Le Porte-Chaîne/Chapitre 30

Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Furne, C. Gosselin (Œuvres, tome 26p. 330-344).


CHAPITRE XXX.


— La victoire est à vous, sire.
— Elle est glorieuse et couronne dignement notre clémence. Les morts ont nos regrets ; les vivants, nos souhaits empressés pour leur bonheur.
Beaumont et Fletcher.


La fatigue me retint au lit plus tard qu’à l’ordinaire. Quand je descendis pour prendre un moment l’air avant le déjeuner, je vis de loin la tante Mary, dont les yeux étaient fixés sur un ravin boisé qui lui rappelait de cruels souvenirs. C’était là que son fiancé avait été tué il y avait près d’un quart de siècle, et elle revoyait, pour la première fois depuis lors, le théâtre de ce triste événement.

Respectant son émotion, je dirigeai ma promenade d’un autre côté, et je ne tardai pas à rencontrer mon père et ma mère qui se promenaient bras dessus bras dessous, parcourant les lieux témoins de tant de scènes intéressantes de leur jeunesse.

— Nous parlions de vous, Mordaunt, me dit le général dès qu’il m’aperçut. Voici un domaine qui acquiert de importance et qui en acquerra davantage de jour en jour. Naturellement vous songerez bientôt à vous marier, et nous disions, votre mère et moi, que vous devriez vous construire ici une maison en bonnes pierres de taille, et vivre dans vos terres. Vous ne sauriez croire les bons effets que vous en retireriez. Rien, ne contribue autant à civiliser un pays que la présence d’une famille dont les mœurs, les manières, les habitudes, puissent servir de modèle.

— Je serai toujours disposé, mon père, à suivre vos conseils ; mais ce n’est pas une petite entreprise que de construire un édifice semblable, et je ne pourrais jamais réunir assez d’argent.

— On vous aidera, mon fils, on vous aidera. D’ailleurs, la dépense sera moins forte que vous ne pensez. Les matériaux sont à bas prix, la main-d’œuvre n’est pas grand’chose à présent. Nous avons fait quelques économies que nous ne saurions mieux employer. Choisissez l’emplacement, jetez les fondations cet automne, faites préparer les bois ; enfin disposez tout pour que vous puissiez faire votre repas de Noël, en 1785, dans votre nouvelle résidence. Nous viendrons tous alors pendre la crémaillère, et vous pourrez vous marier.

— Serait-il arrivé quelque chose qui puisse vous faire croire que je sois si pressé de me marier, mon père ? À la manière dont vous parlez mariage et constructions nouvelles, comme si ces deux idées se rattachaient ensemble dans votre esprit, on serait tenté de le supposer.

Le général regarda ma mère en souriant, et pendant qu’il me répondait, ma grand’mère arriva doucement derrière nous, et vint se pendre à son autre bras.

— J’avoue, mon garçon, que vous ne seriez pas un Littlepage, si vous pouviez voir tous les jours une jeune personne aussi charmante que celle qui est maintenant auprès de vous, sans tomber amoureux d’elle.

Ma grand-mère et ma mère manifestèrent quelque embarras. Elles trouvaient sans doute que le général voulait aller un peu trop vite en besogne ; c’était, suivant elles, risquer de tout compromettre. Quant à moi, mon parti fut bientôt pris. Je résolus de m’armer d’une entière franchise ; et qui sait si je trouverais une occasion plus favorable de révéler mon secret ?

— Ce n’est pas avec vous, mon père, que je voudrais m’entourer de mystère, et je vous exposerai sans détour l’état de mon cœur. Je suis un vrai Littlepage, croyez-le bien. Si j’ai vu tous les jours une jeune personne charmante, mon cœur est loin d’être resté insensible ; et mon désir de me marier est tel que j’espère bien ne pas attendre que le nouveau manoir de Ravensnest soit élevé.

Les acclamations. de joie qui suivirent cette déclaration me firent mal, puisqu’elles ne pouvaient être causées que par un malentendu. Je m’empressai de faire cesser l’erreur de mes parents.

— Je crains bien, leur dis-je avec une certaine confusion, que vous ne m’ayez pas compris.

