Le Prédicateur ambulant, récit des temps héroïques de l’ouest américain/01

Le Prédicateur ambulant, récit des temps héroïques de l’ouest américain
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 5 (p. 679-707).
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LE
PRÉDICATEUR AMBULANT
RÉCIT DES TEMPS HÉROÏQUES DANS L’OUEST AMÉRICAIN.[1]


I. — LE VANNAGE.

Tout ce qui paraît invraisemblable dans cette histoire est vrai. Le récit que je vais faire étonnera sans doute ceux de mes lecteurs qui ne savent rien de la vie sociale dans l’ouest au commencement du siècle ; ils refuseront peut-être de croire à ces contrastes de fêtes pastorales, de sauvages orgies, de revivais non moins sauvages, à ces rapprochemens du bandit et du prédicateur, à ce mélange de simplicité primitive, de choses grotesques et féroces, de crimes et de piété. Quant à moi, nourri tout enfant sur le sol même où mon grand-père avait défendu contre les Indiens sa famille retranchée dans une hutte bâtie de ses mains, au milieu d’un désert, la vie sauvage m’a été de bonne heure familière. Vers l’âge où d’autres prêtent l’oreille à des fables et à des contes de fées, mon imagination était déjà hantée par les combats livrés aux Indiens et aux brigands. Au lieu du Petit Chaperon rouge, nous nous racontions les aventures de la génération précédente, ses luttes contre les bêtes féroces sur le chemin même que nous suivions pour aller à l’école. Dans beaucoup d’intérieurs régnaient encore les anciennes coutumes ; la laine était cardée, filée, teinte, tissée, les vêtemens faits à la maison, et les vieilles solennités agricoles n’étaient pas tombées en désuétude. Le vannage de blé que je vais peindre remonte cependant plus loin que mon enfance, à une cinquantaine d’années peut-être, à l’âge d’or où les représentans du congrès étaient incorruptibles et où le sergent d’armes les empêchait à grand’peine de s’entre-tuer.

La cérémonie du vannage chez le capitaine Lumsden dans la colonie d’Hissawachee (Ohio méridional) ouvrait toujours la saison ; elle donnait le branle à un nombre incalculable d’autres vannages de grain, coupes de bois, pelages de pommes, etc., sans parler des réjouissances pures et simples qui marchent de front avec l’utile. Le blé du capitaine Lumsden s’entassait prêt à être vanné en un monceau de cinq à six pieds de haut. Le capitaine n’était point insensible aux considérations d’économie, il savait parfaitement qu’il y aurait avantage à faire vanner son blé par les gens de la ferme, car la dépense des rafraîchissemens et l’obligation de prêter la main en retour à tous les travaux du même genre contre-balançaient et audelà le travail gratuit ; mais qui peut se soustraire à la tyrannie de l’usage ? Le capitaine Lumsden passait déjà pour un homme dur et injuste ; vanner son blé tout seul, c’eût été perdre l’honneur, descendre au niveau d’un colon yankee établi plus haut sur la rivière, et qui osait pratiquer certaines économies défendues, vendre même à prix d’argent les moindres bagatelles, le beurre ou les œufs par exemple. Plus d’une fois il avait été question de condamner au plongeon cet être méprisable. Être « serré comme l’écorce au tronc d’un hêtre, » et yankee par-dessus le marché, équivalait presque à la qualité de voleur de chevaux.

Il y avait donc vannage chez Lumsden ; les dames de l’établissement profitaient de l’occasion pour étendre une couverture sur des cadres et passer l’après-midi à piquer en babillant. Chacune d’elles rougissait de crainte et d’espérance toutes les fois que certains noms d’hommes étaient prononcés. Qui pouvait prévoir l’issue des divertissemens de la soirée, les révélations qu’ils amèneraient ?

Il faisait nuit, la pleine lune s’élevait comme un feu de joie parmi les arbres qui couronnent la colline, quand les vanneurs se rassemblèrent autour du tas de blé. Les premiers arrivés attendaient les autres et passaient le temps à calculer le nombre de boisseaux qu’il tireraient de là. Le capitaine, petit homme irascible, toujours agité, accueillait ses voisins à la façon d’un gentleman de la vieille Virginie, en leur tendant la main avec une condescendance secrète qui se faisait sentir sous l’apparente familiarité. Quand nous parlons du capitaine Lumsden comme d’un gentleman virginien, nous nous plaçons à son propre point de vue. Dans le comté qui l’avait vu naître, sa position sociale n’avait rien d’élevé, son père était un parvenu dont la fortune se fit par des moyens suspects, mais tel est l’avantage de l’émigration que, parmi ces barbares des défrichemens, le seul fait d’être né dans la vieille Virginie équivalait à des lettres de noblesse. Lumsden, sans que personne y trouvât à redire, se tapait donc fièrement la jambe de sa cravache en parlant de parenté avec les plus anciennes familles. Il y avait dans ces hâbleries une ombre de vérité ; il était allié par sa femme au vieux sang dont il tirait gloire.

La réunion est enfin à peu près complète ; il s’agit de se partager le tas. Deux juges sont choisis à cet effet : M. Butterfield, personnage lent, qui passe pour savoir beaucoup parce qu’il parle peu et qu’il examine attentivement les choses, et M. Sniger, qui jouit de la même réputation parce qu’il est au contraire beau parleur et tout de premier mouvement. Butterfield mesure la montagne de blé sous toutes ses faces en comptant ses pas, secoue la tête, recommence, louche, compare, ferme un œil, tandis que les jeunes gens l’observent avec respect. Sniger prend une vue panoramique de l’ensemble avec son dédain ordinaire pour les minuties, et, indiquant le côté gauche, fait remarquer à ses admirateurs que la pile est une idée plus haute par là, mais que le grain, beaucoup plus beau, se vannera sans peine, tandis que de l’autre côté c’est du fretin de blé, dur comme le diable à séparer de la balle. En conséquence, il est d’avis de partager le tas par le milieu, et, chose étrange, Butterfield, après son interminable examen par poids et mesures, arrive à la même conclusion savante et complexe, ce qui confirme pour le public l’infaillibilité des deux juges. On divise donc le tas ; il s’agit maintenant de nommer des chefs. Bill Mac-Conkey est présent, il n’y a pas de vanneur plus habile, mais quelqu’un objecte dans la foule que parmi les personnes présentes nul n’est de force à lutter contre lui. — Où est Mort Goodwin ? demande Conkey. C’est le seul qui puisse me tenir tête ; j’aimerais le battre.

— Le voilà qui vient là-bas ! dit Sniger, désignant de loin un grand garçon bien découplé qui s’avance en toute hâte à travers champs. Arrivé devant la barrière, il y appuie ses deux mains et la franchit d’un bond.

— C’est bien lui, c’est son saut ! dit le petit Kike, un neveu du capitaine.

— Holà ! Mort ! — s’écrient-ils tous en chœur, tandis que le jeune homme approche, son large chapeau de paille à la main et en s’essuyant le front. — Nous t’attendions ; vous êtes choisis, toi et Conkey.

Le sort décide que Conkey sera le premier à choisir les hommes et Goodwin à choisir sa part de blé. Goodwin déclare qu’il prend le plus mauvais bout, et, le signal étant donné, tous les bras s’escriment à l’envi.

Le capitaine fait circuler la bouteille, Conkey hurle de bruyans encouragemens entremêlés de jurons ; ce système excite peut-être l’ardeur de ses hommes, mais il a le même effet sur leurs adversaires. Morton, plus prudent, vanne lui-même de toutes ses forces, qui égalent au moins celles de deux travailleurs ordinaires réunis. — Allons, camarades ! dit-il, ne craignez rien,… le souffle qu’il dépense en cris, nous le dépenserons en besogne. Surtout point de tricheries de ce côté ! À vos postes ! ne perdez pas une seconde pour courir vérifier où en sont les autres !

Pendant une heure, la lutte continue, énergique, sans interruption. La montagne de grain non vanné a diminué considérablement, une vague immense de balle se gonfle derrière les deux camps.

— Pourquoi ne bois-tu pas ? demande Sniger à Morton.

— Il veut se garder l’haleine fraîche pour Patty Lumsden ! dit en riant l’un des garçons. — Celui-là n’a jamais su combien près il avait été de recevoir un solide coup de poing.

Conkey en revanche boit un peu trop, et ses appels au courage de ses hommes deviennent de véritables vociférations. Déjà il crie victoire, et en effet les chances longtemps équilibrées des deux côtés paraissent pencher vers le sien, lorsque Morton donne un coup de collier presque surhumain, et dont l’exemple est contagieux pendant quelques minutes suprêmes. Le dernier grain est épluché à temps pour permettre au camp de Morton Goodwin de fondre sur celui de Conkey, où deux douzaines d’épis environ restent aux mains des triomphateurs. Conkey, furieux, prétend qu’il sait bien ce que son adversaire a fait de son blé en indiquant la pile de balle. Goodwin, avec le calme d’une conscience nette, propose une vérification générale, qui n’est point acceptée par raison de prudence. Tout ce qui reste à faire pour les vainqueurs comme pour les vaincus, c’est de se rendre à la maison, vieux bâtiment hybride, moitié cabane, moitié blockhaus. Après les ablutions nécessaires, on rejoint les dames, qui ont quitté leurs cadres à piquer et préparé un souper substantiel dans la salle commune. Elles sont toutes rangées contre le mur d’un air modeste, très préoccupées au fond de l’effet que produisent leurs robes de tiretaine sur la partie masculine de l’assemblée, car à quoi bon carder, filer, tisser, tailler et coudre une robe neuve, si ce n’est pour qu’on l’admire ?

