ai donné à soigner vous aura tendu quelque piège ; vous l’avez vu aujourd’hui. J’ai peur d’un guet-apens. De grâce, ne partez pas seule !

— Si vous ne me prêtez pas un cheval, j’essaierai d’aller à pied, voilà tout ! dit Patty avec une invincible obstination.

Le docteur céda, et pendant les quarante-huit heures qui suivirent se reprocha sans relâche sa faiblesse.

Le voyage de Patty est resté une tradition locale, une sorte de légende dans cette vallée de l’Ohio. On y mêle des apparitions, des miracles, on prétend que les anges la guidèrent sous la forme de deux beaux chiens à travers les seize milles qu’il lui fallut faire en pleine nuit dans la solitude des bois immenses. Quoi qu’il en ait pu être, elle atteignit saine et sauve Jenkinsville le matin, après avoir pris un peu de repos chez un bûcheron sur la lisière de la forêt.

Le meeting avait commencé dans l’église méthodiste, qu’elle reconnut à sa laideur et à sa pauvreté. Elle attacha son cheval à la porte, entra, et attendit que Morton eût fini de prêcher. Sa voix lui allait au cœur comme une musique délicieuse, cette voix qui lui avait juré naguère un amour qu’elle avait perdu, et dont une autre était maintenant l’objet !.. Cachée sous le long chapeau[3] qui déguise toutes les méthodistes, elle resta près de la porte lorsque la congrégation se fut dispersée. Alors Morton s’approchant d’elle avec bonté : — Vous êtes étrangère ici, ma sœur ?

— Pas tout à fait, répondit-elle.

Morton avait tressailli. — Patty ! s’écria-t-il avec une explosion de joie inexprimable, sans pouvoir croire ses oreilles, tant il lui paraissait impossible que Patty, qu’il ne savait pas convertie au méthodisme, pût être à Jenkinsville dans son église… Est-ce vraiment vous enfin ! Qu’est-ce qui vous amène ?

Patty répondit en levant vers lui un visage embelli par la joie : — Le désir de sauver la vie d’un ami. Si vous allez aujourd’hui à Salt-Fork,… vous êtes mort.

— Mort ? Comment pouvez-vous savoir ?.. — Elle lui remit le carré de papier mystérieux que lui avait confié Pinkey.

Morton y jeta les yeux et poussa un nouveau cri de surprise : — Burchard ! où est-il ?

— Vous ne devez pas m’adresser de questions, dit Patty en souriant.

— Et vous êtes venue d’Hissawachee m’avertir ?..

— Non, mon père m’a chassée, je suis maîtresse d’école au Plateau des Noyers.

Goodwin, tremblant de céder à l’entraînement de son cœur, s’efforça de ne lui parler que de la fatigue qu’elle devait éprouver, et l’emmena chez un des membres de l’église, qui servit un bon déjeuner à la sœur étrangère.

— Vous me laisserez vous reconduire, dit-il seulement d’un accent de prière.

Elle refusa, quelque désir qu’elle eût de dire oui. Sans l’écouter, il enfourcha Dolly, que la jeune fille baisa, en guise de compensation, sur son beau front luisant.

— Si je ne vais pas avec vous, j’irai à Salt-Fork, s’écria-t-il. Ces drôles ne croiront pas du moins que je les crains. Je peux faire un détour d’une dizaine de milles et ils ne comprendront jamais comment je leur ai échappé. Ma fidèle Dolly est toujours capable de ces prouesses-là. Patty, vous ne voulez pas que je vous remercie ?.. Écoutez, si je peux jamais vous servir, faites-le-moi savoir. Je voudrais mourir pour vous.

— Vous êtes marié, Morton, à ce qu’on m’a dit…

— Pas encore, répliqua-t-il avec amertume ; mais Patty était trop émue de son côté pour s’apercevoir de son émotion.

— Puissiez-vous être heureux !

— Ne prononcez jamais ce mot-là, s’écria Morton, si vous saviez ce que je souffre, ce que je souffrirai toujours ! Pourquoi ne m’avez-vous pas laissé égorger par les brigands ?.. Ma vie ne vaut pas qu’on la sauve. Adieu, adieu, Patty ! — Et touchant sa jument de l’éperon, il s’enfuit, craignant d’en dire trop.

Patty le suivit des yeux avec un singulier sourire… Elle avait beau être méthodiste, elle était femme après tout.


