Le Porte-Chaîne/Chapitre 3

Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Furne, C. Gosselin (Œuvres, tome 26p. 19-32).


CHAPITRE III.


Il lui dit quelque chose qui fait monter l’incarnat sur ses joues ; sur mon âme, c’est la crème des jeunes filles.
Conte d’hiver.


Riants coteaux de Lilacsbush ! je n’oublierai jamais le plaisir que j’eus à vous parcourir de nouveau, et à me retrouver au milieu de sites qui me rappelaient les plus doux souvenirs de mon enfance ! Ce fut dans le printemps de 1784 que je serrai ma bonne mère dans mes bras, après une séparation de près de deux ans. Catherine ne fit que rire et pleurer tour à tour, tout en me mangeant de caresses, comme elle aurait fait cinq ans plus tôt, quoique ce fût alors une grande demoiselle de dix-neuf ans. Quant à ma tante Mary, elle me serra la main, m’embrassa une ou deux fois, et me sourit affectueusement, avec son calme et sa grâce ordinaires. Toute la maison était en grande rumeur ; car Jaap était revenu avec moi, et il y avait tout un bataillon de petits Satanstoes — c’était son nom de famille — qui se cramponnaient de tous les côtés aux jambes de leur grand-papa. À dire le vrai, il s’écoula bien vingt-quatre heures avant que le calme se rétablît complètement.

Après les premiers moments donnés à ma mère, je fis seller mon cheval pour aller à Satanstoe embrasser ma grand’mère, qu’on n’avait jamais pu décider à venir habiter Lilacsbush. Le général — car c’était ainsi que tout le monde appelait mon père — ne m’accompagna pas, parce qu’il était revenu la veille même de Satanstoe ; mais Catherine vint avec moi. Comme les routes avaient été mal entretenues pendant la guerre, et que Catherine était une excellente écuyère, elle monta à cheval comme moi. Jaap, qui n’était plus guère qu’un serviteur émérite, ne faisant que ce qui lui plaisait, et chargé seulement des missions de confiance, fut envoyé une heure ou deux avant nous pour annoncer à mistress Littlepage les convives qui lui arrivaient inopinément.

J’ai entendu dire qu’il y a des parties du monde où l’on est tellement sur le pied de la cérémonie, que les plus proches parents craindraient de prendre entre eux de pareilles libertés. Le fils n’oserait se permettre de se présenter chez son père au moment du dîner sans une invitation formelle ! Dieu soit loué ! Nous n’en sommes pas encore venus, en Amérique, à ce point de raffinement. Quel est le père ou le grand-père qui, chez nous, ne recevrait pas un de ses enfants les bras ouverts et le sourire sur les lèvres, à quelque moment qu’il se présentât ? La place manque à table ? on serre un peu les chaises, et tout est dit. Le dîner n’est pas convenable ? on en rit, et voilà tout. Je n’entends pas faire le procès d’une civilisation avancée ; les ignorants, les provinciaux n’y sont que trop portés ; je sais trop bien que la plupart des usages qu’elle impose sont fondés sur la raison ; mais, après tout, la nature a aussi ses droits, et il faut savoir les maintenir hardiment, quand ils semblent attaqués.

Ce fut par une belle matinée du mois de mai, à neuf heures, que Catherine et moi nous franchîmes le seuil de Lilacsbush pour prendre la route bien connue de Kingsbridge. Kingsbridge, le Pont du Roi ! Ce nom subsiste encore, comme ceux des comtés de Kings, de Queens, de Duchess (de Bois, de Reines, de Duchesses), sans parler d’une quantité de princes tels et tels, dans d’autres États, et j’espère qu’ils subsisteront toujours, comme autant de jalons dans notre histoire. C’est tout ce qui nous reste de la monarchie ; et cependant j’ai entendu dire cent fois à mon père que, quand il était jeune, son respect pour le trône britannique ne le cédait qu’à son respect pour l’Église. Qu’il a fallu peu de temps pour détruire ce sentiment dans toute une nation ; ou du moins, sinon pour le détruire absolument, car il en est encore qui respectent la monarchie, pour l’altérer à jamais ! Il en est ainsi de toutes les choses de ce monde qui, par essence, sont passagères et périssables. C’est ce que ne devraient jamais oublier ceux qui prennent une part active dans les grands bouleversements.

