Le Portrait (Gogol)/Partie 2

Le Portrait
Traduction par Henri Mongault.
(p. 153-180).

Seconde partie

Toute une file de voitures – landaus, calèches, drojkis – stationnait devant l’immeuble où l’on vendait aux enchères les collections d’un de ces riches amateurs qui somnolaient toute leur vie parmi les Zéphyrs et les Amours et qui, pour jouir du titre de mécènes, dépensaient ingénument les millions amassés par leurs ancêtres, voire par eux-mêmes au temps de leur jeunesse. Comme nul ne l’ignore, ces mécènes-là ne sont plus qu’un souvenir et notre XIXème siècle a depuis longtemps pris la fâcheuse figure d’un banquier, qui ne jouit de ses millions que sous forme de chiffres alignés sur le papier. La longue salle était pleine d’une foule bigarrée accourue en ce lieu comme un vol d’oiseaux de proie s’abat sur un cadavre abandonné. Il y avait là toute une flottille de boutiquiers en redingote bleue à l’allemande, échappés tant du Bazar que du carreau des fripiers. Leur expression, plus assurée qu’à l’ordinaire, n’affectait plus cet empressement mielleux qui se lit sur le visage de tout marchand russe à son comptoir. Ici ils ne faisaient point de façons, bien qu’il se trouvât dans la salle bon nombre de ces aristocrates dont ils étaient prêts ailleurs à épousseter les bottes, à grands coups de chapeaux. Pour éprouver la qualité de la marchandise ils palpaient sans cérémonie les livres et les tableaux, et surenchérissaient hardiment sur les prix offerts par les nobles amateurs. Il y avait là des habitués assidus de ces ventes, à qui elles tiennent lieu de déjeuner ; d’aristocrates connaisseurs, qui, n’ayant rien de mieux à faire entre midi et une heure, ne laissent échapper aucune occasion d’enrichir leurs collections ; il y avait là, enfin, ces personnages désintéressés, dont la poche est aussi mal en point que l’habit et qui assistent tous les jours aux ventes à seule fin de voir le tour que prendront les choses, qui fera monter les enchères et qui finalement l’emportera. Bon nombre de tableaux gisaient pêle-mêle parmi les meubles et les livres marqués au chiffre de leur ancien possesseur, quoique celui-ci n’eût sans doute jamais eu la louable curiosité d’y jeter un coup d’œil. Les vases de Chine, les tables de marbre, les meubles neufs et anciens avec leurs lignes arquées, leurs griffes, leurs sphinx, leurs pattes de lions, les lustres dorés et sans dorures, les quinquets, tout cela, entassé pêle-mêle, formait comme un chaos d’œuvres d’art, bien différent de la stricte ordonnance des magasins. Toute vente publique inspire des pensées moroses ; on croit assister à des funérailles. La salle toujours obscure, car les fenêtres encombrées de meubles et de tableaux ne filtrent qu’une lumière parcimonieuse ; les visages taciturnes ; la voix mortuaire du commissaire-priseur célébrant, avec accompagnement de marteau, le service funèbre des arts infortunés, si étrangement réunis en ce lieu ; tout renforce la lugubre impression.

La vente battait son plein. Une foule de gens de bon ton se bousculaient, s’agitaient à l’envi. « Un rouble, un rouble, un rouble ! » jetait-on de toutes parts, et ce cri unanime empêchait le commissaire-priseur de répéter l’enchère, qui atteignait déjà le quadruple du prix demandé. C’était un portrait que se disputaient ces bonnes gens, et l’œuvre était vraiment de nature à retenir l’attention du moins avisé des connaisseurs. Bien que plusieurs fois restaurée, elle révélait dès l’abord un talent de premier ordre. Elle représentait un Asiatique vêtu d’un ample caftan. Ce qui frappait le plus dans ce visage au teint basané, à l’expression énigmatique, c’était la surprenante vivacité de ses yeux : plus on les regardait, plus ils plongeaient au tréfonds de votre être. Cette singularité, cette adresse de pinceau, provoquait la curiosité générale. Les enchères montèrent bientôt si haut que la plupart des amateurs se retirèrent, ne laissant aux prises que deux grands personnages qui ne voulaient à aucun prix renoncer à cette acquisition. Ils s’échauffaient et allaient faire atteindre au tableau un prix invraisemblable quand l’un des assistants, en train de l’examiner, leur dit soudain :

« Permettez-moi d’interrompre un instant votre dispute. J’ai peut-être plus que personne droit à ce portrait. »

L’attention générale se reporta sur l’interrupteur. C’était un homme d’environ trente-cinq ans, à la taille bien prise, aux longues boucles noires, et dont l’agréable physionomie, empreinte d’insouciance, révélait une âme étrangère aux vains soucis du monde. Son costume n’avait aucune prétention à la mode : tout dans sa tenue dénonçait un artiste. En effet, bon nombre des assistants reconnurent aussitôt en lui le peintre B***.

« Mes paroles vous semblent évidemment fort étranges, continua-t-il en voyant tous les regards tournés vers lui ; mais, si vous consentez à entendre une brève histoire, vous les trouverez peut-être justifiées. Tout me confirme que ce portrait est bien celui que je cherche. »

Une curiosité fort naturelle se peignit sur tous les visages ; le commissaire-priseur lui-même s’arrêta, bouche bée et marteau levé, et tendit l’oreille. Au début du récit, plusieurs des auditeurs se tournaient involontairement vers le portrait, mais bientôt, l’intérêt croissant, les yeux ne quittèrent plus le conteur.