XII. — LES DEUX FRÈRES.

Tandis que Morton menait cette vie d’énergiques combats, Kike Lumsden arrivait lentement à la fin de ses souffrances. — Après moi, se disait-il. Dieu saura bien en trouver d’autres qui feront sans doute plus de bien que je n’ai eu la force d’en faire. — Pour les premiers méthodistes, l’homme n’était rien, l’œuvre était tout. Quand il rendit visite à sa mère cette année-là, il resta alité une partie du temps, et Mme Lumsden fut forcée de reconnaître avec tout le monde qu’elle le voyait pour la dernière fois. Kike savait cela mieux que personne ; il voulut régler ses intérêts comme un homme qui se prépare à une longue absence ; de lui-même, il aborda le sujet auquel sa mère et Brady craignaient de toucher, et bénit lui-même leur union en vertu d’une dispense ; ce mariage devait être le dernier acte de sa vie de prêtre. Obligé de traverser le circuit de Jenkinsville pour regagner le sien, il alla serrer la main du meilleur ami qu’il eût au monde.

— Pauvre Kike, dit Morton en le revoyant, que ne puis-je te prêter mon corps !

— Pour me tenir plus longtemps éloigné du repos ? répondit Kike en souriant.

Il ne put empêcher ce vieux et fidèle camarade de se faire remplacer par un collègue afin de pouvoir l’accompagner jusqu’à son nouveau circuit ; Morton avait peur qu’il ne mourût en route, et en effet, après avoir reçu dès le début du voyage une grosse averse qui le trempa jusqu’aux os, Kike fut pris d’un accès de fièvre épouvantable. Sans doute l’art médical était impuissant désormais à le guérir ou même à le soulager, cependant Goodwin résolut de se détourner de quelques milles du chemin direct pour consulter le docteur Morgan. C’était réaliser le dernier désir humain du pauvre garçon, qui, trop affaibli désormais pour concevoir des scrupules, se laissa ramener une fois de plus à cette porte hospitalière. Le docteur le reçut dans ses bras et lui rendit de grand cœur la chambre où il avait été si heureux.

— Que dites-vous de lui ? demanda Morton en prenant à part M. Morgan.

— Fini ! répondit celui-ci avec l’exagération de brusquerie sous laquelle se dérobait sa bonté ordinaire. La source est tarie, elle n’est plus de force à faire tourner le moulin huit jours. Quel dommage que vous gaspilliez ainsi votre vie, vous autres méthodistes, au lieu de vous en tenir à la bien employer !

Cependant Kike promenait autour de lui un regard inquiet comme s’il eût cherché quelqu’un. Longtemps il s’était interdit de venir chez le docteur dans la crainte de rencontrer Nettie, mais étant venu, il ne pouvait supporter d’être si près d’elle et de ne pas la voir. Vers le soir, il appela Patty qu’on avait envoyé chercher à son école :

— Cousine, demanda-t-il, où est-elle ?

Patty comprit avec son tendre instinct de femme et répondit : — Si elle ne vient pas, ce n’est pas par indifférence. Elle a passé toute la journée à pleurer.

Un peu plus tard, s’adressant à M. Morgan : — Je vous supplie de me répondre franchement, dit le moribond. Pourrai-je me relever jamais de ce lit ?

— Non, jamais, mon enfant, dit le docteur d’une voix brisée.

Un sourire de soulagement effleura les lèvres pâles de Kike. Son âme lassée secouait enfin cet écrasant fardeau de responsabilité auquel il s’était sacrifié tout entier. Il n’avait plus rien à faire que d’attendre la délivrance. Fermant les yeux : — Dieu soit loué ! murmura-t-il. — Pais il demeura quelques secondes immobile ; mais, le docteur ayant fait un mouvement vers la porte, il revint à lui pour le retenir avec vivacité.

— Qu’y a-t-il encore ? dit M. Morgan en passant une main paternelle sur les cheveux qui se collaient au front humide de Kike.

— Docteur… — Il referma les yeux. — Si vous n’y trouvez pas d’empêchement, je voudrais,… je voudrais voir Nettie.

— Merci d’avoir enfin prononcé son nom. Cela lui fera du bien, pauvre petite !

— Et si vous n’y trouvez pas d’empêchement non plus, je voudrais… la voir toute seule.