— Si fait, mon garçon, parfaitement au contraire. Vous aimez Priscilla Bayard ; mais vous n’avez pas encore osé vous déclarer. Pourquoi cela, Mordaunt ? Sans doute votre réserve est louable et je la comprends ; mais il ne faut pas la pousser trop loin, et quand un homme d’honneur a fait son choix, il doit, suivant moi, se prononcer immédiatement, et ne point tenir en suspens l’objet préféré.

— Ce n’est point là un reproche que j’aie à me faire, et peut-être me suis-je trop avancé avant de consulter ma famille. Je dois commencer par vous dire que je n’éprouve pour miss Bayard que les sentiments d’une sincère amitié, et qu’il en est de même de ses sentiments à mon égard.

— Mordaunt ! s’écria une voix que je n’ai jamais entendue sans qu’elle excitât dans mon âme une émotion profonde.

— Ma bonne mère, je n’ai dit que la vérité, et tout mon regret, c’est de n’avoir point parlé plus tôt. J’aurais beau demander à miss Bayard sa main, qu’elle me la refuserait.

— Qu’en savez-vous, Mordaunt, qu’en savez-vous ? dit ma grand’mère en prenant vivement la parole. Il ne faut pas juger les jeunes personnes d’après les mêmes règles que les jeunes messieurs. Des partis semblables ne se présentent pas tous les jours ; je le lui dirai bien à elle-même ; et elle a trop d’esprit et de bon sens pour faire une pareille sottise. Certes, il ne m’appartient pas de dire quels sont les sentiments de Priscilla à votre égard ; mais si son cœur est libre, et si ce n’est pas Mordaunt Littlepage qui l’a dérobé, je ne connais plus rien à mon sexe.

— Mais vous oubliez, bonne grand-maman, qu’en admettant que vos suppositions si bienveillantes fussent vraies, et j’ai de bonnes raisons de croire le contraire, il y aurait toujours un obstacle invincible ; c’est que j’en aime une autre !

Cette fois, la sensation fut si profonde qu’il en résulta un silence général. Précisément à ce moment survint une interruption, tout à la fois des plus douces et des plus étranges, qui m’épargna la nécessité de m’expliquer sur-le-champ.

Le lecteur n’a peut-être pas oublié que dans les murs extérieurs de la maison se trouvaient des meurtrières, qui y avaient été ménagées pour offrir des moyens de défense, et qui, dans ces temps paisibles, servaient de petites fenêtres. Nous étions immédiatement au-dessous d’une de ces ouvertures, et nous causions assez bas pour ne pouvoir être entendus d’en haut. Tout à coup de cette meurtrière sortirent des accents d’une douceur exquise. C’était un hymne indien, s’il m’est permis de l’appeler ainsi, sur une plaintive mélodie écossaise. En regardant du côté de la tombe du porte-chaîne, je vis Susquesus qui y était debout, et je compris sous quelle impression Ursule s’était mise à chanter. Les paroles m’avaient été expliquées, et je savais qu’elles faisaient allusion à la mort d’un guerrier.

Ma mère porta un doigt à ses lèvres comme pour nous recommander le silence, et son regard charmé, son air attendri, toute son attitude, indiquaient le plaisir et l’émotion qu’elle éprouvait. Mais quand la chanteuse changea subitement de langage, et qu’après les derniers sons du dialecte Onondago, elle entonna de la voix la plus suave un hymne anglais très-court, mais plein de piété et d’espérance, les yeux de ma mère et de ma grand-mère se remplirent de larmes, et le général lui-même se moucha bruyamment pour cacher son émotion. Les accents s’éteignirent bientôt, et cette ravissante mélodie cessa.

— Au nom du ciel, Mordaunt, quelle est cette ravissante fauvette ? demanda mon père.

— C’est la personne qui a reçu ma foi, celle que j’épouserai, ou je ne me marierai jamais !

— C’est donc Ursule Malbone, dont Priscilla Bayard ne fait que me parler depuis un jour ou deux ? dit ma mère, comme si elle eût été éclairée d’une lumière soudaine ; je ne dois pas m’en étonner si seulement la moitié des éloges de Priscilla sont mérités.