« Vous connaissez, commença celui-ci, le quartier de Kolomna[1]. Il ne ressemble à aucun des autres quartiers de Pétersbourg. Ce n’est ni la capitale ni la province. Dès qu’on y pénètre, tout désir, toute ardeur juvénile, vous abandonne. L’avenir ne pénètre point en ce lieu ; tout y est silence et retraite. C’est le refuge des « laissés-pour-compte » de la grande ville : fonctionnaires retraités, veuves, petites gens qui, entretenant d’agréables relations avec le Sénat, se condamnent à vivoter presque éternellement en ce lieu ; cuisinières en rupture de fourneaux, qui, après avoir, à longueur de journée, musé dans tous les marchés et bavardé avec tous les garçons épiciers, rapportent chaque soir chez elles pour cinq kopeks de café et pour quatre de sucre ; enfin toute une catégorie d’individus qu’on peut qualifier de « cendreux », car leur costume, leur visage, leur chevelure, leurs yeux ont un aspect trouble et gris, comme ces journées incertaines, ni orageuses ni ensoleillées, où les contours des objets s’estompent dans la brume. À cette catégorie appartiennent les gagistes de théâtre à la retraite ; les conseillers titulaires dans le même cas ; les anciens disciples de Mars à l’œil crevé ou à la lèvre enflée. Ce sont là des êtres totalement apathiques, qui marchent sans jamais lever les yeux, ne soufflent jamais mot et ne pensent jamais à rien. Leur chambre n’est jamais encombrée ; parfois même elle ne recèle qu’un flacon d’eau-de-vie qu’ils sirotent tout doucement du matin au soir ; cette lente absorption leur épargne l’ivresse tapageuse que de trop brusques libations dominicales provoquent chez les apprentis allemands, ces étudiants de la rue Bourgeoise, rois incontestés du trottoir après minuit sonné.

» Quel quartier béni pour les piétons que ce Kolomna ! Il est bien rare qu’une voiture de maître s’y aventure ; seule la patache des comédiens trouble de son tintamarre le silence général. Quelques fiacres s’y traînent paresseusement, le plus souvent à vide ou chargés de foin à l’intention de la rosse barbue qui les tire. On peut y trouver un appartement pour cinq roubles par mois, y compris même le café du matin. Les veuves titulaires d’une pension constituent l’aristocratie du lieu : elles ont une conduite fort décente, balaient soigneusement leur chambre, déplorent avec leurs amies la cherté du bœuf et des choux ; elles sont souvent pourvues d’une toute jeune fille, créature effacée, muette, mais parfois agréable à voir, d’un affreux toutou et d’une pendule dont le balancier va et vient avec mélancolie. Viennent ensuite les comédiens, que la modicité de leur traitement confine en cette thébaïde. Indépendants comme tous les artistes, ils savent jouir de la vie : drapés dans leur robe de chambre, ils réparent des pistolets, fabriquent toutes sortes d’objets en carton fort utiles dans les ménages, jouent aux cartes ou aux échecs avec l’ami qui vient les voir ; ils passent ainsi la matinée, et la soirée presque de même, sauf qu’ils ajoutent parfois un punch à ces agréables occupations.

» Après les gros bonnets, le menu fretin. Il est aussi difficile de l’énumérer que de dénombrer les innombrables insectes qui pullulent dans du vieux vinaigre. Il y a là des vieilles qui prient, des vieilles qui s’enivrent ; d’autres qui prient et s’enivrent à la fois ; des vieilles enfin qui joignent Dieu sait comment les deux bouts : on les voit traîner, comme des fourmis, d’infâmes guenilles du pont Kalinkine jusqu’au carreau des fripiers, où elles ont grand-peine à en tirer quinze kopeks. Bref, la lie de l’humanité grouille en ce quartier, une lie si marmiteuse que le plus charitable des économistes renoncerait à en améliorer la situation.

» Excusez-moi de m’être appesanti sur de pareilles gens : je voulais vous faire comprendre la nécessité où ils se trouvent bien souvent de chercher un secours subit et de recourir aux emprunts ; voilà pourquoi s’installent parmi eux des usuriers d’une espèce particulière, qui leur prêtent sur gages de petites sommes à gros intérêts. Ces usuriers-là sont encore bien plus insensibles que leurs grands confrères : ils surgissent dans la pauvreté, parmi les haillons étalés au grand jour, spectacle qu’ignore l’usurier riche, dont les clients roulent carrosse ; aussi tout sentiment humain meurt-il prématurément dans leur cœur. Parmi ces usuriers il y en avait un…, mais il faut vous dire que les choses se passaient au siècle dernier, plus exactement sous le règne de la défunte impératrice Catherine. Vous comprendrez sans peine que depuis lors les us et coutumes de Kolomna et jusqu’à son aspect extérieur se soient sensiblement modifiés. Il y avait donc parmi ces usuriers un personnage en tout point énigmatique. Depuis longtemps installé dans ce quartier, il portait un ample costume asiatique et son teint basané révélait une origine méridionale. Mais à quelle nationalité appartenait-il au juste ? Était-il Hindou, Grec ou Persan ? Nul n’aurait su le dire. Sa taille quasi gigantesque, son visage hâve, noiraud, calciné, d’une couleur hideuse, indescriptible, ses grands yeux, animés d’un feu extraordinaire, ses sourcils touffus le distinguaient nettement des cendreux habitants du quartier. Son logis lui-même ne ressemblait guère aux maisonnettes de bois d’alentour : ce bâtiment de pierre aux fenêtres irrégulières, aux volets et aux verrous de fer, rappelait ceux qu’édifiaient jadis en quantité les négociants génois. Bien différent en ceci de ses confrères, mon usurier pouvait avancer n’importe quelle somme et satisfaire tout le monde depuis la vieille mendiante jusqu’au courtisan prodigue. De luxueux carrosses stationnaient souvent à sa porte et l’on distinguait parfois derrière leurs vitres la tête altière d’une grande dame. La renommée répandait le bruit que ses coffres étaient pleins à craquer d’argent, de pierres précieuses, de diamants, des gages les plus divers, sans qu’il montrât pourtant la rapacité habituelle aux gens de son espèce. Il déliait volontiers les cordons de sa bourse, fixait des échéances que l’emprunteur jugeait fort avantageuses, mais faisait, par d’étranges opérations arithmétiques, monter les intérêts à des sommes fabuleuses. C’est du moins ce que prétendait la rumeur publique. Cependant – trait encore plus surprenant et qui ne manquait point de confondre beaucoup de monde – une fatale destinée attendait ceux qui avaient recours à ses bons offices : tous terminaient tragiquement leur vie. Étaient-ce là de superstitieux radotages ou des bruits répandus à dessein ? On ne le sut jamais au juste. Mais certains faits, survenus à peu d’intervalle au su et au vu de tout le monde, ne laissaient guère de place au doute.