Le souper ne fut pas long ; les vanneurs mangeaient maladroitement et avec embarras, comme font toujours en public, fût-ce en compagnie les uns des autres, ces hommes de frontière. Les piqueuses avaient soupe une heure auparavant, la table n’étant pas assez grande pour les deux sociétés. Le couvert enlevé, elles se réunirent, et les plus braves proposèrent quelques jeux campagnards qui rompirent la glace. Morton Goodwin, qui passait pour l’esprit brillant du cercle, imposait des gages où les baisers tenaient naturellement une grande place. Goodwin apportait sa part d’entrain dans les jeux bruyans qui se succédaient avec fureur ; cependant il ne laissait pas d’être inquiet. Patty Lumsden ne voulait pas jouer. Au fond, il en était bien aise : il n’aurait pu souffrir de la voir embrassée par ses camarades ; mais Patty ne serait-elle pas mécontente de la part qu’il prenait à ces ébats rustiques ? La mission qui lui avait été confiée de prononcer, les yeux bandés, l’arrêt de chacun, lui évitait, jusqu’à un certain point l’épreuve des baisers ; mais si un malicieux hasard voulait que le gage tiré fût le sien ? — Sa bonne fortune l’empêcha heureusement de se condamner lui-même.

Enfin, les gages épuisés, on passa d’un commun accord à un jeu d’enfant qui a existé sans doute en Angleterre de temps immémorial : tout le piquant de ce jeu consiste à s’agenouiller sur un mouchoir pour embrasser celle qu’on aime. Conkey s’empara du mouchoir le premier au milieu du refrain :


« Où poussent l’orge, les pois, les fèves et l’avoine ?-— Ni vous ni moi ne le savons ; mais le fermier sait — où poussent l’orge, les pois, les fèves et l’avoine. »


Bien qu’il affectât de regarder autour de lui d’un air perplexe, les demoiselles échangèrent des coups de coude et se montrèrent Jemima Huddlestone d’un air significatif. Naturellement il embrasserait Jemima ; c’était prévu…, tout le monde le savait, excepté les deux acteurs principaux. Conkey se croyait fort indécis, et Jemima détournait sa large face rouge pour étudier attentivement un nœud du plancher ; mais ses paupières baissées ne faisaient que rendre son attente plus visible, tandis que les chuchotemens de la société avivaient les couleurs de ses joues. Conkey, s’arrachant par un effort soudain à ses apparentes incertitudes, tourna sur lui-même, étendit le mouchoir aux pieds de cette Hébé des défrichemens, et s’agenouilla craintif sur un ourlet, tandis que, d’un air contraint qui ne trompa personne, Jemima s’agenouillait sur l’autre bord pour recevoir un baiser si vif et si bruyant qu’une explosion de bravos et d’hilarité le salua. Conkey s’était relevé avec la mine d’un homme qui a fait son devoir dans des circonstances difficiles ; Jemima reprit le mouchoir, et, tandis qu’on répétait le refrain, embrassa de la même façon l’un de ces messieurs pour le laisser ensuite porter ses hommages à une nouvelle divinité. Ces alternatives duraient depuis quelque temps ; en vain la grosse Semantha Britton avait-elle adressé un appel souriant à chacun des possesseurs successifs du mouchoir. Semantha n’avait jamais compris pourquoi ses sourires n’avaient pas plus de succès. Sur ces entrefaites, quelqu’un choisit, comme on devait s’y attendre, la jolie Betty Harsha, et tout le monde devina qui choisirait Betty. Morton Goodwin était l’élu de son cœur : elle s’habillait pour attirer ses regards, elle ne le quittait pas des yeux à l’église, elle se plaçait adroitement sur son chemin, elle le forçait à la reconduire, et, maintenant qu’elle tenait le mouchoir, chacun regardait Goodwin. Trop jeune pour être insensible au charme de cette petite figure ronde aux yeux brillans, aux lèvres boudeuses semblables à une cerise, il n’eût pas été fâché d’être l’objet d’une si flatteuse préférence, si au moment même Patty Lumsden, délivrée enfin des soins de maîtresse de maison, ne fût venue suivre les péripéties du jeu. Elle se tenait derrière Jemima, et le contraste était charmant entre cette robuste beauté campagnarde et la frêle Patty, blanche avec des yeux noirs et une chevelure de jais qui faisaient ressortir encore sa blancheur, la démarche fière, des traits délicats, une physionomie aussi résolue qu’intelligente. Patty faisait, comme on dit, honneur à sa mère, personne hautaine et d’habitudes distinguées, qui, par sa réserve, s’était attiré une réputation de bégueule, à la grande satisfaction de son mari. L’apparition de Patty dans sa robe d’indienne, — un luxe extraordinaire à cette époque, — fit donc désirer à Goodwin que Betty Harsha en attaquât un autre pour cette fois ; mais Betty, sans attendre le signal, se précipita sur le mouchoir aux pieds de Morton, qui prit son temps pour s’agenouiller. Bon gré mal gré cependant, après avoir reçu le baiser de Betty, il se trouva debout le mouchoir à la main, l’air ahuri, au milieu des fous rires.

Ces rires blessèrent Goodwin comme s’ils eussent été excités par l’angoisse très réelle qu’il éprouvait. Déclarer sa préférence pour une autre femme, fût-ce par plaisanterie, Patty étant présente, était au-dessus de ses forces, et s’agenouiller devant Patty elle-même au-dessus de son courage. Soudain ses yeux rencontrèrent le sourire avide de la pauvre Semantha Britton. Une issue se présentait : Patty ne pouvait être jalouse de celle-là. Il étendit le mouchoir devant Semantha et lui donna ainsi le droit de choisir un partenaire. L’élégant de la bande était le petit Gab, c’est-à-dire Gabriel Powers fils. Le vieux Gab passait pour le fermier le plus avare du voisinage ; mais son fils, s’étant enfui tout jeune de la maison paternelle, avait gagné les montagnes, et en avait rapporté de l’argent acquis on ne savait comment. Tout ce capital passa en vêtemens d’apparat ; il portait des moustaches, innovation qui dans ces temps primitifs révélait assez un homme qui a vu le monde. Chacun se moquait de ce fat et chacun l’admirait. Nulle jeune fille n’avait encore osé jeter son dévolu sur le petit Gab ; mais Semantha, certaine qu’elle n’aurait plus de longtemps la chance de choisir un amoureux, prit bravement son parti de frapper au plus haut. Les joueurs se gardèrent de rire quand elle se prosterna aux pieds de Gab ; ils furent épouvantés de tant d’audace. Le petit-maître fit bonne contenance. Tombant gracieusement sur un genou, il daigna recevoir ce baiser imprévu, puis releva le mouchoir avec un geste délicat de la main qui portait un diamant ou tout au moins une pierre transparente que son propriétaire faisait passer pour tel. Toutes les filles sentirent aussitôt battre leur cœur, car les dames vêtues de tiretaine ne sont pas plus exemptes d’une certaine prédilection pour les fats que les dames parées de satin et de velours. Gab avait son plan secret : c’était un de ces hommes qui, ayant fait beaucoup de choses par miracle d’effronterie, croient que ce moyen suffit pour atteindre à tout, pourvu qu’on ne soit pas impudent à demi. Il savait que miss Lumsden se tenait à l’écart des jeux prétendus innocens ; il savait aussi qu’elle faisait grand cas de Morton Goodwin et avait vu clair dans les luttes de celui-ci.

Tandis qu’on chantait les couplets d’usage, il conserva le calme du savoir-vivre, puis, au moment voulu, passa rapidement derrière la chaise de Jemima et alla saluer Patty. Tout le monde retenait son haleine. Les joues de Patty devinrent non pas rouges, mais très pâles ; se détournant, elle cria vers la cuisine : — Que voulez-vous ? Je viens ! — et sortit tranquillement. Le pauvre garçon, qui avait déjà fléchi le genou, ne put se relever à temps pour échapper aux quolibets de ses camarades. — Il répliqua, en suivant des yeux Patty avec une moue de dédain, qu’il avait voulu la faire courir ; mais sa déconfiture était évidente.

Quand on fut sur le point de se disperser, Morton essaya d’échanger un mot avec Patty. Il la trouva seule dans la cuisine, et la pensée qu’elle l’attendait peut-être le bouleversa. La lueur rouge des tisons dans la large cheminée se jouait sur les murailles de bois et animait le teint blanc de la jeune fille ; mais, au moment où Morton allait parler, le pas rapide et impérieux du capitaine Lumsden retentit, et avec son petit rire métallique : — Morton, lui dit-il, que fais-tu de ta politesse ? Il n’y a plus personne pour accompagner Betty Harsha.

— Le diable emporte Betty ! murmura Morton, ce qui ne l’empêcha pas de l’escorter une fois de plus.


II. — LE COMBAT.

Chaque histoire a une qualité en commun avec l’éternité. Commencez-la où vous voudrez, il y a toujours un commencement antérieur au vôtre, de même que le dénoûment véritable se perdra toujours dans un vague brouillard par-delà votre dénoûment. Tout le monde ne se souciant pas de remonter à la création, force est bien de pratiquer une trouée quelque part à travers les fils entrelacés des aventures humaines, amours, mariages, naissances, morts, craintes, espérances, succès et déceptions ; mais, en quelque point que vous la pratiquiez, il y a toujours, je le répète, en-deçà du commencement quelque chose d’essentiel à dire. Il est indispensable par exemple que le lecteur sache comment Morton avait depuis l’enfance adoré plutôt qu’aimé Patty Lumsden. À l’école, Patty était toujours première et Morton second ; une fois, par exception, Patty se trompa en épelant, Morton fit aussitôt une faute volontaire pour ne pas l’éclipser. Quand elle regagna ensuite la place d’honneur, il eut soin de marcher sur ses talons. On a dit que l’amour était le purificateur de notre jeunesse ; Morton en effet, malgré sa passion pour la chasse, les courses, le jeu et autres plaisirs en vogue, fut préservé de vices plus graves par son amour. Si ce culte eût été moins respectueux, Morton aurait vu depuis longtemps la fin de ses incertitudes, mais il était trop profondément pénétré de la suprême noblesse de Patty ; d’ailleurs il y avait un dragon gardien du trésor : Morton tremblait devant le capitaine Lumsden. Celui-ci, l’un des premiers colons, était aussi à beaucoup près le plus gros propriétaire. Il avait par des prêts habiles étendu sa domination à vingt milles à la ronde. Les juges eux-mêmes étaient ses débiteurs, et, dans les rares circonstances où l’on s’était permis de lui faire quelque opposition, le capitaine avait su frapper avec un tel dédain des moyens et des conséquences qu’il était devenu l’objet de la terreur générale. Deux ou trois familles furent forcées par les persécutions de cet homme vindicatif d’abandonner la colonie, de sorte que son nom s’associait à une sorte d’autorité royale.