— Vous la verrez seule. C’est mieux en effet.

Les paroles s’arrêtaient dans la gorge de l’excellent homme, qui sortit précipitamment. Kike demeura comme autrefois les yeux fixés sur la porte ; il lui sembla qu’un laps de temps énorme s’écoulait, bien que ce fût trois minutes à peine, trois minutes passées par Nettie à essuyer en vain des larmes qui coulaient trop vite. Enfin elle parvint à se dominer et entra ; mais en apercevant ce blanc fantôme dont les yeux noirs seuls vivaient, passionnément fixés sur elle, son pauvre cœur lui manqua de nouveau ; l’instant d’après elle était à genoux auprès du lit et sanglotait. Kike étendit ses mains tremblantes, attira cette tête dorée sur sa poitrine, qui respirait à peine, et lui dit tout ce qu’une tendresse impitoyablement refoulée peut trouver d’irrésistible lorsqu’elle déborde à la fin, rompant les digues d’une volonté surhumaine. Ensuite ses paupières retombèrent. Pendant longtemps on n’entendit plus rien.

Quand les larmes de Nettie furent épuisées, ils parlèrent du passé, de tout ce qu’ils avaient ressenti, de tout ce qu’ils retrouveraient dans les sphères immortelles. Personne ne troubla ces fiançailles pour l’éternité.

Lorsque Patty revint de chez Pinkey, qu’elle avait été voir un instant pour être tourmentée par les questions les plus insupportables sur Morton Goodwin et sur ses fiançailles avec Anne-Éliza, elle trouva son cousin beaucoup mieux ; mais cette lueur de vie ne pouvait être de longue durée, le remède du bonheur était venu trop tard. Tandis qu’il sommeillait apparemment, Morton et le docteur échangeaient auprès de son lit des réflexions douloureuses.

— Quelle folie d’avoir ainsi abusé de ses forces ! disait l’un.

— Pourquoi n’a-t-il jamais voulu se soigner ? reprenait l’autre. Kike les interrompit tout à coup. — Nettie, lisez-nous donc le XXVIe chapitre de saint Matthieu, du 7e verset au 13e.

La pauvre enfant ouvrit le livre et lut tout ce qui concerne le vase d’albâtre rempli d’un parfum très précieux qui fut brisé sur la tête de Jésus, au grand scandale de ses disciples. Quand elle eut achevé, Kike leva un regard triomphant vers le docteur : — Vous avez raison, dit celui-ci ; vous êtes plus sage que nous, mon ami. Rien n’est perdu de ce que donne l’amour. C’est un vase très précieux que vous avez brisé sur la tête du Christ ; il ne l’oubliera pas.

À partir de cette heure, la lampe baissa rapidement ; à peine Kike put-il reconnaître sa mère et Brady, que l’on avait fait avertir et qui accouraient éplorés.

Au moment d’expirer, il reprit connaissance, imposa ses mains maigres et déjà glacées sur Nettie agenouillée tout près de lui, puis les leva vers le ciel en criant faiblement : — Maître, je ne me sui rien réservé !

La mort n’est pas toujours triste. N’avez-vous jamais assisté, du sommet d’une montagne, à l’un de ces couchers de soleil après lesquels le monde, transfiguré par la gloire des rayons resplendissans, reste longtemps baigné à l’horizon, même après que plus bas a commencé la nuit, d’une teinte vive et radieuse, souvenir persistant des pompes de la soirée ?

Jamais jour de tempête ne finit plus doucement que la vie tourmentée d’Ézéchias Lumsden. Il avait défendu que sa tombe portât aucun nom, ne voulant rester, disait-il, que dans la mémoire de Nettie ; mais le docteur Morgan fit graver sur la pierre à chaux, qui abonde dans ces montagnes, l’inscription suivante : « Un vase d’albâtre rempli d’un parfum de grand prix. »

Patty avait reçu par l’entremise de Brady une lettre de son père lui enjoignant de revenir : il était cloué au lit par ses rhumatismes, les enfans se trouvaient abandonnés, le ménage était en désordre. Il s’étonnait qu’une si pieuse personne négligeât de la sorte ses devoirs les plus essentiels, et le lui reprochait comme si elle eût quitté la maison de son propre gré. Quelque rude que fût cet appel, la jeune fille y obéit avec empressement. Elle voulait à tout prix fuir Morton ; l’intimité qui s’était renouée entre eux auprès du lit de mort de Kike la faisait trop souffrir ; il lui était impossible de supporter ce contact de toutes les minutes, surtout en le voyant si agité lui-même, car les emportemens du vieil homme s’étaient réveillés chez Morton en présence de Patty, et il n’eût pas réussi peut-être à les maîtriser si d’autres sentimens presque aussi forts, — la douleur que lui causait la mort de son ami, le courage inspiré par un exemple héroïque, — ne lui fussent venus en aide.