» Parmi l’aristocratie de l’époque, un jeune homme de grande famille eut tôt fait d’attirer sur lui l’attention. En dépit de son âge tendre, il se distinguait au service de l’État, se montrait ardent zélateur du vrai et du bien, s’enflammait pour tous les ouvrages de l’art et de l’esprit, et promettait de devenir un véritable mécène. L’impératrice elle-même le distingua, lui confia un poste important, tout à fait conforme à ses aspirations, et qui lui permettait de se rendre fort utile à la science et en général au bien. Le jeune seigneur s’entoura d’artistes, de poètes, de savants : il brûlait d’encourager tout le monde. Il entreprit d’éditer à ses frais de nombreux ouvrages, fit beaucoup de commandes, fonda toutes sortes de prix. Ces générosités compromirent sa fortune ; mais, dans sa noble ardeur, il ne voulut point pour autant abandonner son œuvre. Il chercha partout des fonds et finit par s’adresser au fameux usurier. À peine celui-ci lui eut-il avancé une somme considérable que notre homme se métamorphosa du tout au tout et devint bientôt le persécuteur des talents naissants. Il se mit à démasquer les défauts de chaque ouvrage, à en interpréter faussement la moindre phrase. Et comme, par malheur, la Révolution française éclata sur ces entrefaites, elle lui servit de prétexte à toutes les vilenies. Il voyait partout des tendances, des allusions subversives. Il devint soupçonneux, au point de se méfier de lui-même, d’ajouter foi aux plus odieuses dénonciations, de faire d’innombrables victimes. La nouvelle d’une telle conduite devait nécessairement parvenir jusqu’aux marches du trône. Notre magnanime impératrice fut saisie d’horreur. Cédant à cette noblesse d’âme qui pare si bien les têtes couronnées, elle prononça des paroles, dont le sens profond se grava en bien des cœurs, encore qu’elles n’aient pu nous atteindre dans toute leur précision. « Ce n’est point, fit-elle remarquer, sous les régimes monarchiques que se voient réfrénés les généreux élans de l’âme ni méprisés les ouvrages de l’esprit, de la poésie, de l’art. Bien au contraire, seuls les monarques en ont été les protecteurs : les Shakespeare, les Molière se sont épanouis, grâce à leur appui bienveillant, tandis que Dante ne pouvait trouver dans sa patrie républicaine un coin où reposer sa tête. Les véritables génies se produisent au moment où les souverains et les États sont dans toute leur puissance, et non pas dans l’abomination des luttes intestines ni de la terreur républicaine, qui jusqu’à présent n’ont donné au monde aucun génie. Il faut récompenser les vrais poètes, car loin de fomenter le trouble et la révolte, ils font régner dans les âmes une paix souveraine. Les savants, les écrivains, les artistes sont les perles et les diamants de la couronne impériale ; le règne de tout grand monarque s’en pare et en tire un plus grand éclat. » Tandis qu’elle prononçait ces paroles, l’impératrice resplendissait, paraît-il, d’une beauté divine ; les vieillards ne pouvaient évoquer ce souvenir sans verser des larmes. Chacun prit l’affaire à cœur : soit dit à notre honneur, tout Russe se range volontiers du côté du faible. Le seigneur qui avait trompé la confiance placée en lui fut puni de façon exemplaire et destitué de sa charge ; le mépris absolu qu’il pouvait lire dans les yeux de ses compatriotes lui parut un châtiment bien plus terrible encore. Les souffrances de cette âme vaniteuse ne se peuvent exprimer : l’orgueil, l’ambition déçue, les espoirs brisés, tout s’unissait pour le torturer, et sa vie se termina dans d’effroyables accès de folie furieuse.

