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VII


Il suit de là que l’induction est la seule clef de la nature. Cette théorie est le chef d’œuvre de Mill. Il n’y avait qu’un partisan aussi dévoué de l’expérience qui pût faire la théorie de l’induction.

Qu’est-ce que l’induction ? C’est l’opération « qui découvre et prouve des propositions générales. C’est le procédé par lequel nous concluons que ce qui est vrai de certains individus d’une classe est vrai de toute la classe, ou que ce qui est vrai en certains temps, sera vrai en tout temps, les circonstances étant pareilles[1]. » C’est le raisonnement par lequel, ayant remarqué que Pierre, Jean et un nombre plus ou moins grand d’hommes sont morts, nous concluons que tout homme mourra. Bref, l’induction lie la mortalité et la qualité d’homme, c’est-à-dire deux faits généraux ordinairement successifs, et déclare que le premier est la cause du second.

Cela revient à dire que le cours de la nature est uniforme. Mais l’induction ne part pas de cet axiome, elle y conduit ; nous ne la trouvons pas au commencement, mais à la fin de nos recherches[2]. Au fond l’expérience ne présuppose rien hors d’elle-même. Nul principe à priori ne vient l’autoriser ni la guider. Nous remarquons que cette pierre est tombée, que ce charbon rouge nous a brûlés, que cet homme est mort, et nous n’avons d’autre ressource pour induire que l’addition et la comparaison de ces petits faits isolés et momentanés. Nous apprenons par la simple pratique que le soleil éclaire, que les corps tombent, que l’eau apaise la soif, et nous n’avons d’autre ressource pour étendre ou contrôler ces inductions que d’autres inductions semblables. Chaque remarque, comme chaque induction, tire sa valeur d’elle-même et de ses voisines. C’est toujours l’expérience qui juge l’expérience, et l’induction qui juge l’induction.

Le corps de nos vérités n’a point une âme différente de lui-même, qui lui communique la vie ; il subsiste par l’harmonie de toutes ses parties prises ensemble et par la vitalité de chacune de ses parties prises à part. Vous refuseriez de croire un voyageur qui vous dirait qu’il y a des hommes dont la tête est au-dessous des épaules. Vous ne refuseriez pas de croire un voyageur qui vous dirait qu’il y a des cygnes noirs. Et cependant votre expérience de la chose est la même dans les deux cas ; vous n’avez jamais vu que des cygnes blancs, comme vous n’avez jamais vu que des hommes ayant la tête au-dessus des épaules. D’où vient donc que le second témoignage vous paraît plus croyable que le premier ? « Apparemment, parce qu’il y a moins de constance dans la couleur des animaux que dans la structure générale de leurs parties anatomiques. Mais comment savez-vous cela ? Évidemment par l’expérience[3]. Il est donc vrai que nous avons besoin de l’expérience pour nous apprendre à quel degré, dans quels cas, dans quelles sortes de cas, nous pouvons nous fier à l’expérience. L’expérience doit être consultée pour apprendre d’elle dans quelles circonstances les arguments qu’on tire d’elle sont solides. Nous n’avons point une seconde pierre de touche d’après laquelle nous puissions vérifier l’expérience ; nous faisons de l’expérience la pierre de touche de l’expérience. » Il n’y a qu’elle et elle est partout.

Considérons donc comment sans autre secours que le sien nous pouvons former des propositions générales, particulièrement les plus nombreuses et les plus importantes de toutes, celles qui joignent deux événements successifs en disant que le premier est la cause du second.

Il y a là un grand mot, celui de cause. Pesez-le. Il porte dans son sein toute une philosophie. De l’idée que vous y attachez, dépend toute votre idée de la nature. Renouveler la notion de cause, c’est transformer la pensée humaine ; et vous allez voir comment Mill, avec Hume et M. Comte, mais mieux que Hume et M. Comte, a transformé cette notion.