Le père de Morton Goodwin n’était, lui, qu’un petit fermier. Comment le fils aurait-il pu faire des avances directes à une fille aussi fière que Patty ? Malgré tout, Morton s’obstinait à compter sur quelque événement improbable qui le placerait dans une situation moins désavantageuse. D’abord Lumsden n’avait nullement favorisé les rêves du jeune Goodwin ; il l’avait traité avec cette arrogance protectrice d’autant plus blessante qu’on n’y peut répondre franchement comme à une insulte ; mais depuis peu, ayant remarqué la force et l’indépendance croissante de ce caractère, l’ascendant qu’il exerçait sur les autres hommes de son âge, le capitaine avait compris la nécessité de se l’attacher en vue des élections qui devaient avoir lieu à l’automne. Non qu’il eût la moindre intention de lui donner sa fille, — il ne voulait que souffler le chaud et le froid pendant quelque temps et laisser à l’ardent jeune homme juste assez de confiance pour l’amener à servir ses intérêts. Morton, étonné d’abord du changement de Lumsden, ne tarda pas à conclure qu’on en arriverait bientôt à l’entente la plus parfaite.

Dans la matinée du dimanche qui suivit le vannage, Morton se rendit à l’écurie. Avez-vous jamais eu le bonheur de passer un paisible dimanche d’automne dans les forêts vierges ? C’est un calme, une solitude, une douceur de brise et de lumière incomparables. Les volées de merles se préparent en sifflant à leurs migrations, les lents croassemens des corbeaux se mêlent de loin aux cris moqueurs de l’écureuil grignotant les faînes. Morton n’observait rien de tout cela, n’étant point d’un tempérament poétique. Il pensait aux courses qui devaient avoir lieu ce jour-là, aux chances de victoire de sa belle Dolly, le seul bien qu’il eût en ce monde, une jument pur sang, capable de tous les succès, croyait-il, par suite de son origine aristocratique, et il s’était levé dès l’aube pour aller l’admirer, tâter ses jambes fines, s’assurer enfin qu’elle était dans de bonnes conditions.

— Cela va bien, n’est-ce pas ? lui disait-il, tu battras toutes ces bêtes de rien, ma vieille ?

Hélas ! Morton parut au déjeuner de famille pour voir s’écrouler ces riantes chimères. Sa mère lui demanda doucement de la conduire à l’office, et refuser quelque chose à sa mère lui eût coûté autant que de renoncer aux courses. Une rude vie avait fait de Goodwin un homme rude ; il était parfaitement capable de jurer, de parier, de ne pas observer le repos du dimanche et même de boire avec excès. On ne disait pas de lui : « C’est un jeune homme qui promet beaucoup ; » mais ses défauts se mêlaient aux plus nobles qualités, il témoignait surtout à sa mère un dévoûment chevaleresque. Il faut dire qu’elle était vraiment digne de vénération : fille d’un de ces vieux gentlemen irlandais, gens de grandes manières, d’habitudes extravagantes, d’impulsions généreuses et d’esprit brillant que leurs qualités mêmes conduisent à la banqueroute finale, elle avait épousé Job Goodwin, ancien soldat de la révolution, qui, faute de prévoyance, perdit son patrimoine ; malheur plus grave, il perdit aussi courage, et un lourd fardeau échut par conséquent à sa femme. Elle l’avait porté avec une résignation et une dignité qui expliquaient le tendre respect que lui vouait son fils. Néanmoins Morton ne pouvait prendre aisément son parti de renoncer à un triomphe caressé, préparé depuis des mois. Quand elle le pria de l’accompagner, il ne répondit pas ; il s’en alla revoir sa pouliche et, tout en l’embrassant, déchargea sa mauvaise humeur en jurons. — Un instant, la pensée lui vint de jeter une selle sur le dos de Dolly et de s’enfuir aux courses ; il eût cédé à la tentation, sans un mot de son petit frère Henry, qui l’avait suivi à l’écurie. — Mort’, lui dit le gamin, à ta place j’irais ; je voudrais battre le cheval bai de Conkey, qui croira que tu as peur, s’il ne te voit pas venir. La mère n’a pas le droit de te forcer à t’asseoir pour écouter le vieux Donaldson par une belle journée comme celle-ci.

Morton s’arracha brusquement à la contemplation des beautés de sa pouliche. — Assez ! dit-il, et que je ne t’entende jamais parler ainsi de la mère. Si cela pouvait la consoler un peu, j’irais à l’église tous les jours de la semaine. Je deviendrais ministre pour la voir sourire de joie en y songeant. — Et il acheva de seller Blaze, le vieux cheval de Mme Goodwin, tandis qu’Henry, tout en tirant la sangle, répondait :

— Moi, je n’aime pas qu’on me gêne, je veux faire ce qui me convient. — Le petit drôle méditait plus d’un mauvais tour à jouer pendant que sa mère serait à l’église.

Morton mit le pied de Mme Goodwin à l’étrier, arrangea avec soin la longue jupe d’amazone, puis il enfourcha Dolly, qui se mit à faire des siennes, comme s’y attendait son cavalier. Celui-ci eût trouvé fort maussade la promenade d’une dizaine de milles jusqu’à l’église, n’eût été le plaisir de faire sentir à l’orgueilleuse bête qu’il était son maître.

Ce jour-là, il trouva le sermon plus intéressant que de coutume. La controverse, antérieure à la révolution, qui divisa les presbytériens n’était pas éteinte dans l’ouest, et le curé Donaldson était un presbytérien a du vieux côté. » Son visage anguleux, sa voix dure, tout révélait en lui la combativité. Ses attaques furent dirigées en particulier contre les meetings de méthodistes. Le camp du Grand-Champ-de-Cannes subsistait encore dans la mémoire de chacun, et pour la centième fois M. Donaldson tonna contre ces rassemblemens de fanatiques, affirmant que les prédicateurs ambulans n’étaient que des vagabonds illettrés, des braillards, des traîtres au protestantisme, puisqu’ils niaient la doctrine de la justification par la grâce, enseignant de préférence le salut mérité par les œuvres. Dans son zèle, le bon curé calomniait un peu ses adversaires, c’était chose reçue dans ce temps-là des deux côtés. Morton, que l’esprit de combativité possédait, lui aussi, au plus haut degré, fut fort échauffé par ce discours, et en retournant au logis déclara qu’il irait volontiers à l’église, quelque temps qu’il fît, si le prédicateur voulait chaque fois distribuer de ces coups de massue. Il faut avouer qu’après le sermon Morton avait rendu visite au presbytère, et que l’eau-de-vie de cerises de M. Donaldson, flatté de voir un jeune homme venir de si loin pour l’entendre, contribuait peut-être à exalter ces vaillantes résolutions. Quoi qu’il en fût, l’occasion de lutte tant désirée ne tarda pas à se présenter. Comme sa mère et lui passaient par un chemin de traverse peu fréquenté, Morton, qui, tout en maîtrisant les caprices de Dolly, fouillait le bois avec la curiosité naturelle au chasseur, aperçut une affiche attachée à un arbre. Une affiche dans ce lieu écarté était assurément chose surprenante ; il s’efforça d’approcher de l’arbre, mais les chevaux de sang sont sujets aux visions : Dolly s’effraya, on ne sait de quoi, et se montra rétive. Chaque fois que Morton la tournait vers l’arbre, elle se jetait de côté. Enfin Mme Goodwin pria son fils d’y renoncer et de continuer sa route. — Continuez si vous voulez, lui dit-il, mais il y a une question à vider entre moi et Dolly. Ou elle se tiendra tranquille auprès de cet arbre, ou nous lutterons jusqu’à ce que l’un de nous reste sur le flanc.

La mère se contenta de laisser son vieux cheval brouter le long du chemin, triste au fond de l’âme que Morton passât les heures saintes du dimanche d’une telle façon, mais fière aussi du courage et de la volonté qu’il déployait. Morton cependant contraignait la rebelle à faire le tour de l’érable dans un sens, puis dans un autre, jusqu’à ce qu’elle fût étourdie au point de ne plus voir clair ; alors il se mit à lire l’affiche. Jusque-là, il ne s’en était que médiocrement soucié ; le peu de curiosité qui l’avait poussé à la lire s’était évanoui dans la chaleur du combat avec Dolly ; mais, quand il vit la signature d’Enoch Lumsden, administrateur des biens de feu Ézéchias Lumsden, l’intérêt que lui inspira ce document lui fit oublier sa victoire. L’affiche annonçait la mise aux enchères publiques, par ledit administrateur, d’une pièce de terre dûment désignée, appartenant au défunt. — Tonnerre ! s’écria Morton avec indignation, quelle vilenie ! Ce n’est pas assez pour le capitaine de maltraiter ce pauvre Kike, il faut encore qu’il le vole ! Il va sans doute acheter la terre, ou, ce qui est la même chose, la faire acheter par un complice. Voilà pourquoi il a collé son affiche dans ce désert. Et le juge prête les mains à une pareille action ! Il a peur de lui comme tout le monde. Pauvre Kike ! Il ne lui restera pas un dollar à sa majorité !

— Quelqu’un devrait prendre son parti, dit Mme Goodwin. C’est une honte pour une colonie tout entière de montrer tant de poltronnerie et de se laisser gouverner par un seul homme ; autant vaudrait avoir un roi !

Morton aimait le petit Kike, et cet appel à ses sentimens républicains l’émut. Il ne put supporter la pensée que sa mère le crût poltron. Son orgueil était déjà froissé par les airs protecteurs de Lumsden et par la malice que celui-ci avait mise à l’empêcher de causer avec Patty, Pourquoi n’irait-il pas au secours de Kike ? mais intervenir en pareille circonstance, c’était renoncer à Patty.

En y songeant, il tomba dans une méditation que sa mère interpréta selon ses souhaits, supposant que quelque passage du sermon avait frappé son âme et dessillé ses yeux. En réalité, Morton se disait : — Que faire ? Je n’ai pas de crédit auprès du juge, pas d’argent pour acheter la terre, pas d’amis influens ; quand je sacrifierais ma plus chère espérance, ce serait sans résultat. — Et tandis qu’il se donnait toutes ces bonnes raisons pour assister passif à une spoliation inique, sa conscience le réprimandait sévèrement : — Ainsi, répondait-elle, tu fermeras les yeux, tu te croiseras les bras pour ménager un coquin dont tu veux épouser la fille !