» Un second fait, de notoriété non moins générale, vint renforcer la sinistre rumeur. Parmi les nombreuses beautés dont s’enorgueillissait alors à bon droit notre capitale, il y en avait une devant qui pâlissaient toutes les autres. Prodige bien rare, la beauté du Nord s’unissait admirablement en elle à la beauté du Midi. Mon père avouait n’avoir plus jamais rencontré semblable merveille. Tout lui avait été donné en partage : la richesse, l’esprit, le charme moral. Parmi la foule de ses soupirants se faisait avantageusement remarquer le prince R***, le plus noble, le plus beau, le plus chevaleresque des jeunes gens, le type accompli du héros de roman, un vrai Grandisson sous tous les rapports. Follement amoureux, le prince R*** se vit payé de retour ; mais les parents de la jeune fille jugèrent le parti insuffisant. Les domaines héréditaires du prince avaient depuis longtemps cessé de lui appartenir, sa famille était mal vue à la Cour ; nul n’ignorait le mauvais état de ses affaires. Soudain, après une courte absence motivée par le désir de rétablir sa fortune, le prince s’entoura d’un luxe, d’un faste inouïs. Des bals, des fêtes magnifiques le firent connaître en haut lieu. Le père de la belle jeune fille lui devint favorable et bientôt les noces furent célébrées avec un grand éclat. D’où provenait ce brusque revirement de fortune ? Personne n’en savait rien, mais on allait chuchotant que le fiancé avait conclu un pacte avec le mystérieux usurier et obtenu de lui un emprunt. Ce mariage occupa la ville entière, les deux fiancés furent l’objet de l’envie générale. Tout le monde connaissait la constance de leur amour, les obstacles qui s’étaient mis au travers, leurs mérites réciproques. Les femmes passionnées se représentaient d’avance les délices paradisiaques dont allaient jouir les jeunes époux. Mais il en alla tout autrement. En quelques mois le mari devint méconnaissable. La jalousie, l’intolérance, des caprices incessants empoisonnèrent son caractère jusqu’alors excellent. Il se fit le tyran, le bourreau de sa femme ; chose qu’on n’eût jamais attendue de lui, il recourut aux procédés les plus inhumains et même aux voies de fait. Au bout d’un an nul ne pouvait reconnaître la femme qui naguère brillait d’un si vif éclat et traînait après elle un cortège d’adorateurs soumis. Bientôt, incapable de supporter plus longtemps son amère destinée, elle parla la première de divorce. Le mari aussitôt d’entrer en fureur, de se précipiter un couteau à la main dans l’appartement de la malheureuse ; si on ne l’avait retenu, il l’eût certainement égorgée. Alors, fou de rage, il tourna l’arme contre lui-même et termina sa vie en proie à d’horribles souffrances.

» Outre ces deux cas, dont toute la société avait été témoin, on en contait une foule d’autres, arrivés dans les classes inférieures et presque tous plus ou moins tragiques. Ici, un brave homme, fort sobre jusqu’alors, s’était soudain adonné à l’ivrognerie ; là un intègre commis de boutique s’était mis à voler son patron ; après avoir de longues années voituré le monde de fort honnête façon, un cocher de fiacre avait tué son client pour un liard.

» De pareils faits, plus ou moins amplifiés en passant de bouche en bouche, semaient évidemment la terreur parmi les paisibles habitants de Kolomna. À en croire la rumeur publique le sinistre usurier devait être possédé du démon : il posait à ses clients des conditions à faire se dresser les cheveux sur la tête ; les malheureux n’osaient les révéler à personne ; l’argent qu’il prêtait avait un pouvoir incendiaire, il s’enflammait tout seul, portait des signes cabalistiques. Bref les bruits les plus absurdes couraient sur le personnage. Et, chose digne de remarque, toute la population de Kolomna, tout cet univers de pauvres vieilles, de petits employés, de petits artistes, toute cette menuaille que j’ai fait rapidement passer sous vos yeux, aimait mieux supporter la plus grande gêne que recourir au terrible usurier ; on trouvait même des vieilles mortes de faim, qui s’étaient laissées périr plutôt que de risquer la damnation. Quiconque le rencontrait dans la rue éprouvait un effroi involontaire ; le piéton s’écartait prudemment, pour suivre ensuite longuement des yeux cette forme gigantesque qui disparaissait au loin. Son aspect hétéroclite aurait suffi à lui faire attribuer par chacun une existence surnaturelle. Ces traits forts, creusés plus profondément que sur tout autre visage, ce teint de bronze en fusion, ces sourcils démesurément touffus, ces yeux effrayants, ce regard insoutenable, les larges plis même de son costume asiatique, tout semblait dire que devant les passions qui bouillonnaient en ce corps celles des autres hommes devaient forcément pâlir.