Qu’est-ce qu’une cause ? Quand Mill dit que le contact du fer et de l’air humide produit la rouille, ou que la chaleur dilate les corps, il ne parle pas du lien mystérieux par lequel les métaphysiciens attachent la cause à l’effet. Il ne s’occupe pas de la force intime et de la vertu génératrice que certaines philosophies insèrent entre le producteur et le produit. « La seule notion, dit-il[4], dont l’induction ait besoin à cet égard peut être donnée par l’expérience. Nous apprenons par l’expérience qu’il y a dans la nature un ordre de succession invariable, et que chaque fait y est toujours précédé par un autre fait. Nous appelons cause l’antécédent invariable, effet le conséquent invariable[5]. » Au fond, nous ne mettons rien d’autre sous ces deux mots. Nous voulons dire simplement que toujours, partout, le contact du fer et de l’air humide sera suivi par l’apparition de la rouille, l’application de la chaleur par la dilatation du corps. « La cause réelle est la série des conditions, l’ensemble des antécédents sans lesquels l’effet ne serait pas arrivé[6]… Il n’y a pas de fondement scientifique dans la distinction que l’on fait entre la cause d’un phénomène et ses conditions… La distinction que l’on établit entre le patient et l’agent est purement verbale… La cause est la somme des conditions négatives et positives prises ensemble, la totalité des circonstances et contingences de toute espèce, lesquelles, une fois données, sont invariablement suivies du conséquent[7]. » On fait grand bruit du mot nécessaire. « Ce qui est nécessaire, ce qui ne peut pas ne pas être, est ce qui arrivera, quelles que soient les suppositions que nous puissions faire à propos de toutes les autres choses[8]. » Voilà tout ce que l’on veut dire quand on prétend que la notion de cause enferme la notion de nécessité. On veut dire que l’antécédent est suffisant et complet, qu’il n’y a pas besoin d’en supposer un autre que lui, qu’il contient toutes les conditions requises, que nulle autre condition n’est exigée. Succéder sans condition, voilà toute la notion d’effet et de cause. Nous n’en avons pas d’autre. Les philosophes se méprennent quand ils découvrent dans notre volonté un type différent de la cause, et déclarent que nous y voyons la force efficiente en acte et en exercice. Nous n’y voyons rien de semblable. Nous n’apercevons là comme ailleurs que des successions constantes. Nous ne voyons pas un fait qui en engendre un autre, mais un fait qui en accompagne un autre. « Notre volonté, dit Mill, produit nos actions corporelles, comme le froid produit la glace, ou comme une étincelle produit une explosion de poudre à canon.» Il y a là un antécédent comme ailleurs, la résolution ou état de l’esprit, et un conséquent comme ailleurs, l’effort ou sensation physique. L’expérience les lie et nous fait prévoir que l’effort suivra la résolution, comme elle nous fait prévoir que l’explosion de la poudre suivra le contact de l’étincelle. Laissons donc ces illusions psychologiques, et cherchons simplement, sous le nom d’effet et de cause, les phénomènes qui forment des couples sans exception ni condition.

Or, pour établir ces liaisons expérimentales, Mill découvre quatre méthodes, et quatre méthodes seulement : celle des concordances[9], celle des différences[10], celle des résidus[11], celle des variations concomitantes[12]. Elles sont les seules voies par lesquelles nous puissions pénétrer dans la nature. Il n’y a qu’elles, et elles sont partout. Et elles emploient toutes le même artifice. Cet artifice est l’élimination ; et en effet l’induction n’est pas autre chose. Vous avez deux groupes, l’un d’antécédents, l’autre de conséquents, chacun d’eux contenant plus ou moins d’éléments : dix, par exemple. A quel antécédent chaque conséquent est-il joint ? Le premier conséquent est-il joint au premier antécédent, ou bien au troisième, ou bien au sixième ? Toute la difficulté et toute la découverte sont là. Pour résoudre la difficulté et pour opérer la découverte, il faut éliminer, c’est-à-dire exclure les antécédents qui ne sont point liés au conséquent que l’on considère[13]. Mais comme effectivement on ne peut les exclure, et que, dans la nature, toujours le couple est entouré de circonstances, on assemble divers cas qui, par leur diversité, permettent à l’esprit de retrancher ces circonstances, et de voir le couple à nu. En définitive, on n’induit qu’en formant des couples ; on ne les forme qu’en les isolant ; on ne les isole que par des comparaisons.



