Le Pot d’or/Chapitre 3

Traduction par Émile de La Bédollière.
Georges Barba (p. 16d-18g).

TROISIÈME VEILLÉE

Nouvelles de la famille de l’archiviste Lindhorst. — Les yeux bleus de Véronique. — Le greffier Heerbrand.


L’esprit regarda dans l’eau, et là quelque chose s’agita et se mit à mugir en vagues écumantes, et se précipita avec le bruit du tonnerre dans l’abîme, qui ouvrit ses gouffres noirs pour l’engloutir avidement. Des rochers de granit levèrent leur tête dentelée comme de triomphants vainqueurs, protégeant la vallée jusqu’à ce que le soleil la prit dans ses bras paternels, et l’entourant de ses feux la caressa et la réchauffa de ses vivifiants rayons.

Et alors mille germes s’éveillèrent qui s’étaient endormis d’un profond sommeil sous le sable stérile, et ils étendirent leurs petites feuilles vertes et leurs tiges en haut vers le visage de leur père. Et comme des enfants qui sourient dans le berceau, de petites fleurs reposaient dans leurs boutons jusqu’à ce que, éveillées à leur tour, elles se paraient de la lumière que leur père, pour leur joie, colorait de mille diverses manières.

Mais au milieu de la vallée était une colline sombre, qui se levait inégale comme la poitrine des hommes lorsqu’elle est gonflée par l’ardent désir. Du fond de l’abîme des vapeurs montaient en roulant et en formant des boules rassemblées en masses immenses, et elles s’efforçaient de voiler en ennemies le visage paternel. Mais l’orage les appelait plus loin et courait en mugissant parmi elles, et lorsque le rayon pur touchait de nouveau la sombre colline, alors un magnifique lis de feu s’en détachait rapidement. Les belles feuilles s’ouvraient comme des lèvres charmantes pour aspirer les doux baisers du soleil.

Alors une brillante lumière courut dans la vallée : c’était le jeune Phosphorus ; la fleur du lis de feu le vit, et elle murmura saisie d’un ardent désir :

— Beau jeune homme, sois à moi pour toujours, car je t’aime, et si tu me délaissais il me faudrait mourir.

Et le jeune Phosphorus lui répondit :

— Je veux être à toi, belle fleur, mais alors, enfant dénaturé, tu quitteras ton père et ta mère et tu ne connaîtras plus tes compagnes. Tu seras plus grande et plus forte que toutes celles qui sont maintenant tes égales. Le désir bienfaisant qui réchauffe maintenant ton être, divisé en cent rayons, fera ton tourment et ton martyre, car le sens enfantera les sens, et la plus grande joie qu’allumera l’étincelle que je jette en toi sera une douleur sans espoir qui te fera mourir pour germer de nouveau en étrangère : cette étincelle est la pensée.

— Ah ! dit la fleur d’une voix plaintive, puis-je donc m’empêcher, dans l’ardeur qui m’embrase, de me donner à toi ? puis-je t’aimer plus que je ne le fais maintenant ? et ne puis-je pas te regarder comme à présent lorsque tu m’anéantiras ?

Alors le jeune Phosphorus l’embrassa, et comme traversée par un rayon de lumière elle s’enflamma, et des flammes sortit un être étranger, qui, s’enfuyant rapidement de la vallée, se mit à voltiger dans les espaces infinis, ne s’inquiétant plus des compagnes de sa jeunesse et du jeune homme chéri. Celui-ci se plaignit d’avoir perdu sa bien-aimée, car un amour immense pour la belle fleur de lis l’entraînait dans la vallée solitaire, et, attendries de sa douleur, les roches de granit abaissaient leurs têtes.

Mais une d’elles ouvrit son sein, et il en sortit un noir dragon ailé, qui disait en s’envolant au dehors :

— Mes frères les métaux dorment là dedans, mais moi je suis toujours actif et éveillé, et je veux te venir en aide.

Et en s’abaissant vers les plaines le dragon atteignit l’être qui était né de la fleur de lis ; il l’emporta sur la colline et l’enferma dans ses ailes. Alors la fleur reparut, mais la pensée qui était restée déchirait son âme, et son amour pour le jeune Phosphorus était une poignante douleur, et en respirant sa vapeur empoisonnée les petites fleurs qui autrefois se réjouissaient de son regard se flétrissaient et mouraient.