» Chaque fois qu’il le rencontrait, mon père s’arrêtait net et ne pouvait se défendre de murmurer : « C’est le diable, le diable incarné ! » Mais il est grand temps de vous faire connaître mon père, le véritable héros de mon récit, soit dit entre parenthèses. C’était un homme remarquable sous bien des rapports ; un artiste comme il y en a peu ; un de ces phénomènes comme seule la Russie en fait sortir de son sein encore vierge ; un autodidacte qui, animé par l’unique désir du perfectionnement, était parvenu, sans maître, en dehors de toute école, à trouver en lui-même ses règles et ses lois et suivait, pour des raisons peut-être insoupçonnées, la voie que lui traçait son cœur ; un de ces prodiges spontanés que leurs contemporains traitent souvent d’ignorants, mais qui jusque dans les échecs et les railleries savent puiser de nouvelles forces et s’élèvent rapidement au-dessus des œuvres qui leur avaient valu cette peu flatteuse épithète. Un noble instinct lui faisait sentir dans chaque objet la présence d’une pensée. Il découvrit tout seul le sens exact de cette expression : « la peinture d’histoire ». Il devina pourquoi on peut donner ce nom à un portrait, à une simple tête de Raphaël, de Léonard, du Titien ou du Corrège, tandis qu’une immense toile au sujet tiré de l’histoire, demeure cependant un tableau de genre, malgré toutes les prétentions du peintre à un art historique. Ses convictions, son sens intime orientèrent son pinceau vers les sujets religieux, ce degré suprême du sublime. Ni ambitieux, ni irritable, à l’encontre de beaucoup d’artistes, c’était un homme ferme, intègre, droit et même fruste, recouvert d’une carapace un peu rugueuse, non dénué d’une certaine fierté intérieure, et qui parlait de ses semblables avec un mélange d’indulgence et d’âpreté. « Je me soucie bien de ces gens-là ! avait-il coutume de dire. Ce n’est point pour eux que je travaille. Je ne porterai pas mes œuvres dans les salons. Qui me comprendra me remerciera ; qui ne me comprendra pas élèvera quand même son âme vers Dieu. On ne saurait reprocher à un homme du monde de ne pas se connaître en peinture : les cartes, les vins, les chevaux, n’ont pas de secret pour lui, cela suffit. Qu’il s’en aille goûter à ceci et à cela, il voudra faire le malin et l’on ne pourra plus vivre tranquille ! À chacun son métier. Je préfère l’homme qui avoue son ignorance à celui qui joue l’entendu et ne réussit qu’à tout gâter. » Il se contentait d’un gain minime, tout juste suffisant pour entretenir sa famille et poursuivre sa carrière. Toujours secourable au prochain, il obligeait volontiers ses confrères malheureux. En outre, il gardait la foi ardente et naïve de ses ancêtres ; voilà pourquoi sans doute apparaissait spontanément sur les visages qu’il peignait la sublime expression que cherchaient en vain les plus brillants talents. Par son labeur patient, par sa fermeté à suivre la route qu’il s’était tracée, il acquit enfin l’estime de ceux mêmes qui l’avaient traité d’ignorant et de rustre. On lui commandait sans cesse des tableaux d’église. L’un d’eux l’absorba particulièrement ; sur cette toile, dont le sujet exact m’échappe à l’heure actuelle, devait figurer l’Esprit de ténèbres. Désireux de personnifier en cet Esprit tout ce qui accable, oppresse l’humanité, mon père réfléchit longtemps à la forme qu’il lui donnerait. L’image du mystérieux usurier hanta plus d’une fois ses songeries. « Voilà, se disait-il, involontairement, celui que je devrais prendre pour modèle du diable ! » Jugez donc de sa stupéfaction quand, un jour qu’il travaillait dans son atelier, il entendit frapper à la porte et vit entrer l’effarant personnage. Il ne put retenir un frisson.

« – Tu es peintre ? demanda l’autre tout de go.

» – Je le suis, répondit mon père, curieux du tour que prendrait l’entretien.

» – Bon, fais mon portrait. Je mourrai peut-être bientôt et je n’ai point d’enfants. Mais je ne veux pas mourir entièrement, je veux vivre. Peux-tu peindre un portrait qui paraisse absolument vivant ? »

« Tout va pour le mieux, se dit mon père : il se propose lui-même pour faire le diable dans mon tableau ! »

» Ils convinrent de l’heure, du prix, et dès le lendemain, mon père, emportant sa palette et ses pinceaux, se rendit chez l’usurier. La cour aux grands murs, les chiens, les portes en fer et leurs verrous, les fenêtres cintrées, les coffres recouverts de curieux tapis, le maître du logis surtout, assis immobile devant lui, tout cela produisit sur mon père une forte impression. Masquées, encombrées comme à dessein, les fenêtres ne laissaient passer le jour que par en haut. « Diantre, se dit-il, son visage est bien éclairé en ce moment ! » Et il se mit à peindre rageusement comme s’il redoutait de voir disparaître cet heureux éclairage. « Quelle force diabolique ! se répétait mon père. Si j’arrive à la rendre, ne fût-ce qu’à moitié, tous mes saints, tous mes anges pâliront devant ce visage. Pourvu que je sois, au moins en partie, fidèle à la nature, il va tout simplement sortir de la toile. Quels traits extraordinaires ! » Il travaillait avec tant d’ardeur que déjà certains de ces traits se reproduisaient sur sa toile ; mais, à mesure qu’il les saisissait, un malaise indéfinissable s’emparait de son cœur. Malgré cela, il s’imposa de copier scrupuleusement jusqu’aux expressions quasi imperceptibles. Il s’occupa d’abord de parfaire les yeux. Vouloir traduire le feu, l’éclat qui les animaient semblait une folle gageure. Il décida cependant d’en poursuivre les nuances les plus fugitives ; mais à peine commençait-il à pénétrer leur secret qu’une angoisse sans nom le contraignit à lâcher son pinceau. C’est en vain qu’il voulut plusieurs fois le reprendre : les yeux s’enfonçaient en son âme, y soulevaient un grand tumulte. Il dut abandonner la partie. Le lendemain, le surlendemain, l’atroce sensation se fit encore plus poignante. Finalement mon père épouvanté jeta son pinceau, déclara tout net qu’il en resterait là. Il aurait fallu voir à ces mots se transformer le terrible usurier. Il se jeta aux pieds de mon père et le supplia d’achever son portrait : son sort, son existence en dépendaient ; le peintre avait déjà saisi ses traits ; s’il les reproduisait exactement, sa vie allait être fixée à jamais sur la toile par une force surnaturelle ; grâce à cela il ne mourrait point entièrement ; il voulait coûte que coûte demeurer en ce monde… Cet effarant discours terrifia mon père ; abandonnant et pinceaux et palette, il se précipita comme un fou hors de la pièce, et toute la journée, toute la nuit, l’inquiétante aventure obséda son esprit.

» Le lendemain matin, une femme, le seul être que l’usurier eût à son service, lui apporta le portrait : son maître, déclara-t-elle, le refusait, n’en donnait pas un sou. Le soir de ce même jour, mon père apprit que son client était mort et qu’on se préparait à le porter en terre suivant les rites de sa religion. Il chercha en vain le sens de ce bizarre événement. Cependant un grand changement se fit depuis lors dans son caractère : un grand désarroi, dont il ne parvenait pas à s’expliquer la cause, bouleversait tout son être ; et bientôt il accomplit un acte que personne n’aurait attendu de sa part.

