Le Pot d’or/Chapitre 4

Traduction par Émile de La Bédollière.
Georges Barba (p. 18g-19d).

QUATRIÈME VEILLÉE

Mélancolie de l’étudiant Anselme. — Le miroir d’émeraude. — Comment l’archiviste Lindhorst se change en vautour, et comment l’étudiant Anselme ne rencontre personne.


Oserai-je te demander, lecteur bienveillant, si dans ta vie il ne s’est pas trouvé des heures, des jours, des semaines dans lesquels toutes tes actions habituelles éveillaient en toi un mécontentement pénible, et où tout ce qui te paraissait d’habitude important et digne d’occuper ton sentiment et ta pensée te semblait puéril et misérable… Alors tu ne savais plus que faire, de quel côté te tourner, ou tu éprouvais un vague pressentiment, qu’un désir plus élevé et surpassant toutes les joies terrestres serait accompli dans un jour et dans un lieu quelconque. Et ce désir, que l’esprit, timide comme un enfant sévèrement tenu, n’ose pas exprimer, élevait ton cœur. Dans tes aspirations vers cet inconnu, qui, partout où tu allais, partout où tu t’arrêtais, t’entourait comme un nuage vaporeux peuplé de fantômes transparents et se dissipant sans cesse sous les regards attentifs, tu devenais insensible à tout ce qui se trouvait autour de toi. Tu promenais de toutes parts tes yeux troublés, comme un amoureux sans espoir ; et tout ce que tu voyais faire aux hommes dans le pêle-mêle de leur tourbillon ne te causait ni peine ni plaisir, car tu n’appartenais plus au monde.

Bienveillant lecteur ! si tu as éprouvé cette disposition de l’âme, alors tu comprendras par ta propre expérience l’état dans lequel se trouvait Anselme.

Depuis le soir où il avait vu l’archiviste Lindhorst, Anselme était tombé dans une méditation rêveuse qui le laissait insensible au commerce habituel de la vie. Il sentait se mouvoir en lui quelque chose d’insolite, et il en éprouvait cette douleur délicieuse qui est l’appétit mélancolique qui annonce aux hommes une vie plus haute. Il se plaisait surtout à parcourir les bois et les forêts, et alors, comme délivré de toutes les chaînes que la pauvreté jetait su sa vie, il se retrouvait seulement lui-même dans le spectacle des images variées qui émanaient de son cœur. Il arriva donc qu’un jour en revenant d’une longue promenade il passa devant le sureau merveilleux, où il avait autrefois, comme enchanté par les fées, vu de si étranges choses. Il se trouva singulièrement attiré vers le banc de gazon verdoyant, mais à peine s’y était-il assis, qu’il lui sembla voir une seconde fois tout ce qui lui était autrefois apparu dans un enchantement céleste, et avait été enlevé de son âme comme par un pouvoir étranger. Oui ! il vit plus distinctement encore que la première fois que les beaux yeux bleus étaient les yeux du serpent qui s’élevait au milieu du sureau, et que toutes les cloches de cristal qui l’avaient rempli de ravissement brillaient à chaque ondulation de son corps élancé. Comme autrefois au jour de l’Ascension, il prit le sureau dans ses bras et s’écria aux feuilles et aux rameaux :

— Ah ! ondule et glisse-toi encore une fois dans ces branches, beau serpent vert, que je puisse te revoir, regarde-moi encore une fois de tes beaux yeux, je t’aime et je mourrai de chagrin et de douleur si je ne te revois plus.

Tout demeura tranquille et silencieux et comme autrefois le sureau fit bruire ses branches et ses feuilles, mais sans parler. Mais il semblait à l’étudiant qu’il eût deviné ce qui s’agitait dans son cœur et déchirait sa poitrine de la douleur d’un immense désir.

— Est-ce donc autre chose, disait-il, que l’amour que j’éprouve pour toi de toute mon âme et jusqu’à la mort, beau serpent d’or ! amour si grand qu’il me faudra mourir si je ne te vois pas, car sans toi je ne peux plus vivre. Mais, je le sais, par toi tous les beaux rêves qui m’entraînent vers un plus haut monde seront accomplis.

Et chaque soir l’étudiant Anselme vint sous le sureau, lorsque le soleil répandait son or étincelant sur les cimes des arbres, et dans les branches et les feuilles il appelait à pleine poitrine, d’un ton plaintif, l’objet de sa flamme, le serpent vert.

Lorsqu’il en agissait ainsi un soir selon son habitude, un grand homme long et sec, entouré d’une redingote grise, lui cria en le regardant de ses grands yeux pleins de feu :

— Eh ! eh ! qui gémit ainsi ? Ah ! c’est le sieur Anselme qui veut copier mes manuscrits.

L’étudiant n’éprouva pas un médiocre effroi en reconnaissant la voix puissante qui avait crié le jour de l’Ascension : Eh ! eh ! quel est ce bruit ?