Miss Jane Morgan ayant obligeamment proposé de remplir sa place jusqu’à la fin de l’année scolaire, la maîtresse d’école du Plateau des Noyers put partir sans retard avec Brady et sa femme. Sa dernière visite fut à la cabane où elle avait si longtemps et si patiemment soigné Pinkey : mais l’oiseau de proie s’était envolé. La veille déjà, elle l’avait trouvé debout et tout botté, essayant sa fausse barbe. Il était décidément incorrigible.

Morton, qui, lui aussi, voulait se rendre à Hissawachee pour quelques jours de congé avant d’entreprendre une mission lointaine, n’eut garde de confier ce projet à Patty, n’osant affronter sa société pendant le voyage qu’il eût été naturel de faire avec elle. Il partit par un autre chemin, et, grâce à Dolly, la précéda d’un jour dans sa colonie natale.

Inutile de décrire l’enthousiasme avec lequel il fut reçu. Le père Goodwin lui-même oublia momentanément ses doléances habituelles ; le jeune Henry, devenu presque un homme, contemplait son aîné d’un air de crainte respectueuse ; quant à la mère, sa première parole fut pour dire tout bas à Morton en le serrant contre son sein : — Ton frère Louis est revenu !

— N’avait-il donc pas été tué, il y a plus de dix ans, dans une rixe à Pittsburg ? s’écria Morton abasourdi.

— C’était une fausse nouvelle qu’il avait aidé lui-même à répandre. Tu le recevras avec bonté, n’est-ce pas ? Il tremble de se trouver en face de toi, te croyant plus sévère qu’un autre.

— De quel droit le serais-je ? dit Morton. Je ne me rappellerai qu’une chose, le talent avec lequel il me fabriquait des bateaux quand j’étais petit. Au fait, c’est, avec le chagrin que vous a causé sa disparition, tout ce que je sais de lui. Moi aussi j’ai failli une fois vous faire souffrir. Pauvre Louis, où est-il ?

La mère passa dans une chambre voisine et ramena un homme de mauvaise mine dont la vue fit jeter un cri à Morton.

— Qu’est-ce que cela veut dire, grand Dieu ! Burchard, êtes-vous vraiment mon frère Louis ?

L’autre lui tendit timidement la main.

— En ce cas, j’ai double raison pour vous aimer, car vous m’avez rendu mon cheval et mon fusil, qui vous appartenaient par ma faute, et c’est vous qui m’avez sauvé au Trou de Brewer. C’est vous qui plus tard m’avez envoyé de nouveau un avertissement précieux.

— J’ai fait bien d’autres choses, dit le faux Burchard. — Il n’ajouta rien de plus à sa confession ce soir-là ; mais, le lendemain, quand, Patty étant arrivée avec le maître d’école, Morton voulut présenter son frère à miss Lumsden, Louis Goodwin dit avec un demi sourire : — Les présentations sont inutiles, elle me connaît bien ; sans elle je serais sous terre depuis longtemps.

— Comment ? balbutia Morton, qui retombait dans la stupéfaction.

— Elle m’a soigné malade, et cependant ce n’était pas Louis Goodwin ni le shérif Burchard qu’elle voyait en moi. Autant mettre la vérité au jour, Morton, et me débarrasser une fois pour toutes des déguisemens. Si vous me haïssez ensuite, tant pis.

Il rentra dans l’alcôve et revint avec sa longue barbe et son bonnet de peau de loup.

— Un brigand ! s’écria Morton avec horreur.

— Oui, le brigand Pinkey, que vous vouliez faire assommer dans le buisson et à qui vous avez donné la chasse à travers bois.

— Pinkey, qui vous a sauvé la vie, ajouta finement Patty. Morton était resté le sourcil froncé par une expression de mépris douloureux ; à ces mots, il se rapprocha de son frère.

