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XI


Vous allez me dire que mon philosophe s’est coupé les ailes pour fortifier les jambes. Certainement, et il a bien fait. L’expérience borne la carrière qu’elle nous ouvre ; elle nous a donné notre but ; elle nous donne aussi nos limites. Nous n’avons qu’à regarder les éléments qui la composent et les événements dont elle part pour comprendre que sa portée est restreinte. Sa nature et son procédé réduisent sa marche à quelques pas. Et d’abord[1] les lois dernières de la nature ne peuvent être moins nombreuses que les espèces distinctes de nos sensations. Nous pouvons bien réduire un mouvement à un autre mouvement, mais non la sensation de chaleur à la sensation d’odeur, ou de couleur, ou de son, ni l’une ou l’autre à un mouvement. Nous pouvons bien ramener l’un à l’autre des phénomènes de degré différent, mais non des phénomènes d’espèce différente. Nous trouvons les sensations distinctes au fond de toutes nos connaissances, comme des éléments simples, indécomposables, absolument séparés les uns des autres, absolument incapables d’être ramenés les uns aux autres. L’expérience a beau faire, elle ne peut supprimer ces diversités qui la fondent. D’autre part, l’expérience a beau faire, elle ne peut se soustraire aux conditions dans lesquelles elle agit. Quel que soit son domaine, il est limité dans le temps et dans l’espace ; le fait qu’elle observe est borné et amené par une infinité d’autres qu’elle ne peut atteindre. Elle est obligée de supposer ou de reconnaître quelque état primordial d’où elle part et qu’elle n’explique pas[2]. Tout problème a ses données accidentelles ou arbitraires : on en déduit le reste, mais on ne les déduit de rien. Le soleil, la terre, les planètes, l’impulsion initiale des corps célestes, les propriétés primitives des substances chimiques, sont de ces données.[3] Si nous les possédions toutes, nous pourrions tout expliquer par elles, mais nous ne saurions les expliquer elles-mêmes. Pourquoi, demande Mill, ces agents naturels ont-ils existé à l’origine plutôt que d’autres ? Pourquoi ont-ils été mêlés en telles ou telles proportions ? Pourquoi ont-ils été distribués de telle ou telle manière dans l’espace ? C’est là une question à laquelle nous ne pouvons répondre. Bien plus, nous ne pouvons découvrir rien de régulier dans cette distribution même ; nous ne pouvons la réduire à quelque uniformité, à quelque loi. L’assemblage de ces agents n’est pour nous qu’un pur accident[4]. Et l’astronomie, qui tout à l’heure nous offrait le modèle de la science achevée, nous offre maintenant l’exemple de la science limitée. Nous pouvons bien prédire les innombrables positions de tous les corps planétaires ; mais nous sommes obligés de supposer, outre l’impulsion primitive et son degré, outre la force attractive et sa loi, les masses et les distances de tous les corps dont nous parlons. Nous comprenons des millions de faits, mais au moyen d’une centaine de faits que nous ne comprenons pas ; nous atteignons des consequences nécessaires, mais au moyen d’antécédents accidentels, en sorte que, si la théorie de notre univers était achevée, elle aurait encore deux grandes lacunes : l’une au commencement du monde physique, l’autre au début du monde moral ; l’une comprenant les éléments de l’être, l’autre renfermant les éléments de l’expérience ; l’une contenant les sensations primitives, l’autre contenant les agents primitifs. « Notre science, dit votre Royer-Collard, consiste à puiser l’ignorance à sa source la plus élevée. »