Jamais il n’y eut de meilleure mère que la mienne. À toutes les qualités d’une dame du monde elle joignait l’humilité et la piété d’une chrétienne. Cependant il est des convenances sociales qu’on ne peut se dispenser d’observer, et ce principe devient plus rigoureux encore quand il s’agit de mariage. Des parents éclairés ne sauraient pousser trop loin la prudence à cet égard, et les unions bien assorties, plus encore pour le caractère et pour la position dans le monde que pour la fortune, peuvent seules assurer un bonheur durable. Mes parents partageaient à cet égard l’opinion générale, et ils pensaient sans doute que la nièce d’un porte-chaîne, qui elle-même avait porté la chaîne, car j’avais fait une légère allusion à cette circonstance dans une de mes lettres, n’était guère un parti convenable pour le fils unique du général Littlepage. Ils ne le dirent pas positivement ; mais je pus le présumer d’après une ou deux questions que m’adressa mon père avant de me quitter.

— Dois-je comprendre, Mordaunt, me demanda-t-il d’un air grave que n’expliquait que trop bien l’annonce imprévue d’une semblable nouvelle, que vous êtes lié par un engagement positif à cette jeune fille ?

— Ursule Malbone, par sa naissance et par son éducation, est au niveau des familles les plus distinguées, et loin d’avoir à rougir de son alliance, permettez-moi de vous assurer, mon père, qu’on ne peut que s’en honorer.

— Et quelle est la nature de cet engagement ?

— J’ai offert ma main à Ursule ; que j’aie agi témérairement, avec une précipitation coupable, lorsque avant tout j’aurais dû consulter ma mère et vous, j’en conviens de grand cœur ; mais il est difficile dans des affaires de cœur de suivre toujours les conseils de la raison ! Sans doute, mon père, dans votre temps, vous eûtes plus de force et de courage, — un léger sourire, que je surpris sur les lèvres de ma mère, sembla me faire entendre que le général n’avait guère droit à cet éloge ; — mais j’espère que vous me pardonnerez en songeant à l’influence d’une passion à laquelle nous avons tous tant de peine à résister.

— Mais, enfin, cet engagement, quel est-il, Mordaunt ? Ce n’est point que vous seriez marié ?

— Loin de moi une pareille pensée, mon père ! jamais je n’aurais manqué à ce point au respect que je vous dois. Je me suis offert, et j’ai été accepté sous condition.

— Laquelle ?

— Le consentement plein et entier de toute ma famille. J’ai lieu de croire qu’Ursule m’aime, et qu’elle me donnerait sa main avec joie, si elle était sûre de vous plaire ; mais rien au mon de ne saurait la décider à y consentir autrement.

— C’est quelque chose, et c’est une preuve que la jeune fille a des principes. — Mais qui vient là ?

C’était Frank Malbone donnant le bras à Priscilla Bayard, et l’un et l’autre si occupés de ce qu’ils se disaient qu’ils ne voyaient pas qu’ils n’étaient point seuls. Je suis sûr qu’ils se croyaient au milieu des bois, à l’abri de tout œil profane, et libres de se parler et de se regarder à leur aise ; ou bien encore, ce qui est plus probable, ils ne pensaient à rien qu’à eux-mêmes. Ils sortirent de la cour, et entrèrent dans le verger, semblant à peine raser la terre, et aussi heureux que les oiseaux qui voltigeaient autour d’eux de branche en branche.

— Tenez, mes chers parents, dis-je avec une intention marquée, voilà la preuve que miss Priscilla Bayard n’en mourra pas.

— Voilà qui est bien extraordinaire, en effet ! s’écria ma grand’mère toute désappointée. N’est-ce pas le jeune homme qui secondait le porte-chaîne, et qui était son arpenteur, Corny ?

— Lui-même, ma mère, répondit le général, et à en juger par une conversation que j’ai eue hier avec lui, c’est un charmant jeune homme. Il est évident que nous nous sommes tous trompés, quoique je ne puisse dire qu’on ait voulu nous tromper volontairement.

— Voici Kate, dont la figure semblerait annoncer qu’elle est au fait, ajoutai-je en voyant ma sœur qui débusquait derrière l’angle du bâtiment. À son regard, à son maintien, il était impossible de ne pas reconnaître qu’elle était sous l’influence de quelque grande préoccupation. Dès qu’elle nous eut rejoints, elle prit mon bras sans parler, et suivit mon père, qui nous conduisit à un arbre entouré d’un banc de bois. Quand nous fûmes tous assis, ma grand-mère fut la première à rompre le silence.

— Chère Kate, dit-elle, voyez-vous Priscilla qui se promène là-bas avec M. Frank le porte-chaîne ou l’arpenteur, car je ne sais pas trop son nom ?

