Le Portrait de Monsieur W. H. (recueil)/La Maison du jugement

Poèmes en prose
Traduction par Albert Savine.
Le Portrait de Monsieur W. H. (p. 223-227).


V

LA MAISON DU JUGEMENT


Et le silence régnait dans la maison du jugement et l’homme parut nu devant Dieu.

Et Dieu ouvrit le livre de la vie de l’homme.

Et Dieu dit à l’homme :

— Ta vie a été mauvaise, et tu t’es montré cruel envers ceux qui avaient besoin de secours et envers ceux qui étaient dénués d’appui. Tu as été rude et dur de cœur. Le pauvre t’a appelé, et tu ne l’as pas entendu, et tes oreilles ont été fermées au cri de l’homme affligé. Tu t’es emparé pour ton propre usage de l’héritage de l’orphelin et tu as envoyé les renards dans la vigne du champ de ton voisin. Tu as pris le pain des enfants et tu l’as donné à manger aux chiens et mes lépreux qui vivaient dans les marécages, et qui me louaient, tu les as pourchassés sur les grandes routes, sur ma terre, cette terre dont je t’avais formé, et tu as versé le sang innocent.

Et l’homme répondit et dit :

— J’ai également fait cela.

Et derechef Dieu ouvrit le livre de la vie de l’homme.

Et Dieu dit à l’homme :

— Ta vie a été mauvaise et tu as caché la beauté que j’ai montrée et le bien que j’ai caché, tu l’as négligé. Les murailles de ta chambre étaient d’images peintes et, de ton lit d’abomination, tu te levais au son des flûtes. Tu as bâti sept autels aux péchés que j’ai soufferts, et tu as mangé ce que l’on ne doit pas manger, et la pourpre de tes vêtements était brodée de trois signes de honte. Tes idoles n’étaient ni d’or ni d’argent qui subsiste, mais de chair qui périt. Tu baignais leur chevelure de parfums et tu mettais des grenades dans leurs mains. Tu oignais leurs pieds de safran et tu déployais des tapis devant eux. Avec de l’antimoine, tu peignais leurs paupières et, avec la myrrhe, tu enduisais leurs corps. Devant elles tu t’es incliné jusqu’à terre et les trônes de tes idoles se sont élevés au soleil. Tu as montré au soleil ta honte et à la lune ta folie. Et l’homme répondit et dit :

— J’ai également fait cela.

Et pour la troisième fois, Dieu ouvrit le livre de la vie de l’homme.

Et Dieu dit à l’homme :

— Ta vie a été mauvaise, et avec le mal tu as payé le bien et avec l’imposture la bonté. Tu as blessé les mains qui t’ont nourri et tu as méprisé les seins qui t’avaient donné leur lait. Celui qui vint à toi avec de l’eau est parti altéré et les hommes hors la loi qui t’ont caché dans leurs tentes la nuit, tu les as livrés avant l’aube. Tu as tendu une embuscade à ton ennemi qui t’avait épargné et l’ami qui marchait avec toi, tu l’as vendu pour de l’argent, et à ceux qui t’ont apporté l’amour, tu as en échange donné la luxure.

Et l’homme répondit et dit :

— J’ai également fait cela.

Et Dieu ferma le livre de la vie de l’homme et dit :

— Vraiment je devrais t’envoyer en enfer. C’est en enfer que je dois t’envoyer.

Et l’homme s’écria :

— Tu ne le peux pas.

Et Dieu dit à l’homme :

— Pourquoi ne puis-je t’envoyer en enfer et pour quelle raison ?

— Parce que j’ai toujours vécu en enfer, répondit l’homme.

Et le silence régna dans la maison du jugement.

Et après un moment Dieu parla et dit à l’homme :

— Puisque je ne puis t’envoyer en enfer, vraiment je t’enverrai au ciel. C’est au ciel que je t’enverrai.

Et l’homme s’écria :

— Tu ne le peux pas.

Et Dieu dit à l’homme :

— Pourquoi ne puis-je t’envoyer au ciel et pour quelle raison ?

— Parce que jamais et nulle part je n’ai pu m’imaginer un ciel, répliqua l’homme.

Et le silence régna dans la maison du jugement.