La colère qu’il éprouvait contre sa propre faiblesse rendit Morton si nerveux que, ne pouvant tenir en place, il alla le soir à Forks, où avaient eu lieu les courses, boire plus que de raison au cabaret. Ensuite son idée fixe du moment le poussa comme malgré lui vers la cabane habitée par la mère de Kike.

Kike Lumsden avait seize ans ; c’était un de ces garçons maladifs au teint blême, aux cheveux noirs, lisses et droits. Vêtu de culottes de peau de daim et d’une chemise de coton, il était en train de traire sa vache quand Morton l’aborda. Les lignes soucieuses de son visage mélancolique se détendirent, et il se leva souriant. — Te voilà, vieux ! entre vite !

Mais Morton ne quitta pas le dos de Dolly, que Kike se mit à caresser : il serait si content de posséder une telle bête ! — Bah ! un de ces jours, quand je serai un peu plus fort, je défricherai ce ravin le long de la rivière, et j’aurai de quoi m’acheter aussi un cheval de sang, peut-être un poulain de Dolly, qui sait ? — Son sourire devenait rayonnant à cette pensée. Morton n’avait pas le courage d’y répondre, et il n’osait lui dire que le capitaine se préparait justement à fondre sur le terrain où il bâtissait de si beaux châteaux en Espagne. — As-tu toujours les fièvres ? lui demanda-t-il.

— Oui, répondit le jeune garçon. J’en étais presque débarrassé quand je suis allé travailler chez mon oncle, et il m’a fait piocher sous la pluie. « Allons, Kike, me disait-il, — tu sais sa façon de vous jeter des ordres comme il jetterait des pierres, — la pluie te fera du bien. Ta mère t’a gâté en te tenant au coin du feu. Moi, je t’habituerai à la pluie, mon garçon ; l’eau fait pousser même les mauvaises herbes de ton espèce. » N’empêche qu’il a manqué me tuer…

Les libations que Morton venait de faire à Forks n’avaient pas contribué à le rendre prudent. — Ton oncle est une canaille ! s’écria-t-il. — Kike rougit et garda le silence. — Il volerait ses propres enfans ; il te ruinera, si tu n’y prends garde, et tu seras forcé de t’exiler comme bien d’autres.

— Morton, tu es plus excité que de coutume contre mon oncle ; t’aurait-il défendu de parler à Patty ?

— Quant à cela, non ! répondit le jeune homme, et ce nom de Patty lui fit regretter de s’être autant avancé,

— Alors pourquoi t’emporter contre lui ?.. Tu feras mieux de parler net. Qu’y a-t-il ?

— Oh ! rien, répliqua Morton avec amertume ; seulement ton bon oncle met en vente le ravin dont tu parlais tout à l’heure. L’affiche est dans le trou Jackson, sur l’arbre le plus éloigné de la route. Voilà ! C’est ainsi apparemment que se conduisent les gentlemen de la vieille Virginie. Damné voleur, va !

Quand Morton eut ainsi livré le secret qu’il avait voulu garder pour lui, Kike pâlit jusqu’aux lèvres. — Je ne lui pardonnerai jamais, et il le verra bien, murmura-t-il secoué par un tremblement convulsif. — Il dit ces mots avec une lenteur haineuse et implacable. — Tu me prêteras Dolly demain, n’est-ce pas ?

— Où iras-tu ? demanda Morton.

— À la ville, arrêter cette vente, si je puis ; d’ailleurs j’ai le droit de choisir un tuteur, et j’en prendrai un qui tiendra mon oncle en respect,… le colonel Wheeler, son ennemi mortel !

Morton pensa, non sans tristesse, que, si Kike montait Dolly, le capitaine pourrait en être informé, et alors adieu Patty ! Mais, regardant le visage navré de Kike, il n’osa refuser tout à fait.

Ce soir-là, sa mère le trouva par exception d’une humeur détestable au souper ; elle continua d’espérer qu’un grand combat se livrait en son âme préludant à sa conversion. Morton regagna, plein de mépris pour lui-même, le grenier où il couchait. La lâcheté est le dernier des crimes pour un homme de la frontière.

De grand matin, il pansa Dolly afin que Kike la trouvât prête, mais Kike ne vint pas ; enfin une forme frôle se dessina gravissant la colline de l’autre côté de la rivière. Était-il possible que Kike songeât à faire vingt milles à pied, délicat comme il l’était et malgré la fièvre ? Morton se maudit lui-même de lui avoir à demi refusé son cheval ; pour un être sensitif comme l’était Kike, le demi-refus équivalait à un non formel. Quelques minutes après, Dolly, lancée à fond de train, le conduisait auprès du jeune voyageur. — Tu ne m’échapperas pas ainsi, lui dit-il. Voici Dolly.

— Je n’en veux pas, et je n’aurais jamais dû te la demander… à cause de Patty.

— Tais-toi, et prends la jument, ou je t’assomme ; je me suis conduit hier comme un lâche.

— Je te dis, ami, que je veux marcher.

— Tu m’as l’air d’en avoir la force vraiment ; mais tu seras mort à moitié chemin, petit imbécile ! Si tu ne prends pas Dolly, je te suis pour enterrer tes os.

Sur ces entrefaites passa Jack Sniger, connu pour sa servilité à l’égard de Lumsden.

— Vous voilà donc en route, les gars ? demanda-t-il avec un sourire insidieux.

Quand il fut passé, Morton dit : — L’huile est sur le feu ! Quand le capitaine aura connaissance de ta démarche, Sniger ne manquera pas de lui dire qu’il nous a vus ensemble. On m’en voudra, quoi que tu fasses ; prends donc Dolly.

— Non ! répliqua Kike. — Mais ses genoux fléchissaient déjà.

— Tu consentiras toujours bien à la tenir une minute pour me rendre service, dit Morton mettant pied à terre.

Aussitôt que Kike eut obligeamment saisi la bride, le rusé garçon s’enfuit en chantant à pleins poumons. Il ne se retourna que sa chanson finie, au sommet de la colline, et alors il eut la satisfaction de voir Kike en selle, riant de bon cœur du tour que lui avait joué son ami. Morton agita son chapeau, Kike le menaça de la tête, puis disparut emporté dans un temps de galop.

Mme Goodwin éprouva une certaine déception en s’apercevant, lorsque rentra son fils, qu’il n’était plus soucieux ; elle craignit que les bonnes impressions de la veille ne se fussent évanouies. Mais bientôt Morton fut de nouveau obsédé par une pénible inquiétude. Le repas de midi achevé, il prit son fusil et sortit chasser le daim, ou plutôt chercher l’oubli de cette anxiété qui l’étouffait. Pour la première fois de sa vie, la chasse ne l’absorba point. Quand un des hommes de la frontière se met à aimer, c’est de tout son être ; les intérêts de sa vie sont en petit nombre, et l’amour, s’il lui lâche la bride, ne tarde pas à consumer tout le reste. Après deux heures de marche dans la forêt, il fit partir un daim, et ne s’en aperçut pas à temps pour tirer. Il lui était bien prouvé que tout effort pour donner le change à ses vrais sentimens ne servirait à rien ; il fallait voir Patty, lui ouvrir son cœur avant qu’une volonté ennemie ne les séparât peut-être. En une heure, Morton pouvait atteindre la demeure du capitaine, tandis que celui-ci serait encore absent. À moitié chemin, il tomba au milieu d’une bande de dindes sauvages, qui prirent la fuite en plusieurs directions, mais non pas avant qu’un double coup de feu eût abattu deux jeunes mâles au plumage satiné ; les liant par la patte au moyen d’un lambeau d’écorce, il les porta triomphalement au bout de son fusil, heureux de n’avoir pas à se présenter les mains vides.

Morton Goodwin avait vraiment bonne mine lorsqu’il entra par cette après-midi d’automne dans la cour du capitaine Lumsden : haut de six pieds, carré d’épaules, il marchait d’un pas élastique, sa démarche trahissait autant que son visage un caractère ferme ; il avait le sourire doux et fier, les cheveux bouclés de sa mère irlandaise. Son bonnet en peau de raton lui donnait une physionomie pittoresque. La blouse de chasse retombait sur des culottes de peau de daim rentrées dans des bottes de cuir cru. Le bourdonnement d’un rouet l’attira du côté de la cuisine. Au moment où l’ombre de Goodwin effleura le seuil, Patty, donnant à la roue une impulsion nouvelle, la fit tourner jusqu’à ce qu’elle rugît, et en même temps adressa un joyeux signe de tête au visiteur.

— Comment cela va-t-il ? Bonne chasse à ce que je vois… des dindes ?..

— Oui, en voici un pour vous ; l’autre est pour ma mère.

— Pour moi ? Bien obligée. Entrez donc et prenez une chaise.

— Je suis bien là, dit Morton s’asseyant près du seuil, son bonnet sur les genoux ; continuez votre besogne, Patty, j’aime à vous voir travailler.

En réalité, le pauvre Morton était trop agité pour pouvoir soutenir une conversation suivie. Rien ne fait ressortir les grâces d’une jolie femme comme cette vieille roue à filer. Les formes de Patty n’étaient défigurées par aucun artifice de toilette, et lorsqu’elle courait à reculons, la tête rejetée en arrière, le bras gauche à demi déployé, la main droite occupée à diriger le mouvement de la roue, cette taille souple, élancée, avait quelque chose d’aérien. Morton, qui, sous le soleil d’une belle soirée d’octobre, regardait voltiger ces petits pieds encore pleins d’énergie après l’exercice fatigant de toute la journée, ne se disait pas que la vieille cuisine avec son métier à filer dans un coin, et sa vaste cheminée où se balançaient à la grue de fer des crémaillères chargées de marmites, la vieille cui- sine bâtie de bois avec ses hautes solives recouvertes d’écorce et festonnées de guirlandes de courges desséchées, eût tenté le pinceau d’un maître hollandais. Il n’avait aucune idée de cela ; mais, en dévorant des yeux ce charmant visage qui lui souriait par-dessus la roue presque invisible, il pensait que Patty Lumsden était au-dessus de lui comme les anges du ciel, et il frissonnait à l’idée de ne pouvoir jamais parvenir jusqu’à elle. Tandis qu’il écoutait Patty parler avec son enjouement ordinaire, le capitaine rentra en brandissant sa cravache. — Ah ! te voici, Morton ? Tu as tort de perdre ainsi ton temps. Un garçon capable de faire son chemin dans le monde ne passe pas les heures de l’après-midi à caqueter avec les filles. Garde cela pour les veillées et le dimanche.