— Oui, grand’maman, répondit Catherine avec une certaine malice.

— Et pourriez-vous nous expliquer ce que cela signifie, chère enfant ?

— Très-aisément, grand’maman, si Mordaunt le désire.

— Parlez, Kate, parlez sans crainte. Ne craignez pas de me faire de la peine ; je saurai prendre mon parti.

Le regard que me jeta Catherine me remplit d’une vive reconnaissance, et je sentis combien l’affection d’une sœur est une douce chose ! Sans doute mon air tranquille et souriant suffit pour la rassurer complètement, et elle raconta ce qu’elle venait d’apprendre.

— Voici mon explication qui est fort simple, dit-elle. Ce jeune homme est M. Francis Malbone ; c’est le fiancé de Priscilla. Oui, vous avez beau me regarder d’un air surpris ; rien n’est plus certain. Je tiens tous les détails de Priscilla elle-même.

— Voudriez-vous donc bien nous répéter ce que nous pouvons en savoir ? demanda gravement le général.

— Bien volontiers, d’autant plus que Priscilla ne désire rien cacher. Voilà plusieurs années qu’elle connaît M. Malbone, et leur attachement remonte à une date déjà bien éloignée. Le manque de fortune était la seule objection. M. Bayard le père la regardait comme très-grave, et Priscilla ne voulut pas s’engager. Mais vous vous rappelez peut-être, ma chère maman, d’avoir entendu parler de la mort d’une vieille mistress Hazleton, décédée cet été à Bath, en Angleterre, et dont les Bayards portent encore le deuil ?

— Assurément, mon enfant. Mistress Hazleton était la tante de M Bayard ; je la connaissais beaucoup avant qu’elle eût émigré. M. Hazleton était un colonel à la demi-solde ; c’était un tory prononcé, cela va sans dire. Sa femme se nommait Priscilla, et elle fut la marraine de miss Bayard.

— Justement. Eh bien, elle a laissé à sa filleule dix mille livres sterling dans les fonds publics, et les Bayards consentent à présent au mariage de leur fille avec M. Malbone. On dit en même temps, — mais je ne crois pas que cette considération soit entrée pour rien dans le consentement donné, car M. Bayard et sa femme sont d’un extrême désintéressement, — on dit que, par suite d’un décès survenu dans la famille, M. Malbone se trouve le plus proche héritier d’un vieux parent qui est très-riche.

— J’avais bien raison, comme vous voyez, m’écriai-je, de dire que miss Bayard se consolerait facilement d’apprendre que j’aime Ursule. À votre mine, petite sœur, je serais tenté de croire que vous soupçonniez encore cette nouvelle ?

— Oui, monsieur mon frère, et je vous dirai même que j’ai vu la jeune personne, et que je ne suis pas surprise de votre choix. Anneke et moi, nous avons passé deux heures avec elle ce matin ; et puisque vous ne pouvez épouser Priscilla, je ne connais personne qui puisse mieux la remplacer. Anneke en raffole ! Cette chère Anneke ! avec son esprit calme et judicieux, il lui avait suffi d’une seule entrevue pour apprécier Ursule. Il est vrai que la nièce du porte-chaîne, encore sous l’impression d’émotions si vives et si poignantes, avait banni en grande partie cette réserve qui lui était naturelle, et ses rares et solides qualités s’étaient révélées à sa nouvelle amie. Elle n’avait pas été lui confier, comme quelque petite sotte pensionnaire n’eût pas manqué de le faire, l’état de son cœur, et lui révéler notre attachement réciproque. Si ma sœur en était instruite, c’était par Priscilla Bayard, à qui Frank n’avait rien eu de plus pressé que de tout raconter. Catherine m’avoua plus tard que son amie lui avait exprimé tout son bonheur d’apprendre que la préférence qu’elle avait accordée à Frank avant de me connaître ne me causerait aucun regret, et qu’elle avait l’espoir de m’avoir pour beau-frère.

— Voilà qui me passe, s’écria le général ; qui s’y serait jamais attendu ?

— Nous n’avons pas à nous occuper du choix de miss Bayard, dit ma mère avec sa rectitude d’esprit ordinaire. Elle est sa maîtresse, et si ses parents approuvent son choix, nous n’avons pas une seule observation à faire. Quant à la personne dont parle Mordaunt, il trouvera sans doute tout naturel que nous prenions le temps de nous former une opinion à son égard.