  1. Induction, then, is that operation of the mind, by which we infer that what we know to be true in a particular case or cases, will be true in all cases which resemble the former in certain assignable respects. In other words, Induction is the process by which we conclude that what is true of certain individuals of a class is true of the whole class, or thrt that what is true at certain times will be true in similar circumstances at all times.
  2. We must first observe, that there is a principe implied in the very statement of what Induction is ; an assumption with regard to the course of nature and the order of universe : namely, that there are such things in nature as parallel cases ; that what happens once, will, under a sufficient degree of similarity of circumstances, happen again, and not only again, but as often as the same circumstances recur. This, I say, is an assumption, involved in every case of induction. And, if we consult the actual course of nature, we find that the assumption is warranted. The universe, we find, is so constitued, that whatever is true in any one case, is true at all cases of a certain description ; the only difficulty is, to find what description.
  3. Why it is that, with exactly the same amount of evidence, both negative and positive, we did not reject the assertion that there are black swans while we should refuse credence to any testimony which asserted there were men wearing their heads underneath their shoulders. The first assertion was more credible than the latter. But why more credible ? So long as neither phenomenon had been actually witnessed, what reason was there for finding the one harder to be believed than the other ? Apparently, because there is less constancy in the colours of animals, than in the general structure of their internal anatomy. But how do we know this ? Doubtless, from experience. It appears, then, that we need experience to inform us in what degree, and in what cases, or sorts of cases, experience is to be relied on. Experience must be consulted in order to learn from it under what circumstances arguments from it will be valid. We have no ulterior test to which we subject experience in general ; but we make experience its own test. Experience testifies that among the uniformities which it exhibits or seems to exhibit, some are more to be relied on than others ; and uniformity, therefore, may be presumed, from any given number of instances, with a greater degree of assurance, in proportion as the case belongs to a class in which the uniformities have hitherto been found more uniform.
  4. Tome I, p. 338, 340, 341, 345, 351.
  5. The only notion of a cause, which the theory of induction requires, is such a notion as can be gained from experience. The Law of Causation, the recognition of which is the main pillar of inductive science, is but the familiar truth, that invariability of succession is found by observation to obtain between every fact in nature and some other fact which has preceded it ; independently of all consideration respecting the ultimate mode of production of phenomena, and of every other question regarding the nature of “Things in themselves”.
  6. The real Cause, is the whole of these antecedents.
  7. The cause, then, philosophically speaking, is the sum total of the conditions, positive and negative, taken together ; the whole of the contingencies of every description, which being realized, the consequent invariably follows.
  8. If there be any meaning which confessedly belongs to the term necessity, it is unconditionalness. That which is necessary, that which must be, means that which will be, whatever supposition we may make in regard to all other things.
  9. 1° Prenons cinquante creusets de matière fondue qu’on laisse refroidir, et cinquante dissolutions qu’on laisse évaporer ; toutes cristallisent. Soufre, sucre, alun, chlorure de sodium, les substances, les températures, les circonstances sont aussi différentes que possible. Nous y trouvons un fait commun et un seul, le passage de l’état liquide à l’état solide ; nous concluons que ce passage est l’antécédent invariable de la cristallisation. Voilà un exemple de la méthode de concordance : sa règle fondamentale est que « si deux ou plusieurs cas du phénomène en question n’ont qu’une circonstance commune, cette circonstance en est la cause ou l’effet » (tome Ier, p. 396).
  10. Prenons un oiseau qui est dans l’air et respire ; plongeons-le dans l’acide carbonique, il cesse de respirer. La suffocation se rencontre dans le second cas, elle ne se rencontre pas dans le premier ; du reste les deux cas sont aussi semblables que possible, puisqu’il s’agit dans tous les deux du même oiseau et presque au même instant ; ils ne diffèrent que par une circonstance, l’immersion dans l’acide carbonique substituée à l’immersion dans l’air. On en conclut que cette circonstance est un des antécédents invariables de la suffocation. Voilà un exemple de la méthode de différence ; sa règle fondamentale est que « si un cas où le phénomène en question se rencontre et un cas où il ne se rencontre pas ont toutes leurs circonstances communes, sauf une, le phénomène a cette circonstance pour cause ou pour effet. »
  11. Prenons deux groupes, l’un d’antécédents, l’autre de conséquents. On a lié tous les antécédents, moins un, à leurs conséquents, et tous les conséquents, moins un, à leurs antécédents. On peut conclure que l’antécédent qui reste est lié au conséquent qui reste. Par exemple, les physiciens, ayant calculé, d’après les lois de la propagation des ondes sonores, quelle doit être la vitesse du son, trouvèrent qu’en fait les sons vont plus vite que le calcul ne semble l’indiquer. Ce surplus ou résidu de vitesse est un conséquent et suppose un antécédent ; Laplace trouva l’antécédent dans la chaleur que développe la condensation de chaque onde sonore, et cet élément nouveau introduit dans le calcul le rendit parfaitement exact. Voilà un exemple de la méthode des résidus. Sa règle est que « si l’on retranche d’un phénomène la partie qui est l’effet de certains antécédents, le résidu du phénomène est l’effet des antécédents qui restent. »
  12. Prenons deux faits : la présence de la terre et l’oscillation du pendule, ou bien encore la présence de la lune et le mouvement des marées. Pour joindre directement ces deux phénomènes l’un à l’autre, il faudrait pouvoir supprimer le premier, et vérifier si cette suppression entraînerait l’absence du second. Or cette suppression est, dans l’un et l’autre de ces cas, matériellement impossible. Alors nous employons une voie indirecte pour joindre les deux phénomènes. Nous remarquons que toutes les variations de l’un correspondent à certaines variations de l’autre ; que toutes les oscillations du pendule correspondent aux diverses positions de la terre ; que toutes les circonstances des marées correspondent aux positions de la lune. Nous en concluons que le second fait est l’antécédent du premier. Voilà un exemple de la méthode des variations concomitantes : sa règle fondamentale est que « si un phénomène varie d’une façon quelconque toutes les fois qu’un autre phénomène varie d’une certaine façon, le premier est une cause ou un effet direct ou indirect du second. »
  13. « La méthode de différence, dit Mill, a pour fondement, que tout ce qui ne saurait être éliminé est lié au phénomène par une loi. La méthode de concordance a pour fondement, que tout ce qui peut être éliminé n’est point lié au phénomène par une loi. » La méthode des résidus est un cas de la méthode de différence ; la méthode des variations concomitantes en est un autre cas, avec cette distinction qu’elle opère, non sur les deux phénomènes, mais sur leurs variations.