Il lui fut impossible dans sa peur et sa surprise de trouver un seul mot.

— Eh bien ! qu’avez-vous ? continua l’archiviste (car c’était lui qui se trouvait là en redingote grise), que demandez-vous à ce sureau ? et pourquoi n’êtes-vous pas venu chez moi pour votre travail ?

Et en effet l’étudiant Anselme n’avait pas encore pu prendre sur lui de retourner faire une seconde visite à l’archiviste, bien qu’il s’y fût encouragé chaque soir ; mais dans ce moment, où il voyait déchirer tout ses beaux songes, et cela par cette voix ennemie qui autrefois déjà lui avait ravi sa bien-aimée, il fut saisi d’une espèce de désespoir et il s’abandonna impétueusement à la fougue de ses impressions.

— Regardez-moi comme un fou, si vous voulez, monsieur l’archiviste, dit-il, cela m’est parfaitement égal, mais ici sur cet arbre j’aperçus un jour de l’Ascension le serpent couleur vert d’or, ah ! que mon cœur adore, et il me parlait avec une voix semblable aux sons du cristal ; mais vous, vous avez crié et appelé si épouvantablement de l’autre côté de l’eau !

— Comment cela, mon ami ? interrompit l’archiviste en prenant une prise de tabac avec un singulier sourire.

L’étudiant Anselme se sentit respirer plus à l’aise ; il éprouva du soulagement en venant enfin à bout de parler de cette bizarre aventure, et il lui sembla qu’il avait eu raison d’avoir accusé sans façon l’archiviste d’être celui qui avait fait rouler dans le lointain le tonnerre de sa voix. Il se recueillit en disant :

— Eh bien ! je vais raconter tout ce qui m’est arrivé le jour de l’Ascension, et après cela vous pourrez dire et surtout penser de moi ce que vous voudrez.

Alors il raconta toute sa merveilleuse aventure depuis le malheureux coup de pied dans le panier de pommes jusqu’à la fuite des serpents vert d’or à travers le fleuve ; il dit aussi comment les gens l’avaient pris pour un homme ivre et insensé.

— J’ai vu tout cela, reprit l’étudiant Anselme, de mes yeux vu, et les voix charmantes qui m’ont parlé retentissent encore dans mon cœur en purs accords. Ce n’était nullement un songe, et si je ne meurs pas d’amour et de désirs, je croirai au serpent vert d’or, bien que je vois à votre sourire, mon honorable monsieur l’archiviste, que vous prenez ces serpents pour une création de mon imagination surexcitée.

— Pas le moins du monde, répondit l’archiviste avec le plus grand sang-froid, les serpents vert d’or que vous avez vus dans le sureau étaient justement mes trois filles, et il est maintenant de toute évidence que vous vous êtes amouraché des beaux yeux de la plus jeune, nommé Serpentine. Je le savais déjà au jour de l’Ascension ; et comme chez moi à la maison, à ma table de travail, j’étais déjà las de leur bruit et de leur sonnerie, je criai à ces jeunes drôlesses qu’il était temps de rentrer en hâte, car le soleil baissait déjà, et elles s’étaient assez distraites en chantant et en buvant.

Il sembla à l’étudiant Anselme qu’on lui expliquait en termes précis ce qu’il avait pressenti depuis longtemps ; et bien qu’il crût voir que le sureau, le mur et le banc de gazon commençaient à tourner en rond avec tous les objets environnants, il rassembla toutes ses facultés pour parler encore, mais l’archiviste ne lui donna pas le temps de dire un seul mot. Il tira rapidement le gant de sa main gauche, et tout en mettant devant les yeux d’Anselme la pierre brillante de flammes et d’étincelles singulières d’une de ses bagues, il dit :

— Regardez donc ici, mon cher monsieur Anselme, et vous pourrez y trouver quelque plaisir.

L’étudiant regarda : ô miracle ! la pierre jeta ses rayons tout autour comme partis d’un foyer brûlant, et les rayons formèrent en se tressant ensemble un miroir du plus pur cristal, dans lequel on voyait les trois serpents d’or danser et bondir avec mille ondulations diverses, tantôt se fuyant, tantôt s’enlaçant ensemble. Et lorsque leurs corps élancés et brillants de mille étincelles venaient à se toucher, alors résonnaient de délicieux accords semblables au son de cloches de cristal, et le serpent qui était au milieu sortit comme plein de désir et d’amour la tête du miroir, et ses yeux d’un bleu sombre parlèrent.

— Me connais-tu, Anselme ? disaient-ils. Crois-tu en moi ? L’amour est dans la confiance, peux-tu aimer ?

— Ô Serpentine, Serpentine ! s’écria l’étudiant Anselme dans son délire insensé.