— Ta main encore une fois, lui dit-il. Je suis content que tu sois revenu. Que Dieu te pardonne ! Je te connais bien, tu as été plus faible que méchant.

Patty s’était levée pour se rendre chez son père.

— D’abord, lui dit Louis Goodwin, laissez-moi mettre à vos pieds mon déguisement, auquel je ne toucherai plus.

Patty prit du bout des doigts le bonnet, la fausse barbe, et jeta au feu tout cela.

Les deux frères eurent ensemble un long entretien, dans lequel Louis raconta en détail à Morton la dernière aventure de Pinkey ; nous allons la transcrire brièvement ici.

Le soir même où Kike Lumsden rendit à Dieu son âme pure, Anne-ÉIiza Meacham, ignorante de ce qui se passait dans la maison du docteur Morgan, avait fait dix milles, par piété sans doute, pour atteindre l’église du Mont-Thabor, où devait prêcher Morton. Pourquoi, lorsqu’elle vit la figure voûtée d’un vieillard inconnu apparaître dans la chaire au lieu de la belle prestance et des cheveux bouclés du frère Goodwin, Anne-Éliza regretta-t-elle d’être venue ? Il est certain qu’elle quitta l’église de mauvaise humeur en se promettant de quereller Morton, sans exagération pourtant, elle ne se sentait pas assez sûre de son empire… Tandis qu’elle répétait mentalement quelque scène de spirituelle coquetterie, une forme humaine assez effrayante, surgissant des épaisseurs de la forêt, se jeta soudain à la tête du vieux cheval qui la portait.

Son cœur battit très fort, et, ne doutant pas qu’elle n’eût affaire à un voleur, elle balbutia : — Que me voulez-vous ?

— Rien au monde que de vous décider à faire votre devoir, dit cet étrange bandit en retenant toujours la bride du cheval. Croyez-vous vraiment que, malgré toutes vos prières et vos chansons, vous ne soyez pas une drôlesse ?

La colère prit chez Anne-Éliza la place de la peur : — Qui êtes-vous pour m’insulter, misérable ? Un voleur que le repentir peut seul sauver. Revenez à la religion… Ne laissez pas échapper votre jour de grâce…

La sœur Meacham était retombée par habitude dans sa veine d’exhortation pathétique, mais pour la première fois un éclat de rire moqueur l’interrompit.

— Allons, ma colombe ! vous n’allez pas continuer avec moi cette comédie. Je sais de reste que je suis sur le chemin de l’enfer, mais nous nous retrouverons un de ces jours au but de notre voyage, et je me demande si vous n’occuperez pas là-bas une place plus distinguée encore que la mienne. Vous voyez que je vous connais, et que vos alléluia ne m’imposent guère.

Anne-Éliza le regardait consternée.

— Pourquoi épouser les gens contre leur gré ? ajouta Pinkey.

— Le frère Goodwin m’a demandée en mariage.

— Oh ! sans doute, mais vous l’avez forcé.

— J’en suis incapable.

— Vous étiez incapable de ces choses-là en Pensylvanie, n’est-il pas vrai ? — Et, comme Anne-Éliza changeait de couleur : — N’avez- vous pas envoyé Harlow au diable cependant ?

— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle d’une voix tremblante.

— Et ce petit brun, dont le désespoir a fait un ivrogne, et cet autre…

— Pourquoi relever tous mes vieux péchés ? dit Anne-Eliza fondant en larmes. Si vous me connaissez, vous savez que je m’en suis repentie et que j’essaie de mener une vie meilleure avec la grâce de Dieu, qui m’aurait pardonné des fautes plus graves.

— Peut-être, mais sans vous permettre pour cela de les oublier, ma mie. Je vous ménage encore, chère Éliza, il y a des choses que vous souffririez trop d’entendre de ma bouche. Vous êtes une jolie fille, le frère Goodwin s’en est peut-être aperçu comme les autres, mais il ne vous aime pas…

— Laissez-moi passer, s’écria la jeune femme exaspérée.

— Tout à l’heure, angélique créature. Le dépit ne sied pas à vos traits, l’extase religieuse leur va décidément mieux ; cultivez donc l’extase à votre aise ; mais, puisque vous êtes si dévote, pourquoi ne pas essayer d’être honnête ?.. Est-ce bien vertueux de tricher avec son futur mari ? Comment vous y prendrez-vous pour tricher avec le grand juge dont vous parlez toujours ?

