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V


Voilà un premier rempart détruit ; je suppose que vous attendez mon philosophe derrière le second, la théorie de la preuve. Celle-ci, depuis deux mille ans, passe pour une vérité acquise, définitive, inattaquable. Plusieurs l’ont jugée inutile, mais personne n’a osé la dire fausse. Chacun l’a considérée comme un théorème établi. Eh bien, regardons-la. Qu’est-ce qu’une preuve ? Selon les logiciens, c’est un syllogisme. Et qu’est-ce qu’un syllogisme ? C’est un groupe de trois propositions comme celui-ci : « Tous les hommes sont mortels ; le prince Albert est un homme ; donc le prince Albert est mortel. » Voilà le modèle de la preuve, et toute preuve complète se ramène à celle-là. Or, selon les logiciens, qu’y a-t-il dans cette preuve ? Une proposition générale concernant tous les hommes qui aboutit à une proposition particulière concernant un certain homme. De la première on passe à la seconde, parce que la seconde est contenue dans la première. Du général on passe au particulier, parce que le particulier est contenu dans le général. La seconde n’est qu’un cas de la première ; sa vérité est enfermée par avance dans celle de la première, et c’est pour cela qu’elle est une vérité. En effet, sitôt que la conclusion n’est plus contenue dans les prémisses, le raisonnement est faux, et toutes les règles compliquées du moyen âge ont été réduites par Port-Royal à cette seule règle, que la conclusion doit être contenue dans les prémisses. Ainsi toute la marche de l’esprit humain, quand il raisonne, consiste à reconnaître dans les individus ce qu’il a connu de la classe, à affirmer en détail ce qu’il a établi pour l’ensemble, à poser une seconde fois et pièce à pièce ce qu’il a posé tout d’un coup une première fois.

Point du tout, répond Mill, car si cela est, le raisonnement ne sert à rien. Il n’est point un progrès, mais une répétition. Quand j’ai affirmé que tous les hommes sont mortels, j’ai affirmé par cela même que le prince Albert est mortel. En parlant de la classe entière, c’est-à-dire de tous les individus, j’ai parlé de chaque individu, et notamment du prince Albert, qui est l’un d’eux. Je ne dis donc rien de nouveau maintenant que j’en parle. Ma conclusion ne m’apprend rien ; elle n’ajoute rien à ma connaissance positive ; elle ne fait que mettre sous une autre forme une connaissance que j’avais déjà. Elle n’est point fructueuse, elle est purement verbale. Donc, si le raisonnement est ce que disent les logiciens, le raisonnement n’est point instructif. J’en sais autant en le commençant qu’après l’avoir fini. J’ai transformé des mots en d’autres mots ; j’ai piétiné sur place. Or cela ne peut être, puisqu’en fait le raisonnement nous apprend des vérités neuves. J’apprends une vérité neuve quand je découvre que le prince Albert est mortel, et je la découvre par la vertu du raisonnement, puisque le prince Albert étant encore en vie, je n’ai pu l’apprendre par l’observation directe. Ainsi les logiciens se trompent, et par delà la théorie toute scolastique du syllogisme qui réduit le raisonnement à des substitutions de mots, il faut chercher une théorie de la preuve, toute positive, qui démêle dans le raisonnement des découvertes de faits.

Pour cela, il suffit de remarquer que la proposition générale n’est point la véritable preuve de la proposition particulière. Elle le paraît, elle ne l’est pas. Ce n’est pas de la mortalité de tous les hommes que je conclus la mortalité du prince Albert ; les prémisses sont ailleurs, et par derrière. La proposition générale n’est qu’un mémento, une sorte de registre abréviatif, où j’ai consigné le fruit de mes expériences. Tous pouvez considérer ce mémento comme un livre de notes où vous vous reportez quand vous voulez rafraîchir votre mémoire ; mais ce n’est point du livre que vous tirez votre science : vous la tirez des objets que vous avez vus. Mon mémento n’a de valeur que par les expériences qu’il rappelle. Ma proposition générale n’a de valeur que par les faits particuliers qu’elle résume. « La mortalité de Jean, Thomas et compagnie[1] est après tout la seule preuve que nous ayons de la mortalité du prince Albert. » — « La vraie raison qui nous fait croire que le prince Albert mourra, c’est que ses ancêtres, et nos ancêtres, et toutes les autres personnes qui leur étaient contemporaines, sont morts. Ces faits sont les vraies prémisses du raisonnement. » C’est d’eux que nous avons tiré la proposition générale ; ce sont eux qui lui communiquent sa portée et la vérité ; elle se borne à les mentionner sous une forme plus courte ; elle reçoit d’eux toute sa substance ; ils agissent par elle et à travers elle pour amener la conclusion qu’elle semble engendrer. Elle n’est que leur représentant, et à l’occasion ils se passent d’elle. Les enfants, les ignorants, les animaux savent que le soleil se lèvera, que l’eau les noiera, que le feu les brûlera, sans employer l’intermédiaire de cette proposition. Ils raisonnent et nous raisonnons aussi, non du général au particulier, mais du particulier au particulier. « L’esprit ne va jamais que des cas observés aux cas non observés, avec ou sans formules commémoratives. Nous ne nous en servons que pour la commodité[2]. » — « Si nous avions une mémoire assez ample et la faculté de maintenir l’ordre dans une grosse masse de détails, nous pourrions raisonner sans employer une seule proposition générale[3]. » Ici, comme plus haut, les logiciens se sont mépris : ils ont donné le premier rang aux opérations verbales ; ils ont laissé sur l’arrière-plan les opérations fructueuses. Ils ont donné la préférence aux mots sur les faits. Ils ont continué la science nominale du moyen âge. Ils ont pris l’explication des noms pour la nature des choses, et la transformation des idées pour le progrès de l’esprit. C’est à nous de renverser cet ordre en logique, puisque nous l’avons renversé dans les sciences, de relever les expériences particulières et instructives, et de leur rendre dans nos théories la primauté et l’importance que notre pratique leur confère depuis trois cents ans.



  1. The mortality of John, Thomas and company is, after all, the whole evidence we have for the mortality of the duke of Wellington. Not one iota is added to the proof by interpolating a general proposition. Since the individual cases are all the evidence we can possess, evidence which no logical form into which we choose to throw it can make greater than it is ; and since that evidence is either sufficient in itself, or, if insufficient for the one purpose, cannot be sufficient for the other ; I am unable to see why we should be forbidden to take the shortest cut from these sufficient premisses to the conclusion, and constrained to travel the “high priori road”, by the arbitrary fiat of logicians.
  2. All inference is from particulars to particulars : General propositions are merely registers of such inferences already made, and short formulae for making more : The major premiss of a syllogism, consequently, is a formula of this description : and the conclusion is not an inference drawn from the formula, but an inference drawn according to the formula : the real logical antecedent, or premisses, being the particular facts from which the general proposition was collected by induction. Those facts, and the individual instances which supplied them, may have been forgotten ; but a record remains, not indeed descriptive of the facts themselves, but showing how those cases may be distinguished respecting which the facts, when known, were considered to warrant a given inference. According to the indications of this record we draw our conclusion, which is, to ail intents and purposes, a conclusion from the forgotten facts. For this it is essential that we should read the record correctly : and the rules of the syllogism are a set of precautions to ensure our doing so.
  3. If we had sufficiently capacious memories, and a sufficient power of maintaining order among a huge masse of details, the reasoning could go on without any general propositions ; they are mere formulae for inferring particulars from particulars.