Mais l’archiviste Lindhorst souffla sur le miroir, les rayons retournèrent dans le foyer avec un pétillement électrique, et il n’y avait plus à la main de l’archiviste qu’une petite émeraude qu’il recouvrit de son gant.

— Avez-vous vu le petit serpent vert d’or, monsieur Anselme ? demanda l’archiviste Lindhorst.

— Ah ! Dieu, oui ! s’écria Anselme, et la charmante Serpentine !

— C’est assez pour aujourd’hui, continua l’archiviste. Du reste, si vous vous décidez à venir travailler chez moi, vous verrez assez souvent ma fille, et je vous procurerai ce plaisir lorsque vous vous serez bravement comporté, c’est-à-dire lorsque vous aurez copié chaque signe avec l’exactitude et la fidélité les plus grandes. Mais vous ne venez jamais chez moi, bien que le greffier Heerbrand m’ait annoncé votre prochaine visite et que je vous aie attendui pendant plusieurs jours.

Quand l’archiviste eut prononcé le nom d’Heerbrand, il sembla à Anselme qu’il eût remis le pied sur la terre, qu’il était l’étudiant Anselme et avait devant lui l’archiviste Lindhorst. Le ton indifférent que celui-ci gardait en parlant fit un choquant contraste avec les apparitions surprenants qu’il évoquait en vrai nécromant. C’était quelque chose d’effroyable qui se trouvait encore augmenté par le regard perçant de ses yeux brillants de lumière, qui s’élançaient des cavités de sa figure osseuse, maigre et ridée, comme d’une cage. L’étudiant Anselme fut encore une fois puissamment saisi de cette sensation mystérieuse qui s’était déjà emparée de lui au café, lorsque l’archiviste avait raconté tant de choses extraordinaires. Il se remit avec peine ; et lorsque l’archiviste lui demanda de nouveau : — Pourquoi n’êtes-vous pas venu me voir ? alors il prit sur lui de lui raconter tout ce qui lui était arrivé devant la porte de la maison.

— Cher monsieur Anselme, lui dit l’archiviste lorsque l’étudiant eut terminé son récit, je connais très-bien la femme aux pommes dont il vous plaît de me parler, c’est une fatale créature qui me joue toutes sortes de mauvais tours, et qui s’est fait bronzer pour empêcher, sous la forme d’un marteau de porte, vos agréables visites ; c’est, en effet, intolérable. Voudriez-vous, estimable monsieur Anselme, si vous venez demain à midi chez moi, et si vous remarquez de nouvelles grimaces où des grognements, lui jeter sur le nez quelques gouttes de cette liqueur, et tout se dissipera aussitôt. Et maintenant, adieu !

Mon cher Anselme, je m’en vais assez rapidement, je ne vous invite pas à vous en revenir à la ville avec moi. Adieu, au revoir, à demain à midi !

L’archiviste donna à l’étudiant Anselme un petit flacon renfermant une liqueur couleur d’or, et il s’éloigna rapidement ; de sorte que dans l’épais crépuscule qui était survenu pendant ce temps, il paraissait plutôt voler vers la vallée que d’y descendre en marchant. Déjà il était près du jardin Cosel, lorsque le vent s’engouffra dans sa vaste redingote et en écarta les pans l’un de l’autre, de sorte qu’ils s’étendirent dans l’air, et il sembla à l’étudiant Anselme, qui suivait l’archiviste d’un œil émerveillé, qu’un gros oiseau étendait ses ailes pour s’envoler. Et tandis que l’étudiant était ainsi immobile dans l’obscurité, un grand vautour gris-blanc s’éleva dans les airs avec un cri bruyant, et d’après ses remarques l’objet blanc qu’il avait pris toujours pour l’archiviste qui s’éloignait devait être le vautour, autrement il lui eût été impossible de comprendre ce que l’archiviste était devenu.

— Il peut s’être envolé aussi en personne naturelle, se dit Anselme à lui-même, car je comprends et je vois que toutes ces figures étranges d’un monde lointain et merveilleux, qui ne m’apparaissaient autrefois que dans mes rêves les plus remarquables, sont entrées dans ma vie réelle pour se mettre en relation avec moi. Qu’il soit ce qu’il doit en être. Tu vis et brûles dans mon cœur, belle, charmante Serpentine ! toi seule peux apaiser le désir immense qui déchire mon âme. Ah ! quand pourrai-je voir tes beaux yeux, chère Serpentine ?

Ainsi parla l’étudiant Anselme à demi-voix.

— C’est un nom impie de païen ! grommela auprès de lui la voix de basse d’un passant qui rentrait en ville.

L’étudiant Anselme s’aperçut à temps de l’endroit où il se trouvait, et s’éloigna d’un pas rapide tout en se disant en lui-même :

— Ne serait-ce pas un véritable malheur si j’allais maintenant être rencontré par le recteur Paulmann ou le greffier Heerbrand ? mais il ne rencontra ni l’un ni l’autre.