Tout le plaisir de Morton fut dissipé par cette apparition et ce langage. Il se leva pour partir en laissant sur le seuil le dinde destiné à Patty. Cependant le capitaine se désaltérait au puits, sa gourde en main. — J’ai vu Kike tout à l’heure, dit-il entre deux gorgées. — Morton se sentit rougir au seul nom de Kike. — J’ai vu Kike traverser la rivière sur ta jument. Tu ne devrais pas lui permettre de la monter, elle lui cassera le cou. Tiens ! le voici. Je me

Morton en levant les yeux sur ceux de Kike, les vit flamboyer de colère mais Lumsden ne regarda même pas son neveu. Je me demandais, cria-t-il de loin au jeune gars, ce que tu avais été faire sur le dos de cette diablesse. Un de ces jours, il y aura, grâce à elle, un sot de moins dans le monde. Là-dessus le capitaine éclata de son petit rire sec et cassant : — Eh bien ! qu’est-ce qui te prend de donner un coup de pied à mon chien, polisson ! Un de ces jours, je me mêlerai de t’élever à ma façon..

— Vous n’en avez pas le droit, et vous ne 1 aurez jamais. — À peine distinguait-on les paroles de Kike, il était livide.

— Allons, pas d’insolence, s’il vous plaît !

— Je ne sais ce que vous appelez de l’insolence, dit Kike, se redressant de toute sa hauteur et tremblant comme s’il avait la fièvre ; mais je vous dis que vous êtes un tyran et un misérable.

— Vous voulez me voler ma terre, et l’avez fait afficher sans consulter ni moi ni ma mère ; aussi ai-je été à Jonesville aujourd’hui : mon tuteur sera dorénavant le colonel Wheeler.

— Le colonel Wheeler ? C’est m’insulter. — Le capitaine cessa de rire et devint pourpre.

— Je l’entends bien ainsi. Je n’ai pu obtenir du juge qu’il défendît la vente ; il est trop poltron ; mais laissez-moi vous dire encore une chose, Enoch Lumsden. Si vous vendez ma terre par ordre de justice, vous y perdrez plus que vous ne gagnerez. Je n’ai pas peur du diable, moi, ni d’aucun de ses suppôts ! Cela vous coûtera plus de grange brûlées, plus de chevaux, de vaches et de cochon que vous ne croyez ; vous avez agi en fripon avec mon père mais vous ne viendrez pas si aisément à bout du petit Kike ! C’est la loi indienne que je vous appliquerai, vieux voleur…

Le capitaine fit un pas en ayant et brandit sa cravache : — Il te faut une leçon, petit drôle !

Kike frissonna de la tête aux pieds, mais ne bougea pas.

— Touchez-moi, si vous l’osez, et il y aura du sang entre nous. Cette année verra un Lumsden de moins. Nous irons, vous ou moi, au cimetière.

Patty avait arrêté sa roue et se tenait épouvantée auprès de Morton. Celui-ci s’avança et saisit le bras de Kike. — Allons ! calme-toi ! dit-il à son ami.

— Ne me touche pas, dit Kike en secouant son étreinte. J’ ai un compte à régler.

— Inutile de t’en mêler, Mort’, ricana le capitaine. Je sais bien qui a monté la tête de ce gamin, et c’est avec vous deux que le compte se réglera un jour. — Puis il rentra dans la maison tandis que les deux jeunes gens descendaient la route. Morton n’osa pas tourner la tête du côté de Patty ; quant à Kike, lorsqu’il eut perdu de vue le capitaine, une réaction terrible se produisit en lui. Il se laissa tomber sur un fagot en sanglotant de douleur et de colère.

— Le pire de tout, c’est que j’ai détruit toutes tes chances. Mort’, balbutiait-il,

Morton ne répondit pas. Il reconduisit son camarade en silence, et retourna chez son père. Le vieux Goodwin, hypocondriaque, dur d’oreilles, aussi lent à se mouvoir qu’à penser, était au coin du feu. Il regarda pendant quelques instans son fils assis en face de lui sur un escabeau cassé, puis commença : — Tu es malade ? tu vas avoir la fièvre ?

— Non, mon père.

— Tu as l’air tout abattu, dit le vieillard en bourrant sa pipe d’une feuille de tabac qu’il broyait entre ses doigts. Je suis de même ; nous aurons sûrement les fièvres ici cette année, ne penses-tu pas ?

Morton trouva difficile de répondre convenablement à son père, et lui laissa voir qu’il n’était pas en veine de conversation, ce qui fit que le vieillard revint à sa pipe et à la joyeuse rêverie qui lui montrait les fièvres, déclarées déjà à Chilicothe, se répandant jusqu’au creux d’Hissawachee. Mme Goodwin remarqua bien la tristesse de son fils, mais elle croyait au travail divin qui s’opérait en lui. Comment un si beau garçon n’aurait-il pas été prédestiné aux gloires du ciel de toute éternité ? Le sermon de M. Donaldson l’avait plus que jamais pénétrée de l’efficacité de la grâce répandue sans conditions sur les pécheurs ; elle le repassait pieusement dans son esprit tout en préparant le thé de sassafras. Les tasses jaunes étaient alignées sur la table lorsque le jeune Henry entra brusquement, portant un dinde.

— Où as-tu trouvé cela ? demanda la mère.

— C’est le capitaine Lumsden qui l’envoie par son nègre avec les complimens de Patty.

— Les complimens ? murmura le vieux père ébauchant un faible sourire. — Eh bien ! tu vas vite en besogne dans cette maison, Mort’ ! Par quel hasard Patty t’envoie-t-elle un dinde ?

La mère leva vers son fils un regard inquiet, et Morton se vit obligé d’expliquer le plus brièvement possible la mésintelligence survenue entre lui et le capitaine. Bien entendu, le nom de Patty n’avait été mêlé au refus de son cadeau que pour le blesser davantage.

— Mauvaise affaire ! répliqua le père en chargeant de nouveau sa pipe après souper. Une querelle avec Lumsden ! Il nous chassera. D’ici à l’hiver, rappelez-vous ce que je dis, nous aurons tous pris la fièvre et quitté le pays. — Les maux que rêvait l’imagination de Job Goodwin devenaient aussitôt inévitables à ses yeux. Il appuya son coude sur son genou, sa tête sur sa main, et, partant de ce nouveau point de vue, s’empressa d’évoquer tout ce qui pouvait le conduire à un profond désespoir. Peu à peu il s’assoupit ; alors la mère, qui avait réfléchi sans parler, dit à Morton que la meilleure chose à faire pour lui et pour Kike serait de quitter la colonie de manière à laisser au capitaine le temps de se calmer. — Il faut emmener Kike avant qu’il ne se compromette davantage. Nous avons besoin de provisions d’hiver, et, quoique la saison ne soit pas encore bien avancée, tu peux partir pour la chasse dès demain, dit-elle. La chasse ne manquait jamais de tenter Morton, et il saisit volontiers l’occasion d’aller cacher dans les bois sa déception et sa tristesse. En un clin d’œil, il eut sellé Dolly et pris le chemin de la maison de Kike. Il trouva ce dernier dans un état d’épuisement et de souffrance douloureux à voir. M. Brady, le maître d’école irlandais, à qui tous les gars de la colonie devaient d’avoir été instruits et fouettés, s’efforçait de son mieux d’apaiser ses idées de vengeance. Il faut noter dans l’histoire de l’ouest que le plus grand nombre des premiers maîtres d’école furent des Irlandais d’un passé peu clair. — Ah ! c’est toi, Morton ! s’écria-t-il avec l’accent caractéristique de sa patrie, je suis content de te voir. Depuis une heure, je me tue à demander au mioche que voici comment il se fait qu’il ne m’ait pas brûlé la cervelle une douzaine de fois, puisqu’il menace de tuer son oncle pour peu qu’il le touche du bout de sa cravache. Si je m’étais douté qu’il eût tant de salpêtre dans le sang, je ne me serais pas aventuré à lui enseigner l’alphabet ! Il aurait pu me faire payer cher l’audace de lui avoir soutenu que A n’était point B et ainsi de suite.

Morton ne put s’empêcher de sourire de cette saillie du bonhomme. La mère de Kike, femme ignorante, mais pleine de bon sens et fort rusée, entama les admonestations à sa manière. — Je voudrais seulement que tu fusses plus petit ou plus vieux, disait-elle ; si tu étais plus petit, je te donnerais le fouet ; si tu étais plus vieux, tu ne dirais pas tant de bêtises. Il n’y a rien de sot comme les gens entre deux âges, ni homme ni gamin. Ils sont toujours gamins ; mais, ayant grandi de quelques pouces, ils se croient des hommes, tout cela. Dieu me pardonne, parce qu’on ne peut plus les tenir sur les genoux ! Quant à Enoch Lumsden, je ne serais pas lâchée qu’il reçût un coup de fusil, mais d’une main plus solide que la nôtre. C’est ma consolation de penser que nous le rencontrerons tôt ou tard devant un juge à qui ses menaces ne feront pas peur… À mon avis, voilà tout ce que nous verrons de vraiment amusant au jour du jugement. Il aura beau parler de ses alliances avec les premières familles ; qu’en dites-vous ?

Brady se mit à rire bruyamment ; quand il eut fini, Morton proposa le plan de sa mère, qui fut d’abord repoussé par Kike.

— Je ne reculerai pas ! s’écria-t-il. Jamais ! Il croirait que je me sauve. — Cependant la perspective de partir pour la chasse en compagnie de Morton le séduisait fort.

— Allons ! dit Brady, tu ne résisteras point à l’envie de te pommader avec de la graisse d’ours. Si le capitaine vend tes propriétés, tu auras toujours le temps de mettre le feu aux siennes à ton retour. Les greniers sont neufs ; ils seront bien mieux garnis dans ce temps-là. D’ailleurs tu t’exerceras sur les ours pour ne pas manquer ton cher oncle.