Nous nous arrêtâmes à la porte de l’auberge de Kingsbridge pour dire un petit bonjour à la vieille mistress Léger qui, depuis cinquante ans, tenait l’auberge, et qui avait connu toute ma famille de père en fils. Cette bonne commère, à la langue si bien pendue, avait ses bons et ses mauvais côtés ; mais l’habitude lui avait donné une sorte de droit à nos attentions, et je ne pouvais passer devant sa porte sans retenir un instant la bride de mon cheval. Dès qu’elle nous entendit, mistress Léger parut en personne sur le perron pour nous recevoir.

— Voilà mon rêve réalisé ! s’écria la bonne femme dès qu’elle m’aperçut. Oui, monsieur Littlepage, mon rêve de la semaine dernière. On a beau dire, les rêves disent souvent la vérité.

— Et que vous avait dit le vôtre, mistress Léger ? lui demandai-je, sachant bien qu’il faudrait tôt ou tard en subir le récit, et aimant mieux m’en débarrasser tout de suite.

— J’avais rêvé que le général reviendrait l’automne dernier, et cela n’a pas manqué. Qu’avais-je à l’appui de mon rêve ? un simple bruit, et vous savez, monsieur… — Qu’est-ce que je dis donc ? — Major Littlepage, ce qu’il faut croire de ces bruits qui circulent. Eh ! bien, donc, pas plus tard que la semaine dernière. je rêvai que vous arriveriez certainement cette semaine, et vous voilà !

— Et n’y a-t-il pas encore eu quelque petit bruit pour vous aider, ma bonne hôtesse ?

— Oh ! presque rien, quelques vagues rumeurs. D’ailleurs, comme je n’y crois jamais, même éveillée, il n’est pas à croire qu’elles exercent quelque influence sur moi quand je dors. Oui, Jaap s’est arrêté un instant ce matin pour faire boire son cheval, et je prévis, à dater de ce moment, que mon rêve s’accomplirait, bien que je n’aie pas échangé une seule parole avec le nègre.

— Voilà qui est très-remarquable, mistress Léger, d’autant plus que je supposais que vous aviez toujours quelques mots à échanger avec vos hôtes.

— Avec les nègres, jamais ! Ils ne sont que trop portés à s’émanciper, et je suis pour les tenir toujours en respect. Eh ! bien, major, j’en ai vu de belles, depuis que vous êtes parti pour l’armée ; et de toutes les couleurs, j’ose le dire ! Notre ministre ne prie plus pour le Roi et pour la Reine, pas plus que s’ils n’avaient jamais existé.

— Pas individuellement, peut-être ; mais collectivement du moins, comme faisant partie de l’Église de Dieu. Nous prions tous pour le Congrès maintenant.

— Dieu veuille que tout cela tourne bien ! Ce que je sais, major, c’est que les officiers de Sa Majesté faisaient plus de dépenses et payaient plus généreusement que nos capitaines de milices. J’ai eu les uns et les autres, et j’ai pu les apprécier, croyez-moi.

— Songez que les premiers avaient la bourse mieux garnie. Il est facile d’être généreux quand on est riche.

— Sans doute, et vous en savez quelque chose, major. Les Littlepage sont riches, et ils sont généreux en même temps. Y a-t-il longtemps que je les connais, ces bonnes chères âmes ! depuis votre bisaïeul, le capitaine Hugh Roger, et le vieux général votre grand-père, jusqu’au jeune général. Et vous donc ! et la famille n’en restera pas là. Comme les Bayards vont être heureux et contents, maintenant que la guerre est finie, et que le jeune major est de retour !