» Depuis quelque temps l’attention d’un petit groupe de connaisseurs se portait sur les œuvres d’un de ses élèves, dont mon père avait dès le premier jour deviné le talent et qu’il prisait entre tous. Soudain l’envie s’insinua dans son cœur : les éloges qu’on décernait à ce jeune homme lui devinrent insupportables. Et quand il apprit qu’on avait commandé à son élève un tableau destiné à une riche église récemment édifiée, son dépit ne connut plus de bornes. « Non, disait-il, je ne laisserai pas triompher ce blanc-bec. Ah, ah, tu songes déjà à jeter les vieux par-dessus bord ; tu t’y prends trop tôt, mon garçon ! Dieu merci, je ne suis pas encore une mazette, et nous allons voir qui de nous deux fera baisser pavillon à l’autre ! » Et cet homme droit, ce cœur pur, cet ennemi de la brigue intrigua si bien que le tableau fut mis au concours. Alors il s’enferma dans sa chambre pour y travailler avec une farouche ardeur. Il semblait vouloir se mettre tout entier dans son œuvre, et il y réussit pleinement. Quand les concurrents exposèrent leurs toiles, toutes, auprès de la sienne, furent comme la nuit devant le jour. Nul ne doutait de lui voir remporter la palme. Mais soudain un membre du jury, un ecclésiastique, si j’ai bonne mémoire, fit une remarque qui surprit tout le monde.

» – Ce tableau, dit-il, dénote à coup sûr un grand talent, mais les visages ne respirent aucune sainteté ; au contraire il y a dans les yeux je ne sais quoi de satanique ; on dirait qu’un vil sentiment a guidé la main du peintre.

» Tous les assistants s’étant tournés vers la toile, le bien-fondé de cette critique apparut évident à chacun. Mon père, qui la trouvait fort blessante, se précipita pour en vérifier la justesse et constata avec stupeur qu’il avait donné à presque toutes ses figures les yeux de l’usurier ; ces yeux luisaient d’un éclat si haineux, si diabolique qu’il en frissonna d’horreur. Son tableau fut refusé et il dut, à son inexprimable dépit, entendre décerner la palme à son élève. Je renonce à vous décrire dans quel état de fureur il rentra chez lui. Il faillit battre ma mère, chassa tous les enfants, brisa ses pinceaux, son chevalet, s’empara du portrait de l’usurier, réclama un couteau et fit allumer du feu afin de le couper en morceaux et de le livrer aux flammes. Un de ses confrères et amis le surprit dans ces lugubres préparatifs ; c’était un bon garçon, toujours content de lui, qui ne s’embarrassait point d’aspirations trop éthérées, s’attaquait gaiement à n’importe quelle besogne et plus gaiement encore à un bon dîner.

« – Qu’y a-t-il ? Que te prépares-tu à brûler ? dit-il en s’approchant du portrait. Miséricorde, mais c’est un de tes meilleurs tableaux ! Je reconnais l’usurier récemment défunt ; tu l’as vraiment saisi sur le vif et même mieux que sur le vif, car de son vivant, jamais ses yeux n’ont regardé de la sorte.

» – Eh bien, je vais voir quel regard ils auront dans le feu, dit mon père, prêt à jeter sa toile dans la cheminée.

» – Arrête, pour l’amour de Dieu !… Donne-le-moi plutôt s’il t’offusque à ce point la vue. »

» Après s’être quelque temps entêté dans son dessein, mon père finit par céder ; et, tandis que, fort satisfait de l’acquisition, son jovial ami emportait la toile, il se sentit soudain plus calme : l’angoisse qui lui pesait sur la poitrine semblait avoir disparu avec le portrait. Il s’étonna fort de ses mauvais sentiments, de son envie, du changement manifeste de son caractère. Quand il eut examiné son acte, il en prit une profonde affliction. « C’est Dieu qui m’a puni, se dit-il avec tristesse. Mon tableau a subi un affront mérité. Je l’avais conçu dans le dessein d’humilier un frère. L’envie ayant guidé mon pinceau, ce sentiment infernal devait nécessairement apparaître sur la toile. » Il se mit en quête de son ancien élève, le serra bien fort dans ses bras, lui demanda pardon, chercha de toutes manières à réparer sa faute. Et bientôt il reprit paisiblement le cours de ses occupations. Cependant il semblait de plus en plus rêveur, taciturne, priait davantage, jugeait les gens avec moins d’âpreté ; la rude écorce de son caractère s’adoucissait. Un événement imprévu vint encore renforcer cet état d’esprit.

» Depuis un certain temps le camarade qui avait emporté le portrait ne lui donnait plus signe de vie ; mon père se disposait à l’aller voir quand l’autre entra soudain dans sa chambre et dit, après un bref échange de politesses :

» – Eh bien, mon cher, tu n’avais pas tort de vouloir brûler le portrait. Nom d’un tonnerre, j’ai beau ne pas croire aux sorcières, ce tableau-là me fait peur ! Crois-moi si tu veux, le malin doit y avoir établi sa résidence !…

» – Vraiment ? fit mon père.