Pouvons-nous au moins affirmer que ces données irréductibles ne le sont qu’en apparence et au regard de notre esprit ? Pouvons-nous dire qu’elles ont des causes comme les faits dérivés dont elles sont les causes ? Pouvons-nous décider que tout événement à tout point du temps et de l’espace arrive selon des lois, et que notre petit monde si bien réglé est un abrégé du grand ? Pouvons-nous, par quelque axiome, sortir de notre enceinte si étroite, et affirmer quelque chose de l’univers ? En aucune façon, et c’est ici que Mill pousse aux dernières conséquences ; car la loi qui attribue une cause à tout événement n’a pour lui d’autre fondement, d’autre valeur et d’autre portée que notre expérience. Elle ne renferme point sa nécessité en elle-même ; elle tire toute son autorité du grand nombre des cas où on l’a reconnue vraie ; elle ne fait que résumer une somme d’observations ; elle lie deux données qui, considérées en elles-mêmes, n’ont point de liaison intime ; elle joint l’antécédent et le conséquent pris en général, comme la loi de la pesanteur joint un antécédent et un conséquent pris en particulier ; elle constate un couple, comme font toutes les lois expérimentales, et participe à leur incertitude comme à leurs restrictions. Ecoutez ces fortes paroles : « Je suis convaincu que si un homme habitué à l’abstraction et à l’analyse exerçait loyalement ses facultés à cet effet, il ne trouverait point de difficulté, quand son imagination aurait pris le pli, à concevoir qu’en certains endroits, par exemple dans un des firmaments dont l’astronomie sidérale compose à présent l’univers, les événements puissent se succéder au hasard, sans aucune loi fixe ; et rien, ni dans notre expérience, ni dans notre constitution mentale, ne nous fournit une raison suffisante, ni même une raison quelconque pour croire que cela n’a lieu nulle part[5]. » Pratiquement, nous pouvons nous fier à une loi si bien établie ; mais « dans les parties lointaines des régions stellaires, où les phénomènes peuvent être entièrement différents de ceux que nous connaissons, ce serait folie d’affirmer hardiment le règne de cette loi générale, comme ce serait folie d’affirmer pour là-bas le règne des lois spéciales qui se maintiennent universellement exactes sur notre planète[6]. » Nous sommes donc chassés irrévocablement de l’infini ; nos facultés et nos assertions n’y peuvent rien atteindre ; nous restons confinés dans un tout petit cercle ; notre esprit ne porte pas au delà de son expérience ; nous ne pouvons établir entre les faits aucune liaison universelle et nécessaire ; peut-être même n’existe-t-il entre les faits aucune liaison universelle et nécessaire. Mill s’arrête là ; mais certainement, en menant son idée jusqu’au bout, on arriverait à considérer le monde comme un simple monceau de faits. Nulle nécessité intérieure ne produirait leur liaison ni leur existence. Ils seraient de pures données, c’est-à-dire des accidents. Quelquefois, comme dans notre système, ils se trouveraient assemblés de façon à amener des retours réguliers ; quelquefois ils seraient assemblés de manière à n’en pas amener du tout. Le hasard, comme chez Démocrite, serait au cœur des choses. Les lois en dériveraient, et n’en dériveraient que çà et là. Il en serait des êtres comme des nombres, comme des fractions par exemple, qui, selon le hasard des deux facteurs primitifs, tantôt s’étalent, tantôt ne s’étalent pas en périodes régulières. Voilà sans doute une conception originale et haute. Elle est la dernière conséquence de l’idée primitive et dominante que nous avons démêlée au commencement du système, qui a transformé les théories de la définition, de la proposition et du syllogisme ; qui a réduit les axiomes à des vérités d’expérience ; qui a développé et perfectionné la théorie de l’induction ; qui a établi le but, les bornes, les provinces, et les méthodes de la science ; qui dans la nature et dans la science a partout supprimé les liaisons intérieures ; qui a remplacé le nécessaire par l’accidentel, la cause par l’antécédent, et qui consiste à prétendre que toute assertion utile a pour effet de former un couple, c’est-à-dire de joindre deux faits qui, par leur nature, sont séparés.




  1. Tome II, page 4.
  2. There exist in nature a number of permanent causes, which have subsisted ever since the human race has been in existence, and for an indefinite and probably an enormous length of time previous. The sun, the earth, and planets, with their varions constituents, air, water, and the other distinguishable substances, whether simple or compound, of which nature is made up, are such Permanent Causes. They have existed, and the effects or consequences which they were fitted to produce have taken place (as often as the other conditions of the production met), from the very beginning of our experience. But we can give no account of the origine of the Permanent Causes themselves.
  3. The resolution of the laws of the heavenly motions, established the previously unknown ultimate property of a mutual attraction between the bodies : the resolution, so far as it has yet proceeded, of the laws of crystallization, or chemical composition, electricity, magnetism, etc., points to various polarities, ultimately inherent in the particles of which bodies are composed ; the comparative atomic weights of different kinds of bodies were ascertained by resolving, into more general laws, the uniformities observed in the proportions in which substances combine with one another ; and so forth. Thus although every resolution of a complex uniformity into simpler and more elementary laws has an apparent tendency to diminish the number of the ultimate properties, and really does remove many properties from the list ; yet (since the result of this simplifying process is to trace up an ever greater variety of differents effects to the same agents), the further we advance in this direction, the greater number of distinct properties we are forced to recognise in one and the same object : the coexistences of which properties must accordingly be ranked among the ultimate generalities of nature.
  4. Why these particular natural agents existed originally and no others, or why they are commingled in such and such proportions, and distributed in such a manner throughout space, is a question we cannot answer. More than this : we can discover nothing regular in the distribution itself ; we can reduce it to no uniformity, to no law. There are no means by which, from the distribution of these causes or agents in one part of space, we could conjecture whether a similar distribution prevails in another.
  5. I am convinced that any one accustomed to abstraction and analysis, who will fairly exert his faculties for the purpose, will, when his imagination has once learnt to entertain the notion, find no difficulty in conceiving that in some one for instance of the many firmaments into which sidereal astronomy now divides the universe, events may succeed one another at random, without any fixed law ; nor can anything in our experience, or in our mental nature, constitute a sufficient, or indeed any reason for believing that this is nowhere the case. The grounds, therefore, which warrant us in rejecting such a supposition with respect to any of the phenomena of which we have experience, must be sought elsewhere than in any supposed necessity of our intellectual faculties.
  6. In distant parts of the stellar regions, where the phenomena may be entirely unlike those with which we are acquainted, it would be folly to affirm confidently that this general law prevails, any more than those special ones which we have found to hold universally on our own planet. The uniformity in the succession of events, otherwise called the law of causation, must be received not as a law of the universe, but of that portion of it only which is within the range of our means of sure observation, with a reasonable degree of extension to adjacent cases. To extend it further is to make a supposition without evidence, and to which, in the absence of any ground from experience for estimating its degree of probability, it would be idle to attempt to assign any.