Je trouvai que la conversation avait duré assez longtemps, et, saluant l’hôtesse, je me remis en route avec Catherine. Cependant j’avais été frappé des dernières paroles de mistress Léger, et surtout du ton dont elle les avait prononcées. Le nom de Bayard était celui d’une famille bien connue dans le pays, et dont il y avait plusieurs branches disséminées dans les États du centre ; mais je me trouvais ne pas en connaître un seul membre. En quoi donc mon retour pouvait-il être un événement heureux ou malheureux pour eux ? Assez naturellement, après y avoir réfléchi une ou deux minutes, je communiquai à ma compagne les pensées qui m’occupaient. Elle me répondit :

— La pauvre mistress Léger parle assez à tort et à travers ; et le plus souvent, cher frère, elle aurait grand’peine à expliquer ce qu’elle veut dire. Nous ne connaissons qu’une branche de la famille des Bayard. Ce sont ceux qui demeurent aux Hickories. Vous ne pouvez ignorer que ma mère est intime avec eux depuis longtemps.

— Je l’ignore complètement, ma chère. Tout ce que je sais, c’est qu’à quelques milles plus haut, sur le bord de la rivière, il y a une propriété qui porte ce nom, mais je n’avais jamais entendu dire que ma mère fût liée avec les personnes qui l’habitaient. Au contraire, si je me rappelle bien, il me semble qu’il y eut autrefois un procès entre mon grand-père Mordaunt et une personne du nom de Bayard.

— Oh ! tout cela est oublié, et ma mère dit que ce n’était qu’un malentendu. Nous sommes des amis intimes à présent.

— Je suis charmé de l’apprendre ; car, puisque nous avons la paix, il n’est pas mal qu’elle règne partout. Il est rare cependant que de vieux ennemis deviennent de bien chauds amis.

— Mais nous n’avons jamais été… je veux dire que mon grand-père n’a jamais été l’ennemi de personne, et l’affaire avait été arrangée à l’amiable, avant son départ pour l’Europe, dans cette fatale visite qu’il voulut rendre à sir Henry Bulstrode. Non, non, ma mère vous dira que les Littlepage et les Bayard sont au mieux ensemble.

Catherine parlait avec tant de feu que je la regardai attentivement. La pauvre enfant était toute rouge ; et sans doute elle s’en aperçut, car elle se détourna aussitôt comme pour éviter mon regard.

— Ces détails me font grand plaisir, repris-je un peu sèchement ; car enfin, si je rencontrais par hasard un de ces Bayard, il est bon que je sache d’avance quelle figure je dois lui faire. Et tous sont compris dans l’amnistie ?

Catherine répondit en riant qu’il n’y avait point d’exception, mais que c’était surtout avec ceux qui demeuraient aux Hickories que nous étions liés.

— Et combien cette branche particulière a-t-elle de rameaux ? une douzaine, une vingtaine ?

— Quatre seulement. Ainsi, vous voyez que ce n’est pas un impôt trop lourd, levé sur vos affections. Je présume que votre cœur a bien encore de la place pour quatre amis.

— Pour mille, si je pouvais les trouver, ma chère. Je puis accepter tous les amis que vous voudrez ; mais je n’ai de place pour aucune autre personne. Tous les autres coins sont occupés.

— Occupés ! j’espère que vous plaisantez. Il y a du moins une petite niche vacante ?

— Il est vrai ; j’oubliais que je dois réserver une place pour le frère que vous me donnerez un de ces jours. Nommez-le, mon enfant, nommez-le, dès que vous le voudrez ; je suis tout disposé à l’aimer.

— C’est bien assez, peut-être, qu’Anneke vous ait donné un frère, et un frère excellent, tel que vous pouviez le désirer.

— Oui, oui, propos de jeune fille, et, comme dit la chanson, autant en emporte le vent. Plus vous me direz vite le nom du jeune homme, plus vite aussi je l’aimerai. — Voyons : serait-ce un de ces Bayards ? quelque chevalier sans peur et sans reproche ?