Cette façon de présenter les choses plut à Kike et calma ses scrupules. Tandis qu’il hésitait encore, la mère déclara qu’il partirait, et, longtemps avant le lever de l’aurore, les deux jeunes gens, après une nuit d’insomnie provoquée chez chacun d’eux par des causes différentes, partirent le fusil sur l’épaule. Le vénérable Blaze portait leurs bagages, Dolly étant trop jeune et trop étourdie pour qu’on lui confiât une aussi grave besogne.


III. — RÉCONCILIATION.

Après deux semaines remplies par ces alternatives de déceptions et de succès que connaissent les chasseurs, Morton et Kike trouvèrent nécessaire d’interrompre la vie errante l’espace d’une journée pour renouveler leurs munitions dans la colonie la plus proche. Le magasin auquel ils s’adressèrent et qui formait le centre de cette colonie était une cabane où l’on vendait à la fois de la poudre, du plomb, deux ou trois chapeaux de femme, quelques aunes de rubans à bon marché, quelques écheveaux de fil, des fleurs artificielles, de la faïence, du drap commun, du tabac à fumer et à chiquer, un peu de thé, beaucoup de whisky et d’eau-de-vie de pomme. À l’un des bouts du bâtiment était une grande chambre éclairée par une étroite fenêtre. Dans cette chambre, qui renfermait trois lits, et dans le grenier au-dessus, le nommé Wilkins demeurait avec sa famille et tenait auberge.

Si nos chasseurs rendirent visite à l’établissement en question, ce ne fut pas par besoin de repos, mais ils commençaient à se sentir un peu isolés, et le dimanche devait infailliblement leur procurer quelques distractions d’autant plus précieuses lorsqu’on les rencontre à cinquante milles du pays natal. Ils trouvèrent, en arrivant chez Wilkins vers dix heures du matin, une foule de flâneurs, et purent se mêler à tous les plaisirs de la journée, sauts, luttes, courses à pied, tir, jeux de cartes et de palet, où ils se distinguèrent de façon à mériter l’épithète de bons camarades. C’est le plus grand compliment dans la bouche des gens de frontière. Être un bon camarade, c’est savoir perdre au jeu sans murmurer les fourrures péniblement conquises à la chasse, se montrer toujours prêt à échanger les peaux de ratons contre des boissons variées pour la foule et toucher la cible à deux cents pas de distance du premier coup Au moment où ces joyeux exercices commençaient à perdre de leur charme, la porte de la taverne fut franchie par un homme vêtu de lame grossière l’un de ses souliers à la main, et qui cependant ne ressemblait pas à un simple colon. Il paraissait âgé d’un peu plus de trente ans ; un observateur aurait lu sur son visage d’étranges vicissitudes, toutes les luttes qui peuvent s’engager entre une grande force physique et une certaine faiblesse de caractère, entre les bonnes intentions et les passions mauvaises stimulées par des connaissances plus détestables encore. La foule se pressa autour de l’étranger, qui parlait à chacun aussi familièrement que s’il l’avait toujours connu ! offrant à boire comme le plus sûr moyen de se mettre en bons rapports avec tous. Quand il fallut payer, ce singulier personnage s’acquitta non pas en peaux de bêtes, mais en monnaie d’argent. — Eh bien ! vous savez vous y prendre, lui dit malicieusement Morton. Qu’est-ce que vous venez chercher ;

— Vous m’avez deviné, messieurs, dit l’étranger en affectant le dialecte local pour se rendre plus populaire, je cherche à être nommé shérif aux prochaines élections.

— Et quel est ton nom ? demanda l’un des assistans.

— Marcus Burchard, quand je suis chez moi, à Jenkinsville. Ayant débuté misérablement dans la vie, j’ai si bien pris l’habitude d’aller pieds nus que les souliers me gênent et que j’en porte presque toujours un à la main, comme vous voyez.

Morton promit au nom de l’assemblée de voter pour lui, et le candidat se mit aussitôt à divertir ses amis par une collection choisie d’anecdotes piquantes qui avaient déjà circulé dans toutes les tavernes du comté ; mais rien ne fatigue aussi vite que le désœuvrement, aussi finit-on par en avoir assez, même de l’esprit de M. Burchard, et la soirée s’avançant, quelqu’un proposa d’aller, pour tuer l’ennui, faire tapage au prêche méthodiste qui avait lieu deux milles plus loin. Burchard s’excusa, la place de shérif était disputée chaudement, et les votes méthodistes même ne devaient pas être dédaignés. Les deux chasseurs au contraire se joignirent avec entrain à l’expédition, et Morton se distingua parmi les plus turbulens.

Après cette trêve à leurs fatigues, ils se remirent à faire provision de chair d’ours et de daim. Cette absence parut longue à plusieurs. Job Goodwin ne cessait de prédire que son fils périrait dans les bois, Mme Goodwin redoutait les mauvaises influences auxquelles vous livre l’excitation de la chasse, elle tremblait que Morton ne prît les habitudes funestes qui avaient conduit son aîné à une mort violente et prématurée. Et Patty ! Le jour où le capitaine, dans un accès de colère, renvoya au pauvre Morton le dinde qu’il avait tué pour elle, Patty se comporta en fille fière. Elle ne laissa pas échapper un mot de blâme, également incapable d’avouer ses sentimens secrets pour Morton, ni de témoigner à son père une basse soumission. Ce calme souverain de Patty faisait l’admiration du capitaine ; il y voyait un signe de race. Patty termina sa tâche accoutumée et mit le ménage en ordre avec un soin aussi minutieux qu’à l’ordinaire. Cependant, lorsqu’elle fut remontée dans sa chambre, son petit miroir lui montra, au lieu du visage insouciant qu’un effort d’énergique volonté lui avait permis de garder devant le monde, un visage tout différent, pâli, triste et fatigué. Elle réussit à se contenir encore ; mais, la lumière éteinte et sa tête enfoncée dans l’oreiller, elle fondit en larmes.

À mesure que s’écoulait le temps, et lorsque son père eut cessé de prononcer jamais les noms de Kike et de Morton, partis elle ne savait où, Patty sentit croître en elle le désir de revoir l’absent qu’elle aimait… Elle ne pouvait plus en douter maintenant ; plus elle cherchait à étouffer cet amour, plus il prenait possession de tout son être. Des chasseurs passaient-ils devant la porte, elle courait involontairement les regarder ; l’instant d’après, il est vrai, elle se reprochait sa curiosité… Que lui importaient les chasseurs ? Un soir enfin, ceux qu’elle attendait passèrent à leur tour, les vêtemens déchirés aux ronces, le pas lourd et traînant, car ils voyageaient depuis l’aube. Patty reconnut aussitôt le vieux Blaze, quoiqu’il fût surchargé de venaison et de peaux. Elle remarqua aussi le long regard que fixa Morton sur la maison du capitaine, car une vive rougeur couvrit ses joues ; mais, son père étant parti au galop dans la direction qu’avaient prise les jeunes gens, son plaisir se changea vite en crainte. De leur côté les deux camarades, quand ils entendirent un cheval les poursuivre à fond de train, et qu’ils reconnurent Lumsden, ne laissèrent pas d’éprouver une vive émotion. Morton s’étonna, sachant que ce n’était pas l’habitude du capitaine d’attaquer l’ennemi en face. Kike serra les lèvres après avoir examiné avec soin l’amorce de son fusil. — Pendant toute la chasse, ils avaient éloigné le plus possible d’un commun accord le souvenir de leurs chagrins, mais sur le chemin qui les ramenait au foyer, ils n’avaient pu s’empêcher d’en parler de nouveau et d’échanger des confidences. Morton avait déclaré à Kike son projet de quitter la colonie et d’aller vivre en ermite dans le désert, s’il fallait décidément renoncer à Patty. Kike avait avoué à Morton que son parti était pris dans le cas où la spoliation préméditée contre lui serait accomplie : se venger, puis s’enfuir et vivre comme il pourrait avec les Indiens. Kike et Morton n’auraient pas été les premiers à chercher soit dans une solitude, soit parmi les sauvages, un refuge contre le désespoir. Au moment où Lumsden les accosta, ils étaient prêts à toute extrémité.

— Hé les gars ! Comment cela va-t-il ? Vous rapportez là un fameux paquet de fourrures. L’expédition a été bonne.

— Assez bonne, monsieur, je vous remercie, dit Morton stupéfait de tant de cordialité, mais trop heureux au fond de se retrouver en pareils termes avec le père de Patty. Kike ne dit pas un mot, il blanchit de colère.

— Beau quartier de venaison ! continua le capitaine, touchant la pièce du bout de sa cravache. Et un ours, ma foi ! Qui l’a tué ?

— Kike, dit Morton.

— Très bien, Kike ! as-tu fini de bouder ? — Le gosier serré de Kike se refusait à laisser sortir un mot. — Quelle sottise d’avoir fait tant de bruit pour rien ! Elle n’est pas vendue, ta terre, cela va sans dire, puisque tu n’y consentais pas ; mais je t’engage à prendre des façons de parler plus convenables. Viens me voir une autre fois au lieu de courir droit au juge et à ce vieux Wheeler. Si tu es raisonnable, tu trouveras tes meilleurs amis dans ta famille. Quant à toi. Mort’, je t’attends demain. Nous avons affaire ensemble ; bonsoir !

Là-dessus le capitaine repartit au galop. Rentré chez lui, il ne manqua pas de remarquer le regard plein de questions émues que Patty leva vers lui et dit assez haut pour être entendu d’elle : — Ce Kike est la petite brute la plus boudeuse que je connaisse.

Patty passa la nuit à interpréter une phrase aussi vague de mille façons différentes. C’était ce qu’avait souhaité son père. Il aimait tenir les gens en suspens sous sa griffe.

L’accueil imprévu du capitaine ne fit pas moins travailler l’imagination de Morton Goodwin, mais il en eut bientôt la clé. Le soir même, pendant un joyeux souper en famille, Brady, accouru pour célébrer la bienvenue de son élève, lui raconta comment il avait réussi à détourner la fureur du capitaine. Brady était une véritable commère, mais une commère pleine d’esprit et de finesse, ayant beaucoup lu sans le moindre ordre, se plaisant à raconter et possédant des qualités d’humour qui, dans la colonie, lui valaient l’importance d’une gazette locale.