La pauvre Anne-Éliza s’était naïvement persuadé que le pardon de Dieu avait effacé les actes répréhensibles de sa vie, comme s’ils n’eussent jamais existé ; rien ne pouvait donc lui être plus désagréable que de voir sa conscience se dresser devant elle sous la forme d’un voleur de grand chemin en fausse barbe et en bonnet de peau de loup.

— Allons, reprit Pinkey, vous allez écrire gentiment un petit billet à Morton Goodwin pour lui rendre sa parole. Je me charge de le porter.

— Je n’écrirai rien de pareil, dussiez-vous me tuer !

— Vous n’avez pas peur d’un coup de pistolet parce que vous espérez sauter tout droit au paradis, rusée que vous êtes ! Aussi n’ai-je aucune intention de vous tuer ; seulement si vous n’écrivez pas, j’écrirai, moi,… j’écrirai l’histoire véridique d’Anne-Éliza Meacham, et les motifs qui lui ont fait quitter la Pensylvanie pour venir prêcher dans le désert, quitte à damner les gens avec ses yeux bleus.

Anne-Éliza balança une seconde encore.

— Il dépend de vous que je garde vos secrets, dit Pinkey pour la décider.

Descendant de cheval, elle prit convulsivement le crayon que lui tendait son bourreau, qui persistait à la surveiller de près.

Pinkey dicta :

« Cher monsieur, notre engagement est rompu ; c’est ma faute et non la vôtre. »

— J’espère que cela suffira, dit le brigand, quoiqu’il ne soit pas facile de se débarrasser d’un pareil filet ! Je le sais par expérience, ayant compté parmi vos victimes dans le temps.

Anne-Éliza avait écrit en se disant qu’elle pourrait affirmer à Goodwin que ce billet lui avait été arraché par violence ; elle pensa qu’il serait bon d’ajouter que l’auteur de cet attentat satisfaisait ainsi une vengeance amoureuse. Les femmes aiment toujours entretenir leurs amans des passions insensées qu’elles inspirent à d’autres ; mais Pinkey parut lire dans ce recoin ténébreux de sa pensée.

— Maintenant, ajouta-t-il, je ne parlerai que si vous m’y forcez en rétractant ce billet.

— Lâche que vous êtes ! sanglota l’infortunée, scélérat ! monstre !

— Allons ! vous m’avez donné jadis des noms plus doux ! fit Pinkey avec une souriante philosophie.

Et le brigand disparut dans le fourré pour toujours, car il redevint ensuite un certain Louis Goodwin que la crainte de la bande dont il avait fait partie autant que celle des poursuites légales envoya rejoindre sous son véritable nom, qui était son meilleur déguisement, l’armée américaine, aux prises avec la Grande-Bretagne. Il lava de son mieux la tache imprimée à ce nom en se faisant tuer à Lundy’s Lane.

Mais nous anticipons sur les événemens ; nous oublions de montrer Morton retrouvant Patty dans cette même laiterie où il lui avait parlé de son amour pour la première fois, et reprenant au point où elle était restée la conversation interrompue. Malgré elle, Patty se berçait des mêmes rêves, et Morton avait le cœur aussi jeune que dans ce temps-là, en dépit de la discipline sévère qu’il lui avait imposée. Ils lurent ensemble le billet d’Anne-Éliza.

— Pauvre fille ! dit généreusement Patty. Il a dû lui en coûter beaucoup.

Morton ne l’en aima que mieux pour cet élan digne d’elle et de lui.

L’ancien Magruder ne comprit jamais pourquoi les fiançailles de Morton avaient été rompues ; il renonça sagement à s’expliquer un cas que faute d’expérience il avait embrouillé dès le premier jour et répara de son mieux la sottise dont il s’était, sans le vouloir, rendu coupable en sollicitant le circuit d’Hissawachee pour le jeune prédicateur. Ceci permit à Morton de s’installer provisoirement, sans renoncer pour cela au ministère, chez le capitaine Lumsden, dans la double qualité de régisseur du tyran de la colonie, qui se mourait, — et de gendre.


EDWARD EGGLESTON.

  1. Voyez la Revue du 1er octobre.
  2. Jerks, — secousses.
  3. Sun-bonnet, — chapeau contre le soleil.