Catherine avait d’ordinaire de brillantes couleurs ; mais quand je tournai les yeux sur elle pour l’interroger, plus par malice que dans la pensée d’apprendre quelque chose de nouveau, je vis l’incarnat de ses joues s’étendre jusqu’à ses tempes. Le petit chapeau de castor qu’elle portait, et qui lui allait à ravir, ne suffisait plus pour cacher sa confusion, et je commençai à soupçonner que j’avais trouvé l’endroit sensible. Mais ma sœur n’était pas d’un caractère à se déconcerter longtemps, et elle me répondit avec assurance :

— J’espère, mon ami, que votre nouveau frère, si jamais vous en avez un, sera, sinon tout à fait sans reproche, du moins digne de votre estime. Mais si dans la famille des Bayards il y a un certain Thomas, il y a aussi une certaine Priscilla.

— Ah ! ah ! voilà du nouveau ! Laissons M. Thomas de côté ; je n’ai pas à m’en occuper, puisque je dois l’aimer par ordre ; mais j’avoue que pour miss Priscilla, que je n’ai jamais vue, je suis plus curieux.

Je ne quittais plus Catherine des yeux ; et, à part un peu d’embarras, ce genre de conversation semblait lui plaire.

— Demandez, interrogez, mon frère. Priscilla peut subir l’examen le plus minutieux.

— D’abord, et pour commencer, à qui cette vieille bavarde voulait-elle faire allusion en disant que les Bayards allaient être heureux et contents ? serait-ce à miss Priscilla, par exemple ?

— En vérité, je ne sais trop que répondre : c’est une si maligne personne que mistress Léger !

Les deux familles s’aiment donc bien tendrement ?

— J’en conviens.

— Et les jeunes comme les vieux ?

— Les jeunes ? C’est une question assez personnelle, dit Catherine en riant, puisque jusqu’à présent il n’y avait que moi de jeune à Lilacsbush. Mais, comme je ne vois pas qu’il y ait à en rougir, au contraire, je répondrai qu’il n’y a point d’exception.

— Ainsi, vous aimez le vieux M. Bayard ?

— Sans doute.

— Et la vieille mistress Bayard ?

— C’est une excellente personne, aussi bonne épouse que tendre mère.

— Et miss Priscilla ?

— Comme la prunelle de mes yeux ! dit Catherine avec ardeur.

— Et M. Thomas Bayard ?

— Autant qu’il est convenable qu’une jeune personne aime le frère de sa meilleure amie.

Toutes ces réponses furent faites sans hésiter, avec beaucoup de grâce, quoique son teint fut toujours animé des plus vives couleurs.

— Mais quel rapport tout cela peut-il avoir avec cette joie extraordinaire que cause mon retour ? êtes-vous la fiancée de M. Thomas, et n’attendez-vous que mon arrivée pour lui accorder votre main ?

— Mon frère, me répondit Catherine d’un ton ferme, je ne puis me charger d’expliquer tous les commérages de mistress Léger. C’est par les domestiques qu’elle recueille ses nouvelles, et vous jugez de ce qu’elle peut apprendre par une pareille source. Mais supposer que j’eusse attendu votre retour pour vous annoncer un semblable événement, c’est bien mal connaître l’affection que je vous porte.

Ces paroles furent prononcées avec une sensibilité qui me toucha. Je remerciai Catherine par un regard expressif ; mais je ne pus parler ; et ce ne fut qu’au bout de quelque temps que j’essayai de reprendre la conversation sur le même ton :

— C’est un sujet sur lequel j’ai la confiance que nous nous entendrons toujours, ma chère petite Kate. Mariée ou non, vous serez toujours ma sœur chérie, et j’avoue que je serais blessé d’être l’un des derniers à apprendre la grande nouvelle, quand elle existera. Mais parlons de Priscilla. Pensez-vous qu’elle me plaise ?

— Oh ! du moins, combien je le désire ! Ce sera l’un des plus heureux moments de ma vie que celui où vous m’avouerez que vous l’aimez !