» – Sans aucun doute. À peine l’avais-je accroché dans mon atelier que j’ai sombré dans le noir : pour un peu j’aurais égorgé quelqu’un ! Moi qui avais toujours ignoré l’insomnie, non seulement je l’ai connue, mais j’ai eu de ces rêves !… Étaient-ce des rêves ou autre chose, je n’en sais trop rien : un esprit essayait de m’étrangler et je croyais tout le temps voir le maudit vieillard ! Bref, je ne puis te décrire mon état ; jamais rien de pareil ne m’était arrivé. J’ai erré comme un fou pendant plusieurs jours : j’éprouvais sans cesse je ne sais quelle terreur, quelle angoissante appréhension ; je ne pouvais dire à personne une parole joyeuse, sincère, je croyais toujours avoir un espion à mes côtés. Enfin lorsque sur sa demande j’eus cédé le portrait à mon neveu, j’ai senti comme une lourde pierre tomber de mes épaules. Et comme tu le vois, j’ai du même coup retrouvé ma gaieté. Eh bien, mon vieux, tu peux te vanter d’avoir fabriqué là un beau diable !

» – Et le portrait est toujours chez ton neveu ? demanda mon père qui l’avait écouté avec une attention soutenue.

» – Ah bien oui, chez mon neveu ! Il n’a pu y tenir ! répondit le joyeux compère. L’âme du bonhomme est passée dans le portrait, faut croire. Il sort du cadre, il se promène par la pièce ! Ce que raconte mon neveu est proprement inconcevable, et je l’aurais pris pour un fou si je n’avais pas éprouvé quelque chose de ce genre. Il a vendu ton tableau à je ne sais quel collectionneur, mais celui-ci non plus n’a pu y tenir et il s’en est défait à son tour. »

» Ce récit produisit une forte impression sur mon père. À force d’y rêver il tomba dans l’hypocondrie et se persuada que son pinceau avait servi d’arme au démon, que la vie de l’usurier avait été, tout au moins partiellement, transmise au portrait : elle jetait maintenant le trouble parmi les hommes, leur inspirant des impulsions diaboliques, les livrant aux tortures de l’envie, écartant les artistes de leur vraie voie, etc. Trois malheurs survenus après cet événement, les trois morts subites de sa femme, de sa fille, d’un fils en bas âge, lui parurent un châtiment du ciel et il se résolut à quitter le monde. À peine eus-je atteint mes neuf ans qu’il me fit entrer à l’École des Beaux-Arts, paya ses créanciers et se réfugia dans un cloître à l’écart, où il prit bientôt l’habit. L’austérité de sa vie, son observance rigoureuse des règles édifièrent tous les religieux. Le supérieur, ayant appris quel habile artiste était mon père, lui demanda instamment de peindre le principal tableau de leur église. Mais l’humble moine déclara tout franc qu’ayant profané son pinceau, il était pour l’instant indigne d’y toucher ; avant d’entreprendre une telle œuvre il devait purifier son âme par le travail et les mortifications. On ne voulut point le contraindre. Bien qu’il s’ingéniât à augmenter les rigueurs de la règle, elle finit par lui paraître trop facile. Avec l’autorisation du supérieur, il se retira dans un lieu solitaire et s’y bâtit une cahute avec des branches d’arbres. Là, se nourrissant uniquement de racines crues, il transportait des pierres d’un endroit à l’autre ou demeurait en prières de l’aurore au coucher du soleil, immobile et les bras levés au ciel. Bref il recherchait les pratiques les plus dures, les austérités extraordinaires dont on ne trouve guère d’exemples que dans la vie des saints. Et durant plusieurs années il macéra de la sorte son corps tout en le fortifiant par la prière. Un jour enfin il revint au monastère et dit d’un ton ferme au supérieur : « Me voici prêt : s’il plaît à Dieu, je mènerai mon œuvre à bien. »

» Il choisit pour sujet la Nativité de Notre-Seigneur. Il s’enferma de longs mois dans sa cellule, ne prenant qu’une grossière nourriture, œuvrant et priant sans cesse. Au bout d’un an le tableau était terminé. Et c’était vraiment un miracle du pinceau. Encore que ni les moines ni le supérieur ne fussent grands connaisseurs en peinture, l’extraordinaire sainteté des personnages les stupéfia. La douceur, la résignation surnaturelles empreintes sur le visage de la sainte Vierge penchée sur son divin Fils ; la sublime raison qui animait les yeux, déjà ouverts sur l’avenir, de l’Enfant-Dieu ; le silence solennel des Rois mages prosternés, confondus par le grand mystère ; la sainte, l’indescriptible paix qui enveloppait le tableau ; cette sereine beauté, cette grandiose harmonie produisaient un effet magique. Toute la communauté tomba à genoux devant la nouvelle image sainte, et, dans son attendrissement, le supérieur s’écria :

« – Non, l’homme ne peut créer une pareille œuvre avec le seul secours de l’art humain ! Une force sainte a guidé ton pinceau, le Ciel a béni tes labeurs. »

» Je venais précisément de terminer mes études ; la médaille d’or obtenue à l’École des Beaux-Arts m’ouvrait l’agréable perspective d’un voyage en Italie, le plus beau rêve pour un peintre de vingt ans. Il ne me restait plus qu’à prendre congé de mon père ; je ne l’avais pas revu depuis douze ans et j’avoue que son image même s’était effacée de ma mémoire. Vaguement instruit de ses austérités, je m’attendais à lui trouver le rude aspect d’un ascète, étranger à tout au monde, sauf à sa cellule et à la prière, desséché, épuisé par le jeûne et les veilles. Quelle ne fut pas ma stupéfaction quand je me trouvai en présence d’un vieillard très beau, presque divin ! Une joie céleste illuminait son visage, où l’épuisement n’avait point marqué sa flétrissure. Sa barbe de neige, sa chevelure légère, quasi aérienne, du même ton argenté, se répandaient pittoresquement sur ses épaules, sur les plis de son froc noir, et tombaient jusqu’à la corde qui ceignait son pauvre habit monastique. Mais ce qui me surprit le plus, ce fut de l’entendre prononcer des paroles, émettre des pensées sur l’art qui se sont à jamais gravées dans ma mémoire et dont je voudrais voir chacun de mes confrères tirer profit à son tour.