— C’est tout ce que je demande, ma bonne mère. Attendez, pour vous prononcer, que vous ayez vu Ursule, que vous la connaissiez à fond. Vous jugerez alors si elle mérite de devenir votre fille. Je me soumets d’avance à votre décision.

— Très-bien, mon fils ; votre mère et moi, nous n’en demandons pas davantage, dit le général.

— Après tout, Anneke, reprit ma mère, je ne sais trop si nous ne serions pas en droit de nous plaindre de la conduite de miss Bayard envers nous. Si elle nous eût laissé entrevoir le moins du monde que son cœur appartînt à ce Malbone, je ne me serais point donné tant de peines pour décider mon petit-fils à penser sérieusement à elle.

— Tranquillisez-vous, bonne maman, m’écriai-je ; votre petit-fils n’a jamais pensé sérieusement à elle une seule minute. Le plus grand bonheur qui puisse m’arriver, c’est d’apprendre que Priscilla Bayard doit épouser Frank Malbone ; — excepté toutefois celui d’acquérir la certitude que moi-même j’épouserai sa sœur.

— Je n’y conçois rien, en vérité ! Dire que je n’ai jamais entendu parler de cette jeune personne, et que, par conséquent, je n’ai pu encore vous la proposer !

— Vous la connaîtrez, ma chère bonne maman, et vous vous convaincrez qu’aucun choix ne saurait mieux me convenir.

Mais à quoi bon répéter tout ce qui se dit dans cette longue conversation, si intéressante pour moi ? Certes, j’avais tout lieu d’être content ; car mes parents ne pouvaient me montrer ni plus de bonté, ni plus d’indulgence. J’avoue cependant que, quand un domestique vint annoncer que le déjeuner était servi, et que miss Ursule nous attendait dans la salle à manger, je tremblai un peu que l’effet qu’elle allait produire ne répondît pas entièrement à mon attente. Elle avait beaucoup pleuré depuis une semaine ; et, quand je l’avais vue, la veille, à l’enterrement, elle était pâle et abattue. Je n’étais pas sans une certaine inquiétude.

Anneke, Priscilla, la tante Mary, Frank et Ursule étaient assis déjà quand nous entrâmes. Ursule occupait le haut bout de la table. Elle n’avait pas commencé à verser le thé ou le café ; elle attendait respectueusement l’arrivée des convives qu’on pouvait regarder comme les plus importants. Dès que je la vis, je fus complètement rassuré : jamais elle ne m’avait paru plus jolie. Ses cheveux blonds, ses joues roses. ses yeux brillants, faisaient un contraste charmant avec ses vêtements de deuil. Ses traits avaient repris leur enjouement et leur fraîcheur. Le fait était que la position de fortune de son frère était beaucoup meilleure qu’on ne nous l’avait dit d’abord. Frank avait trouvé des lettres où son vieux parent lui annonçait la mort de son fils unique, et sa résolution de l’adopter. Il le pressait de venir auprès de lui avec Ursule, pour partager sa fortune. C’en était assez pour rendre à la chère enfant sa sérénité. Sans doute elle regrettait sincèrement son oncle le porte-chaîne, et elle le pleura longtemps ; mais sa douleur était celle d’une chrétienne qui sait que la résignation est le premier devoir, et que celui qui a bien vécu en est récompensé dans le ciel.

Il était facile de remarquer la surprise qui se manifesta sur la figure de tous mes parents, lorsque miss Malbone se leva avec l’assurance d’une personne qui sent que maintenant sa position lui donne le droit d’échanger, sur le pied de l’égalité, les politesses d’usage en pareille occasion. Il était impossible de montrer plus de grâce et plus d’aisance. La nature avait fait beaucoup pour elle ; et elle avait eu, en outre, l’avantage d’être élevée avec plusieurs jeunes personnes des premières familles des colonies. Ma mère fut enchantée ; car décidée, au fond du cœur, à traiter Ursule comme sa fille, elle était ravie de voir qu’il lui serait si facile de l’aimer. Elle pensait plus que jamais qu’il était de mon honneur de tenir la promesse que j’avais faite. Le général n’aurait pas été si scrupuleux, quoiqu’il convînt que j’avais de grandes obligations à la famille ; mais il avait eu beau fermer tous les abords de la citadelle de son cœur ; Ursule emporta la place d’assaut. Une douce mélancolie semblait ajouter encore à sa beauté, et répandait une grâce de plus sur toute sa personne. En un mot, c’étaient une surprise et une admiration générales. Une heure ou deux plus tard, mon excellente grand’mère vint me trouver et m’emmena à l’écart pour avoir, disait-elle, un moment d’entretien avec moi.