Le jeune Phosphorus revêtit une brillante armure, où jouaient des rayons de mille couleurs, et combattit le dragon, qui de son aile noire frappait la cotte de mailles, qui rendait un son éclatant ; et ce son puissant donnait la vie aux petites fleurs qui voltigeaient comme des oiseaux bigarrés autour du dragon, qui perdait ses forces, et, vaincu, finit par se cacher au fond de la terre.

La fleur de lis fut délivrée, le jeune Phosphorus la prit dans ses bras, tout brûlant des désirs d’un céleste amour, et les fleurs chantaient leurs louanges dans un hymne mêlé d’accents de joie, ainsi que les oiseaux et même les hautes roches de granit de la vallée.

— Permettez, ceci est de l’exagération orientale, honorable archiviste, dit le greffier Heerbrand, et nous vous avions prié de nous raconter comme vous le faisiez autrefois quelque chose de votre vie si remarquable, des aventures de vos voyages, par exemple, enfin des choses véritables.

— Eh bien, qu’avez-vous donc ? répondit l’archiviste Lindhorst, ce que je viens de vous raconter est tout ce que je puis vous dire de plus vrai, et appartient aussi en quelque sorte à l’histoire de ma vie, car je descends justement de cette vallée, et la fleur de lis, qui fut reine plus tard, est ma grand’ grand’ grand’ grand’ grand’-mere, ce qui fait que je suis aussi un prince.

Tous se mirent à rire bruyamment.

— Oui, riez, riez, continua l’archiviste, ce que je vous ai raconté en traits certainement bien légers vous paraît ridicule, impossible, et cependant cela n’est ni extravagant ni présenté sous une forme allégorique, mais vrai en tout point. Si j’avais pu croire que cette admirable histoire d’amour à laquelle je dois mon origine n’eût pas été plus à votre goût, je vous aurais raconté quelques-unes des choses nouvelles que mon frère m’a apprises hier.

— Ah ! comment ! vous avez un frère, monsieur l’archiviste ? où est-il donc ? où vit-il ? il est au service du roi, ou c’est peut-être un savant ? lui demanda-t-on de tous côtés.

— Non, répondit l’archiviste en prenant froidement une prise, il s’est tourné du mauvais côté, il s’est placé sous le dragon.

— Comment dites-vous, honorable archiviste, interrompit le greffier Heerbrand, sous le dragon ?

— Sous le dragon ? répéta la société tout entier.

— Oui, sous le dragon, reprit l’archiviste, mais à vrai dire ce fut par désespoir.

Vous savez que mon père mourut il y a peu de temps, trois cent quatre-vingt-cinq ans tout au plus, et c’est pour cela que je porte encore son deuil. Il m’avait donné comme à son fils favori un superbe onyx que mon frère voulait absolument avoir. Nous eûmes à ce sujet une querelle inconvenante près du cadavre de mon père. Enfin, le défunt perdit patience, se redressa et jeta mon méchant frère en bas des escaliers. Celui-ci irrité alla sur l’heure même sous le dragon.

Maintenant il se tient dans une forêt de cyprès dans le voisinage de Tunis, et il a là sous sa garde une célèbre escarboucle mystique que convoite un diable de nécromant qui a pris une maison d’été en Laponie, ce qui permet à mon frère de s’absenter un quart d’heure pendant que le nécromant cultive dans son jardin son lit de salamandres, pour me raconter ce qui se passe d’intéressant aux sources du Nil.

Pour la seconde fois la société partit d’un grand éclat de rire ; mais l’étudiant Anselme éprouvait une impression étrange, et il ne pouvait regarder les yeux fixes et sévères de l’archiviste sans trembler intérieurement en lui-même d’une manière incompréhensible. Sa voix tout à la fois rude et vibrante comme les sons du métal avait quelque chose qui le pénétrait mystérieusement et le faisait frissonner jusqu’à la moelle de ses os. Le but dans lequel le greffier Heerbrand l’avait invité à entrer au café ne lui paraissait pas devoir être atteint ce jour-là. Après son aventure devant la maison de l’archiviste, l’étudiant Anselme n’avait jamais pu prendre sur lui d’essayer une seconde visite ; car, suivant sa conviction intime, le hasard seul l’avait délivré sinon de la mort, du moins de la folie.