— Écoute, dit-il à Morton, un œil malicieusement fermé. Quand vous avez été promener vos têtes sans cervelle dans la forêt, je suis allé, moi, trouver l’ennemi et je lui ai dit : — Capitaine, vous devriez représenter ce comté au conseil législatif. — Le croyez-vous, Brady ? — Mon Dieu, je l’ai répété aux gens de Forks jusqu’à ce qu’ils se soient tous rangés à mon avis, et j’ai encore quelque influence en réserve, comptez-y. — Le capitaine mord à l’hameçon, cela va sans dire. — Brady, me dit-il, je vous suis obligé. — Surtout n’allez pas donner la moindre prise aux gens qui vous veulent du mal. — Soyez tranquille, je serai prudent, me répondit-il. — Cette affaire de Kike par exemple, si vous me permettez d’y faire allusion… — Eh bien ? — Elle serait une arme terrible contre vous ; on en parle déjà beaucoup trop. — Là-dessus le capitaine me dit : — Brady, je crois que je peux me fier à vous… — On peut toujours se fier à l’honneur d’un gentleman irlandais. — Je me suis mis dans un mauvais pas, Kike s’est assuré la protection du vieux Wheeler. Comment me tirer de là ? — En faisant la paix avec Kike et Morton. Pour ce qui est de Morton, il est, vous pouvez m’en croire, le plus habile jeune homme de l’endroit, et si vous faisiez une alliance avec lui, vous le plus habile des hommes de votre âge, à quoi n’atteindriez-vous pas ! — Mais le moyen de le ramener ?.. dit-il. — Votre charmante fille Patty, cette divine personne, vous indiquera ce moyen et celui de le tenir en bride pour la vie, répondis-je en clignant de l’œil. — Il se mit à rire et me dit : — Votre tête irlandaise est une bonne tête en somme, vieux Brady. Nous y penserons ! — Pourvu que cet animal de Kike ne gâte pas mon ouvrage ! soupira le rusé maître d’école.

Brady avait raison de craindre Kike, dont l’humeur vindicative ne s’était pas ralentie le moins du monde. Il était bien aise que sa terre ne fût point vendue, mais, glorieux de cette victoire, il haïssait son adversaire plus que jamais.


IV. — UN PRÉDICATEUR MÉTHODISTE.

Le colonel Wheeler portait le drapeau de l’indépendance dans le creux d’Hissawachee. Il était devenu capitaine durant la révolution ; mais les titres révolutionnaires eurent une tendance marquée à grandir pendant le quart de siècle qui suivit La guerre, et les voisins de l’ancien officier lui accordèrent de l’avancement à mesure qu’il vieillissait. C’est pourquoi Wheeler, capitaine au Maryland, était passé major dans la Pensylvanie occidentale pour devenir colonel lors de son installation au creux d’Hissawachee. Les épaules du colonel avaient une manière chronique de se hausser qui, jointe à l’expression opiniâtre de son menton proéminent, indiquait une humeur récalcitrante. Son attitude semblait commander l’attaque. Il était entré dans le parti de l’opposition dès son enfance ; antagoniste né des rois et de tous ceux qui gouvernent, Wheeler se vantait d’avoir été fouetté tout petit pour avoir tiré des pétards contre un portrait de souverain régnant. À peine installé dans la colonie, il avait cherché un tyran à combattre et n’avait pas tardé à reconnaître le pire de tous dans la personne de son voisin le capitaine Lumsden.

Lutter contre Lumsden fut désormais tout l’intérêt de l’existence du colonel. Il trouvait d’inexprimables délices à se dire qu’il passerait ses vieux jours en face d’un ennemi puissant dont les abus de pouvoir lui fourniraient d’incessantes occasions de révolte. Le colonel n’était pas heureux en ménage selon son goût, car il ne lui avait jamais été possible d’amener sa femme à la moindre querelle. Il trouva d’abord quelque dédommagement à lutter contre les convictions méthodistes de sa douce moitié ; mais, le méthodisme étant fort impopulaire dans le creux d’Hissawachee, le colonel, dès qu’il en eut la preuve, prit naturellement les armes pour défendre ce qu’il persécutait naguère. Tel était l’homme que Kike avait choisi pour tuteur. Tout désagréable qu’il fût, cet homme était au moins honnête, et seul il eût osé braver Lumsden en acceptant la tutelle.

Le lendemain du retour des chasseurs, un étranger arrêta son cheval devant la cabane qu’habitait Wheeler sur le versant de la colline. C’était un grand et vigoureux gaillard basané, l’air austère et agressif tout ensemble, portant un chapeau à larges bords, un habit de gros coutil coupé droit et boutonné jusqu’au cou, des bottes de cuir cru et des guêtres. Son cheval, lourd et robuste comme lui-même, était chargé d’une double sacoche. — Hé, la maison ! cria-t-il k la mode de l’ouest.

Un quatuor d’aboiemens furieux répondit à cet appel. — Hé, la maison ! répéta l’étranger.

Le colonel, ouvrant la porte, écarta les chiens en les menaçant de son bâton, et salua l’étranger non sans méfiance : on ne pouvait être trop prudent avec les inconnus. — Vous descendez, n’est-ce pas ? — demanda-t-il cependant, et, son interlocuteur ayant répondu en mettant pied à terre, il appela l’un de ses fils pour conduire le cheval à l’écurie.

— Monsieur, dit le nouveau-venu, je suis un prédicateur méthodiste, et j’ai entendu dire que votre femme appartenait à mon église ; je suis donc venu vous prier d’ouvrir vos portes pour un sermon. J’ai compris dans ma tournée le creux d’Hissawachee, puisqu’il me reste deux ou trois jours libres.

— Monsieur, répondit le colonel, je ne partage pas toutes les idées des méthodistes, mais je crois qu’ils font beaucoup de bien, et je ne permets jamais à personne de les attaquer en ma présence. Entrez donc parler à ma femme.

Mme Wheeler, une femme remarquablement digne au visage placide, interrompit un savonnage et s’essuya les mains au plus vite afin d’échanger une bonne poignée de main méthodiste avec le frère Magruder, le premier prédicateur ambulant qu’elle eût rencontré depuis son départ de Pittsburg. Du reste le colonel ne laissa pas à sa femme le temps d’intercéder. Il accorda de lui-même la permission demandée. Les méthodistes, dit-il, avaient dans un pays libre les mêmes droits que qui que ce fût. La colonie d’Hissawachee n’appartenait point. Dieu merci, à un seul homme… D’ailleurs Mme Wheeler était méthodiste, et il était, quant à lui, l’ami de toutes les religions sans en pratiquer aucune. Si Mme Wheeler prétendait ne pas porter de bijoux, c’était de l’argent de plus dans la poche de son mari, et il voudrait voir qu’on la critiquât !

Les fils du colonel furent chargés d’annoncer à toute la colonie le sermon pour le soir même. Cette grosse nouvelle se répandit jusqu’à Forks, où abondaient toujours les flâneurs ; chaque flâneur en retournant chez lui dans l’après-midi ne manqua pas de crier : « Hé la maison ! » devant les cabanes éparpillées sur sa route afin d’avoir le plaisir d’apprendre quelque chose d’extraordinaire aux habitans de ces lieux. — Seigneur ! répondait-on de toutes parts, est-ce possible ? Un méthodiste, dites-vous, un de ces enragés qui prêchent à coups de poing ? Que dira le capitaine, lui qui place les méthodistes au-dessous des serpens ? Il y aura du bruit ! J’irai, quand ce ne serait que pour me moquer.

Lumsden fut averti l’un des premiers. — Ah ! ah ! dit-il, Wheeler prend les méthodistes sous sa protection. Nous allons voir. Où est Patty ?.. Patty !.. Bob, cours vite chercher miss Patty.

Le petit nègre auquel s’adressait cet ordre se mit à courir de tous côtés en appelant sa maîtresse. Où était Patty ?

Mes lecteurs civilisés ignorent peut-être ce que nous appelons une spring-house. C’est la laiterie par excellence. Qu’on se figure une petite cabane de six pieds de long sur cinq de large, sans plancher et construite à l’endroit même où l’eau d’une source jaillit claire et glacée de la montagne. Poussez la porte basse : la source bondit impatiente hors de sa prison souterraine, inondant de son pur cristal les flancs des terrines de laitage. Patty était là remplissant des jarres qu’elle avait mises dehors pour prendre l’air, puis les replaçant parmi les pierres de façon qu’elles fussent immergées à demi dans le courant sous leur couvercle de sapin retenu par des cailloux. Tout en passant le lait et en rangeant les jarres, elle pensait à Morton, elle se demandait quelle conduite tiendrait son père envers lui, et pour la première fois elle se promettait de secouer le joug contre lequel on ne l’avait jamais encore vue en révolte. Morton au même instant se rendait gaîment chez le capitaine, poussant devant lui en grosses vagues les feuilles sèches des hêtres et chantant une chanson de Burns que sa mère lui avait apprise. Le sentier qu’il suivait à travers bois passait auprès de la laiterie, et Patty saisit les paroles amoureuses que sa belle voix jetait au vent. Il chantait bas cependant à mesure qu’il approchait de la maison de peur qu’elle ne l’entendît, mais avec plus d’expression que jamais. La porte de la laiterie était entr’ouverte. Abritant ses yeux de sa main, Morton regarda si Patty n’y serait pas. Il l’aperçut, lui tendit la main ; mais ses yeux, qui n’étaient pas accoutumés encore à la demi-obscurité, ne purent distinguer la rougeur de la charmante fille. Elle tremblait qu’il ne devinât ses rêves ; néanmoins la pensée que son père avait été sans doute dur pour lui fit qu’elle lui marqua plus de bonté qu’elle n’eût osé le faire en d’autres circonstances. Morton s’enhardit donc, et sur le seuil de la cabane, tenant toujours la main de Patty, il lui parla dans le sens de sa chanson. Elle ne le repoussa pas, loin de là. Ce fut alors que le petit nègre Bob la découvrit enfin. Boulant de gros yeux blancs et ses lèvres noires écartées en un large sourire : — Miss Patty, fit-il, votre papa vous demande. — Là-dessus il adressa un regard d’intelligence à Morton.