— Eh bien, Mordaunt, il est grandement temps, mon cher enfant, que vous songiez, comme on dit, à faire une fin, et à vous marier. Puisque heureusement miss Bayard n’est point libre, je ne vois pas ce que vous pourriez faire de mieux que d’offrir vos hommages à miss Malbone. Jamais je n’ai vu de plus belle personne, et Priscilla m’assure qu’elle est aussi bonne, aussi sage, aussi vertueuse que belle. Elle est d’une bonne naissance ; elle a reçu une éducation convenable ; elle peut avoir une jolie fortune, si ce vieux Malbone est aussi riche qu’on le dit, et s’il persévère dans ses bonnes intentions. Croyez-moi, mon cher enfant, épousez Ursule Malbone.

Cette chère bonne maman ! j’ai suivi ses conseils, et je suis persuadé que jusqu’à son dernier jour elle a été heureuse de penser que c’était elle qui avait décidé cette union.

Le général Littlepage et le colonel Follock prolongèrent leur séjour pour visiter leurs propriétés, et revoir quelques sites qui avaient pour eux un grand intérêt. Ma mère et la tante Mary parurent aussi rester avec plaisir, car l’aspect des lieux rappelait des événements dont le souvenir n’était pas sans charmes. Pendant ce temps Frank était allé voir son cousin, et il revint que nous étions encore tous réunis. Pendant son absence, tout avait été préparé pour mon mariage avec sa sœur. Il eut lieu deux mois, jour pour jour, après les funérailles du porte-chaîne. Un ministre vint d’Albauy pour célébrer la cérémonie ; car aucun de nous n’appartenait à l’ordre des congrégationistes.

La noce se fit sans pompe et sans éclat ; mais le contentement des mariés se refléta sur tous ceux qui les entouraient. Ma mère ne pouvait se lasser d’embrasser Ursule, et j’eus la satisfaction de voir que sans effort, et par le seul ascendant du plus heureux naturel, ma petite femme se faisait aimer de plus en plus de toute ma famille.

— Jamais je n’aurais osé espérer un bonheur si complet ! me dit Ursule, un soir que nous nous promenions ensemble sur la pelouse, quelques minutes après qu’elle venait de s’arracher des bras de ma mère, qui l’avait embrassée et bénie comme sa fille bien aimée ; — avoir été choisie par vous, et me voir si complètement adoptée par vos parents ! Je n’avais jamais su jusqu’à ce moment ce que c’est que d’avoir une mère. Mon oncle le porte-chaîne, faisait pour moi tout ce qu’il pouvait, et je chérirai sa mémoire tant que je vivrai ; mais ce n’était pas la même chose. Que mon sort est digne d’envie, et que j’étais loin de le mériter ! Non-seulement vous me donnez un père et une mère pour lesquels je me sens portée de la même tendresse que si c’étaient ceux que la nature m’avait accordés, mais vous me donnez en même temps deux sœurs comme il n’en existe pas !

— Oui ; mais ajouter qu’il vous a fallu prendre en même temps un mari, et je crains bien que les autres avantages ne vous paraissent trop chèrement achetés, quand vous viendrez à le mieux connaître.

Ursule sourit de manière à me convaincre qu’elle n’avait pas d’inquiétude à cet égard. Je ne savais pas encore, mais je devais apprendre par une bien douce expérience, que l’affection d’une épouse tendre et dévouée s’accroît de jour en jour, au lieu de diminuer, et finit par faire partie de son existence morale. Je ne suis point partisan de ce qu’on appelle strictement des mariages de raison ; et je crois qu’une union aussi solennelle, aussi durable, doit être cimentée par un attachement réciproque, et par la mise en commun de tous les sentiments et de toutes les pensées ; mais j’ai vécu assez longtemps pour comprendre que, quelque vives, quelque ardentes que soient les passions de la jeunesse, elles ne procurent point de bonheur comparable à celui qu’on goûte dans les affections profondes et éprouvées d’un heureux ménage.