« – Je t’attendais, mon fils, me dit-il quand je m’inclinai pour recevoir sa bénédiction. Voici que s’ouvre devant toi la route où ta vie va désormais s’engager. C’est une noble voie, ne t’en écarte pas. Tu as du talent ; le talent est le don le plus précieux du ciel ; ne le dilapide point. Scrute, étudie tout ce que tu verras, soumets tout à ton pinceau ; mais sache trouver le sens profond des choses, essaie de pénétrer le grand secret de la création. Heureux l’élu qui le possède : pour lui il n’est plus rien de vulgaire dans la nature. L’artiste créateur est aussi grand dans les sujets infimes que dans les sujets les plus élevés ; ce qui fut vil ne l’est plus grâce à lui, car sa belle âme transparaît à travers l’objet bas, et pour avoir été purifié en passant par elle, cet objet acquiert une noble expression… Si l’art est au-dessus de tout, c’est que l’homme trouve en lui comme un avant-goût du Paradis. La création l’emporte mille et mille fois sur la destruction, une noble sérénité sur les vaines agitations du monde ; par la seule innocence de son âme radieuse un ange domine les orgueilleuses, les incalculables légions de Satan ; de même l’œuvre d’art surpasse de beaucoup toutes les choses d’ici-bas. Sacrifie tout à l’art ; aime-le passionnément, mais d’une passion tranquille, éthérée, dégagée des concupiscences terrestres ; sans elle, en effet, l’homme ne peut s’élever au-dessus de la terre, ni faire entendre les sons merveilleux qui apportent l’apaisement. Or c’est pour apaiser, pour pacifier, qu’une grande œuvre d’art se manifeste à l’univers ; elle ne saurait faire sourdre dans les âmes le murmure de la révolte ; c’est une prière harmonieuse qui tend toujours vers le ciel. Cependant il est des minutes, de tristes minutes… »

» Il s’interrompit et je vis comme une ombre passer sur son clair visage.

« – Oui, reprit-il, il y a eu dans ma vie un événement… Je me demande encore qui était celui dont j’ai peint l’image. Il semblait vraiment une incarnation du diable. Je le sais, le monde nie l’existence du démon. Je me tairai donc sur son compte. Je dirai seulement que je l’ai peint avec horreur ; mais je voulus coûte que coûte surmonter ma répulsion et, étouffant tout sentiment, me montrer fidèle à la nature. Ce ne fut point une œuvre d’art que ce portrait : tous ceux qui le regardent éprouvent un violent saisissement, la révolte gronde en eux ; un pareil désarroi n’est point un effet de l’art, car l’art respire la paix jusque dans l’agitation. On m’a dit que le tableau passe de main en main, causant partout de cruels ravages, livrant l’artiste aux sombres fureurs de l’envie, de la haine, lui inspirant la soif cruelle d’humilier, d’opprimer son prochain. Daigne le Très-Haut te préserver de ces passions, il n’en est point de plus cruelles ! Mieux vaut souffrir mille et mille persécutions qu’infliger à autrui l’ombre d’une amertume. Sauve la pureté de ton âme. Celui en qui réside le talent doit être plus pur que les autres : à ceux-ci il sera beaucoup pardonné, mais à lui rien. Qu’une voiture lance la moindre éclaboussure sur un homme paré de clairs habits de fête, aussitôt la foule l’entoure, le montre du doigt, commente sa négligence ; cependant cette même foule ne remarque même pas les taches nombreuses des autres passants vêtus d’habits ordinaires, car sur ces vêtements sombres les taches ne sont point visibles.»

» Il me bénit, m’attira sur son cœur. Je n’avais jamais connu une si noble émotion. C’est avec une vénération plus que filiale que je me pressai contre sa poitrine, que je baisai ses cheveux argentés, librement épandus. Une larme brilla dans ses yeux.

« – Exauce, mon fils, une prière que je vais t’adresser, me dit-il au moment des adieux. Peut-être découvriras-tu quelque part le portrait dont je t’ai parlé. Tu le reconnaîtras aussitôt à ses yeux extraordinaires et à leur regard surnaturel. Détruis-le aussitôt. »

» Jugez vous-mêmes si je pouvais ne point m’engager par serment à exaucer un tel vœu. Depuis quinze ans il ne m’est jamais advenu de rencontrer quelque chose qui ressemblât, si peu que ce fût, à la description de mon père. Et voici que soudain, à cette vente… »

Sans achever sa phrase, le peintre se tourna vers le fatal portrait ; ses auditeurs l’imitèrent. Quelle ne fut pas leur surprise quand ils s’aperçurent qu’il avait disparu ! Un murmure étouffé passa à travers la foule, puis on entendit clairement ce mot : « Volé ! » Tandis que l’attention unanime était suspendue aux lèvres du narrateur, quelqu’un avait sans doute réussi à le dérober. Les assistants demeurèrent un bon moment stupides, hébétés, ne sachant trop s’ils avaient réellement vu ces yeux extraordinaires ou si leurs propres yeux, lassés par la contemplation de tant de vieux tableaux, avaient été le jouet d’une vaine illusion.

  1. Faubourg ouest de Pétersbourg, entre la Moïka et la Fontanka, dont le charme endormi avait été déjà chanté sur le mode léger par Pouchkine.