— Ha ! ha ! bonjour, dit le capitaine, qui suivait Bob de près. Tu retiens à la laiterie ma fille, qui devrait être à son rouet. Écoute, Patty, voici que Wheeler introduit dans la colonie un de ces misérables prêcheurs méthodistes qui défendent la danse et les chansons, et les lectures amusantes, et ce qui en général égaie les gens. Je t’ordonne de tout disposer pour un bal ce soir. On dansera sous le nez du prédicateur, qui enragera, et le bal fera peut-être justice de son sermon.

Patty ne demandait pas mieux que de danser. — Si Morton veut m’aider pour les invitations,… dit-elle.

— Volontiers, répliqua le jeune homme allègrement.

— L’un de ces jours, nous nous débarrasserons de Wheeler, n’est-ce pas ? lui dit le capitaine avec un ricanement interrogatif.

Mais cette offre ne sourit pas à Morton, car, en dépit de quelques différences théologiques au sujet de la grâce, Mme Wheeler était la meilleure amie de sa mère. Il évita de répondre en pressant Patty pour les préparatifs du bal.

On dansa presque toute la nuit ; Morton, cela va sans dire, ne quitta guère Patty, qui, sûre d’être aimée, confiante dans la réconciliation avec son père, rayonnait comme une jeune reine, parée d’antiques pendans d’oreilles qu’on se transmettait par héritage dans la famille de sa mère, et d’une robe neuve de percale anglaise que lui enviaient ses compagnes. La jolie Betty Harsha ne manqua pas de cavaliers ; mais elle les aurait donnés tous pour danser une fois avec Morton Goodwin.

Pendant ce temps, M. Magruder prêchait. Brady, en accompagnant le soir au meetings Kike et sa mère, chez laquelle il logeait, leur avait déclaré son opinion sur le compte des méthodistes : — Je ne suis pas de ces gens-là. Mes parens m’ont fait baptiser membre de l’église épiscopale, mais il me semble cependant que les méthodistes sont les seuls qui puissent faire du bien à des gens de notre espèce. Que deviendrait ici un curé de la vieille école ? Il parlerait grammaticalement que personne ne s’en trouverait mieux. Avec toute ma grammaire, je ne peux empêcher mes élèves de placer le nom de Dieu au nominatif avant de très vilains mots, n’est-ce pas, Kike ? Les méthodistes sont étroits ; soit ! il n’y a de courant bien fort que dans les lits bien resserrés. J’ai lu l’histoire, et, croyez-moi, les méthodistes, comme les vieux puritains d’Angleterre, ne sont des torrens irrésistibles qu’à cause de cela. Si Magruder décide nos gars à renoncer au jeu, à l’ivrognerie et au blasphème, je ne vois pas grand mal à ce qu’il les convertisse. Peut-être, une fois convertis, ne seront-ils pas si pressés de scalper leurs oncles ; qu’en dis-tu, Kike ?

Kike put se dispenser de répondre, car déjà ils avaient atteint la porte du colonel Wheeler. En dépit du bal chez le capitaine, la maison de son ennemi était pleine ; on était venu de loin. Entre les deux chambres, qui communiquaient, une place avait été réservée pour le prédicateur, qui non sans peine se fraya passage à son retour de cet oratoire favori du dévot méthodiste : la forêt. Magruder conduisit lui-même le chant d’une voix de stentor en secouant frénétiquement ses cheveux hérissés, il pria de façon à faire trembler les vitres, comme un homme qui parle face à face au juge tout-puissant des générations. La conviction la plus profonde vibrait dans son accent, et, à un point de vue pratique, ce cri d’un cœur auquel le doute fut toujours inconnu est plus efficace que la théologie et la logique conjurées. Quand il lut son texte, qui était « n’affligez point le Saint-Esprit, » il parut à ces âmes simples qu’un prophète mît leur cœur à nu. Magruder ne savait ni l’hébreu ni le grec, ni l’exégèse, mais, ce qui importait davantage, il était du sang et de la race des êtres sauvages qu’il instruisait. Le sermon commença par une sortie véhémente contre le bal et un portrait satirique du capitaine lui-même, qui firent sensation. Les gens du monde auront de la peine à se rendre compte des élémens qui produisirent de si violentes révolutions aux premiers temps des prêches méthodistes, à s’expliquer par exemple comment dans certain camp revivaliste cinquante hommes furent saisis, pendant le sermon, d’une telle terreur qu’ils criaient merci à Dieu, quelques-uns tombant en catalepsie, beaucoup d’autres changeant de vie, comme si la parole les eût transformés ; mais ces sauvages colons de l’ouest prenaient feu à la façon de l’étoupe, ils ne délibéraient pas, ils se laissaient emporter vers le ciel avec une foi absolue dans les récompenses et surtout dans les châtimens éternels.

Ce soir-là, Magruder appela tour à tour chacun de ses auditeurs à la barre de sa propre conscience avec une si solennelle indignation qu’un grand tumulte régna parmi la foule : quelques-uns se révoltaient contre tant de rigueur, prêts à l’injurier lui-même, d’autres sanglotaient tout haut quand il parlait de promesses faites aux morts, de vœux prononcés sur la tombe fraîche de leurs petits enfans. Quand il en vint au chapitre de la vengeance, Kike, très attentif dès le début, contint des deux mains sa poitrine haletante. Le prédicateur peignit l’homme qui nourrit une pensée homicide comme un meurtrier de fait, aussi coupable déjà que s’il eût tué son ennemi et caché le cadavre ensanglanté dans les feuilles de la forêt, où les loups seuls peuvent le découvrir. À ces mots, il se tourna par hasard vers le coin de la chambre où Kike était assis, prêt à s’évanouir. Magruder, qui épiait toujours l’effet de ses coups, remarqua cette émotion et fit une pause. Le silence était absolu ; de temps à autre seulement s’élevait le sanglot d’une âme torturée ; tout ce peuple semblait attendre son arrêt, et la vive imagination de Kike lui montrait Enoch Lumsden déjà flairé par les loups, sous les feuilles mortes. Jusque-là, le prédicateur avait parlé avec emportement ; quand il reprit, les larmes l’étranglaient ; d’une voix entrecoupée, les yeux toujours fixés sur Kike : — Malheureux ! s’écria-t-il, je vois des taches de sang sur tes mains ! Comment oses-tu les lever devant notre juge à tous ? Tu es Gain, Dieu t’envoie aujourd’hui son messager pour te demander compte de celui que tu as déjà tué dans ton cœur. Tu es un meurtrier ! Rien, sinon la miséricorde de Dieu, ne peut t’arracher de l’enfer.

Kike crut que le Seigneur lui-même l’interpellait et dénonçait ses crimes ; cachant sa tête entre ses mains, dans un paroxysme de terreur repentante : — Oh Dieu ! s’écria-t-il, quel misérable je fais !

La pénitence de Kike fut contagieuse : des gémissemens éclatèrent de tous les coins de la maison. Les plus forts s’enfuyaient pour cacher leur trouble, la plupart priaient prosternés jusqu’à terre. Le prédicateur sentit qu’il était temps de changer de langage et d’offrir quelques consolations ; il exagéra peut-être son effet, car les plus épouvantés se mirent à pleurer de joie. Parmi ces conversions subites, un grand nombre sans doute n’eurent pas de racines ; mais combien de coupables firent remonter à cette heure-là le début d’une vie honnête ! Kike s’était mis à genoux, frémissant de tout son corps. Il resta dans cette posture tant que dura le meeting, sans parler, sans pleurer, sans se joindre aux hymnes entremêlées de cris de douleur ou de joie. Ce qui se passa en lui, nul ne le sait. — Le meeting terminé, Brady, que la contrition de son élève avait singulièrement ému, emmena la mère du pauvre garçon, laissant celui-ci libre de les suivre ; mais Kike ne bougea pas. Le sentiment de son crime l’oppressait de telle sorte qu’il ne se croyait pas digne de vivre jusqu’au matin. Il fallut que Mme Wheeler et quelques frères qui étaient venus des colonies voisines restassent jusqu’après minuit à s’entretenir avec lui et à le rassurer. L’état où il se trouvait leur paraissait un signe de réveil sérieux.

Enfin le prédicateur engagea la sœur Wheeler à prier. Il n’y avait rien de plus beau dans ces vieilles réunions méthodistes que la prière improvisée à haute voix par les femmes. Le génie féminin s’y révélait avec une tendresse infinie. Mme Wheeler se mit à confesser, non pas les péchés de Kike, mais leurs péchés à tous ; puis, lentement comme un guide qui attend qu’on le suive, elle se tourna vers l’espérance. Elle invoquait Dieu avec la simplicité d’un petit enfant, et peu à peu elle amena Kike lui-même à voir en lui un père. Deux grosses larmes coulèrent de ses yeux, et une paix délicieuse l’envahit. Il ne haïssait plus, il ne craignait plus, il s’était glissé pour ainsi dire dans le cœur de Dieu ; un abîme infranchissable se creusait entre sa vie passée et sa vie future. Tout radieux, il échangea des poignées de main avec ses nouveaux frères et s’en retourna vers l’heure où son ami Morte n, fatigué de danses et de plaisir, se jetait sur son lit pour dormir.


EDWARD EGGLESTON.

  1. On n’a pas oublié le curieux récit de mœurs de l’Indiana du sud que la Revue a publié sous ce titre : L’École du Flat-Creek. Cette fois M. Eggleston nous présente les recrues que les prédicateurs méthodistes des revivals (réveils, réunions religieuses sous forme de campemens) ont faites dans ces mêmes régions, où ils chevauchaient hardiment sans souci des Indiens, des brigands, ni des épidémies meurtrières, argonautes à leur façon, mais enflammés d’une fièvre spirituelle, comme les héros de Bret Harte le furent de la fièvre de l’or. L’auteur du Circuit Rider avait subi lui-même la contagion : dès l’âge de dix-neuf ans (1856-57), il entreprit une mission qui faillit lui coûter la vie. Plus que personne il a donc le droit de célébrer le zèle souvent excessif de ces intrépides pionniers de la foi dans les backwoods (territoires non encore défrichés).