Enfin nous étions mariés ! La cérémonie avait eu lieu de grand matin, afin que nos amis pussent gagner la grande route avant que la nuit les surprît. Le repas qui suivit fut silencieux, parce que chacun était occupé de ses pensées. Avant de partir, ma mère prit Ursule dans ses bras, et l’accabla littéralement de caresses et de bénédictions ; le général en fit autant, et il dit à la mariée, qui souriait à travers ses larmes, de ne pas oublier que désormais elle était sa fille. — Mordaunt, au fond, est un bon garçon, ajouta-t-il. et il vous aimera comme il l’a promis ; mais, s’il vous donne jamais la plus légère ombre de chagrin, venez me trouver, et je le tancerai d’importance.

— Vous n’avez rien à craindre de Mordaunt, dit ma digne grand’mère, dont le tour était venu de faire ses adieux ; c’est un Littlepage, et tous les Littlepage font d’excellents maris. Ce garçon est tout le portrait de ce qu’était son grand-père à son âge.

— Dieu vous bénisse, ma fille ! quand vous viendrez à Satanstoe cet automne, j’aurai grand plaisir à vous montrer le portrait de mon général à moi.

Anneke, Kate, Priscilla, serrèrent tellement Ursule dans leurs bras, que je tremblais quelles ne l’étouffassent. Frank prit congé de sa sœur avec la même tendresse qu’il lui avait toujours montrée. Il était trop heureux lui-même pour verser beaucoup de larmes, quoique Ursule éprouvât un profond attendrissement. La chère enfant ne pouvait s’empêcher sans doute d’établir dans son esprit des comparaisons entre le passé si triste et le présent si heureux !

À la fin de la lune de miel, j’aimais Ursule deux fois plus encore qu’au moment de notre mariage. Si quelqu’un m’eût dit d’avance que cela était possible, je n’aurais jamais voulu le croire ; et cependant le fait était certain, et cet attachement s’accrut encore de jour en jour. Nous quittâmes alors Ravensnest pour Lilacsbush, et j’eus le plaisir de voir mon Ursule faire son entrée dans le monde, dans celui du moins qu’elle était destinée à voir, avec un succès complet. Cependant, avant de quitter la concession, tous mes plans avaient été faits pour la construction de la maison dont mon père avait parlé. Les fondations en furent faites dans la saison même, et, l’année suivante, nous y célébrâmes les fêtes de Noël : Ursule alors m’avait rendu père d’un beau garçon.

Ai-je besoin d’ajouter que Frank et Priscilla, Thomas et Catherine se marièrent très peu de temps après nous, et que ces unions furent parfaitement heureuses ? le vieux M. Malbone ne passa pas l’hiver, et il laissa toute sa fortune à son cousin. Frank voulait la partager avec sa sœur, mais je m’y opposai. Je n’avais épousé Ursule que pour elle-même, et son cœur était un trésor trop précieux pour que je ne dusse pas m’estimer encore trop heureux de le posséder. Ce que je pensais en 1785, je le pense encore aujourd’hui. Il fallut bien accepter quelques riches cadeaux en argenterie et en bijoux, mais je refusai obstinément tout partage de la fortune. L’accroissement rapide de New-York ne tarda pas à donner une grande valeur aux propriétés que nous y avions, et nous devînmes bientôt plus riches qu’il n’était nécessaire à notre bonheur. J’espère n’avoir jamais fait un mauvais usage des dons de la Providence ; ce dont je suis sûr du moins, c’est que de tout ce que je possédais, ce que j’aimais, ce que j’estimais le plus, c’était Ursule.