Le recteur Paulmann avait justement passé dans la rue lorsqu’il se trouvait étendu devant la porte sans connaissance, et qu’une vieille femme qui avait laissé là pour le moment son panier de gâteaux et de pommes, lui portait des secours. Le recteur avait sur-le-champ fait venir une chaise à porteurs, et l’avait fait transporter chez lui.

— On pensera de moi ce que l’on voudra, disait Anselme, on peut me regarder comme un fou, soit ! Au marteau de la porte, le visage de la vieille de la porte Noire est venu me faire des grimaces. Pour ce qui est arrivé ensuite, je préfère n’en rien dire ; mais si j’étais revenu de mon évanouissement et que j’eusse aperçu la damnée vieille aux pommes (qui n’était autre que celle qui s’occupait de moi), je serais à l’instant mort d’un coup de sang ou au moins devenu fou.

Tous les discours, tous les raisonnements du recteur et du greffier n’y faisaient rien, et même les beaux yeux bleus de mademoiselle Véronique ne pouvaient le tirer de l’état de profonde mélancolie dans lequel il était tombé. On le crut en effet malade d’esprit, et l’on avisa aux moyens de le distraire et rien ne parut au greffier devoir mieux atteindre ce but que l’occupation qu’il trouverait chez l’archiviste, c’est-à-dire la copie des manuscrits. Il fallait pour cela faire connaître l’étudiant à l’archiviste d’une manière convenable, et comme le greffier Heerbrand savait que le sieur Lindhorst fréquentait tous les soirs un certain café connu de lui, il invita l’étudiant Anselme à venir chaque soir prendre un verre de bière et fumer une pipe à ses frais dans cette maison, jusqu’à ce qu’il eut fait de cette manière la connaissance de l’archiviste, et se fut entendu avec lui pour la copie des manuscrits. Anselme accepta ce projet avec gratitude.

— Dieu vous le rendra, honorable greffier, si voue rendez la raison à ce jeune homme ! dit le recteur Paulmann.

— Oui, Dieu vous le rendra ! répéta Véronique en levant pieusement les yeux au ciel et tout en pensant vivement dans son âme que même privé de la raison Anselme était un bien joli jeune homme.

Lorsque l’archiviste Lindhorst prenait sa canne et son chapeau pour sortir, le greffier Heerbrand saisit vivement Anselme par la main, et il dit en se mettant sur le chemin de l’archiviste :

— Mon honorable monsieur, voici l’étudiant Anselme, doué d’une habileté remarquable en calligraphie, il s’offre pour copier vos manuscrits.

— Cela me fait le plus grand plaisir, répondit vivement l’archiviste Lindhorst, et posant sur sa tête son chapeau à trois cornes d’une forme un peu militaire, et écartant de la main Anselme et le greffier, il descendit rapidement et bruyamment les marches de l’escalier ; tandis qu’ils restèrent là, interdit tous les deux, les yeux fixés sur la porte de la chambre, qu’il leur avait fermée au nez à en faire résonner les gonds.

— Singulier vieillard ! dit le greffier Heerbrand.

— Singulier vieillard ! bégaya à son tour Anselme sentant courir un fleuve de glace dans ses veines au point d’en devenir presque roide comme une statue ; mais tous les habitués riaient et disaient :

— L’archiviste était aujourd’hui dans ses moments de caprice ; demain il sera doux comme un agneau, et ne dira plus une parole ; il regardera la fumée de sa pipe, ou lira les gazettes ; il ne faut pas y prendre garde.

— C’est vrai, pensa l’étudiant Anselme, il ne faut pas y faire attention ; n’a-t-il pas dit qu’il lui était extrèmement agréable que je vinsse me présenter pour copier ses manuscrits, et pourquoi le greffier Heerbrand s’est-il mis devant lui lorsqu’il voulait retourner à sa maison ? Non ! c’est au fond un homme aimable et très-libéral, seulement singulier dans ses discours ; mais qu’est-ce que cela me fait ? Demain j’irai à midi précis, et même lorsqu’il se trouverait là cent vieilles marchandes de pommes en bronze.