Je dois dire un mot de Jaap et de Susquesus. Tous deux vivent encore, et ils demeurent à Ravensnest. Je fis construire pour l’Indien, à peu de distance de la maison, une petite habitation dans un certain ravin qui avait été le théâtre d’un de ses premiers exploits dans cette partie du pays. Voilà vingt ans qu’il l’occupe, et il espère y mourir. Il est maintenant d’un grand âge, mais il a conservé son agilité et sa vigueur, et je ne serais pas surpris qu’il allât jusqu’à cent ans. Il en est de même de Jaap ; le vieux nègre tient bon, et il jouit de la vie en vrai descendant des Africains. Susquesus et lui sont inséparables, et ils vont souvent, même en plein hiver, faire de longues parties de chasse dans la forêt, et ils reviennent chargés de gibier. Jaap demeure avec nous, mais il couche la moitié du temps dans le wigwam de Susquesus, comme nous appelons son habitation. Les deux vieux amis se querellent parfois ; mais comme ils ne boivent ni l’un ni l’autre, les querelles ne sont jamais ni longues ni sérieuses. Elles proviennent généralement de leurs différences d’opinion sur la philosophie morale, en ce qu’elle se rapporte à la manière différente d’envisager le passé et l’avenir.

Laviny continua de rester avec nous, et elle finit par épouser un de mes fermiers. Pendant les premiers mois qui avaient suivi mon mariage, elle m’avait paru triste et pensive ; c’était sans doute le regret d’être séparée de sa famille ; mais cette impression s’effaça bientôt, et elle est heureuse. Elle a encore meilleure mine depuis que l’influence de la civilisation s’est fait sentir sur elle, et j’ai la satisfaction d’ajouter qu’elle n’a jamais eu à se repentir de s’être attachée à nous. Elle est notre voisine, pour ma femme la plus tendre et la plus respectueuse amitié, et elle cherche toutes les occasions de se rendre utile. C’est surtout en cas de maladie de l’un de nos enfants que ses soins nous sont précieux.

Que dirai-je de l’écuyer Newcome ? Il vécut jusqu’à un âge très-avancé, car il n’est mort que tout récemment ; et auprès d’un grand nombre de ceux qui le connaissaient, ou plutôt qui ne le connaissaient pas, il passa pour un des sages de la terre. Je n’intentai point de poursuites contre lui par suite de sa complicité avec les squatters, et il ne sut jamais positivement jusqu’à quel point j’étais instruit de ses tours. Cet homme devint une sorte de patriarche dans son église ; il fut plus d’une fois membre de l’Assemblée, et il continua jusqu’à son dernier jour à être accablé des marques de la faveur publique ; et cela uniquement parce que ses habitudes le mettaient en contact journalier avec les masses, et qu’il prenait le plus grand soin de ne jamais leur dire une vérité qui leur fût désagréable. Il eut une fois la témérité de se mettre en opposition avec moi pour devenir membre du Congrès, mais cette tentative avorta ; quarante ans plus tard, elle eût été sans doute couronnée de succès. Malgré toutes ses ruses et toutes ses friponneries, Jason mourut pauvre. Son avidité pour l’or avait dépassé le but, et elle fut la cause de sa ruine. Ses enfants, qui continuent à demeurer auprès de nous, n’ont donc guère hérité que de ses manières vulgaires, et de son esprit cauteleux et dissimulé. C’est ainsi que la Providence « fait retomber les fautes des pères sur les enfants jusqu’à la troisième et quatrième génération. »

Il reste peu de chose à dire. Les propriétaires de Mooseridge ont réussi à se défaire avantageusement de tous les lots de terres qu’ils ont mis en vente, et ils ont réalisé des sommes considérables. La pauvre tante Mary ne tarda pas à mourir, victime de la petite vérole. Je n’ai pas besoin de dire qu’elle ne s’était point mariée, et elle partagea sa fortune entre mes sœurs et une certaine dame Ten Eyck, qui n’était pas heureuse, et dont le principal titre à ses yeux était d’être, je crois, cousine éloignée de son ancien amant. Ma mère pleura longtemps la mort de son amie, et nous partageâmes sa douleur ; mais nous eûmes la consolation de penser qu’elle était heureuse avec les anges.

Je fis construire, dans les vastes terrains qui s’étendaient autour de notre nouvelle habitation, un monument convenable sur la tombe du porte-chaîne. Mes enfants vont souvent lire et commenter l’inscription simple qui s’y trouve, et ils ne parlent qu’avec respect de leur oncle le porte-chaîne. Excellent homme ! Sans doute il n’était pas à l’abri des faiblesses humaines ; mais toute sa vie n’avait été qu’une nouvelle démonstration de cette vérité : qu’à tout prendre, et même au seul point de vue humain, la simplicité, la droiture et la franchise réussissent encore souvent mieux que la duplicité, l’esprit de chicane et la mauvaise foi.


fin du porte-chaîne.