Catherine parlait avec chaleur, et de manière à montrer que la chose était sérieuse pour elle. En rapprochant cette circonstance des remarques de l’hôtesse, je commençais à soupçonner qu’il pourrait bien y avoir quelque mystère que j’avais intérêt à percer. Pour m’éclairer, il fallait prolonger l’entretien sur le même sujet. Ce fut ce que je fis.

— Quel âge a miss Bayard ? demandai-je.

— Deux mois de plus que moi. Âge très-bien assorti, n’est-ce pas ?

— Très-bien, assurément. Et elle est aimable ?

— Tout le portrait d’Anneke.

C’était beaucoup dire ; car notre sœur aînée était, à nos yeux, l’idéal de la perfection, et, en effet, rien n’égalait la sérénité de son caractère.

— Vous en faites un brillant éloge. Elle a de l’esprit, des connaissances ?

— Assez pour me faire souvent rougir de moi-même. Sa mère est la meilleure des femmes, et je vous ai souvent entendu dire que la mère aurait beaucoup d’influence dans le choix que vous feriez d’une compagne.

— C’était donc lorsque j’étais tout petit, et avant d’aller à l’armée ; car, nous autres militaires, nous regardons plus volontiers les jeunes femmes que les vieilles. Ainsi donc, je le vois, tout est arrangé entre les grands parents. Il ne me reste plus qu’à faire ma déclaration à cette Priscilla Bayard. Et vous êtes du complot ?

Catherine rit de tout son cœur, et son air parut me dénoncer une complice.

— Vous ne répondez pas, jeune fille ? Vous me permettrez de vous rappeler qu’il y a entre nous promesse formelle de n’avoir rien de caché l’un pour l’autre. Voilà une occasion où je désire spécialement que les conditions du traité soient ponctuellement exécutées. Eh bien ! existe-t-il un projet de cette sorte ?

— Un projet en forme, discuté, arrêté ? Non, non, mille fois non. Mais, dussé-je compromettre, par ma franchisse, l’accomplissement d’un de mes vœux les plus chers, je vous dirai que vous ne sauriez faire de plus grand plaisir à ma mère, à ma tante Mary et à votre servante, qu’en devenant amoureux de Priscilla. Nous l’aimons tous tendrement, et nous voudrions bien vous voir de la partie, puisque ce serait le moyen d’amener une union qui ferait notre bonheur à tous. Vous ne vous plaindrez pas de ma franchise, et vous devez m’en savoir d’autant plus de gré que j’ai entendu répéter maintes fois qu’un désir maladroitement exprimé, indispose souvent les jeunes gens contre la personne même qu’on voudrait leur faire adorer.

— La règle peut être vraie en général ; mais je puis vous assurer que, pour moi, il n’en résultera ni bon, ni mauvais effet. Mais qu’en pensent les Bayards ?

— Comment voulez-vous que je le sache ? aucune des personnes de la famille ne vous connaît, et il est impossible qu’aucune allusion… À moins, toutefois, que quelques remarques vagues à une seule personne…

— Faites par vous, sans doute, à votre amie Priscilla ?

— Jamais ! s’écria vivement Catherine. C’est un sujet qui ne pouvait être traité entre nous.

— Alors ce fut entre les deux mères ?

— Je ne crois pas. Mistress Bayard est une femme d’une réserve extrême, et maman a un sens trop exquis des convenances pour s’être avancée prématurément à ce sujet.

— Ah ! çà mais, c’est donc le général qui a entrepris de me marier, pendant que j’avais le dos tourné ?

— Papa ! il a bien le temps, vraiment ! Depuis son retour, il a recommencé de plus belle à courtiser maman, comme il le répète sans cesse.

— Certes, ce n’est pas « tante Mary » qui aurait songé à faire quelque allusion de ce genre ?

— Elle ! Cette bonne tante vit toute renfermée en elle-même. Savez-vous, mon ami, que maman m’a raconté toute son histoire, et pourquoi elle a toujours refusé obstinément tant de si beaux partis ?

— Le général me l’a dit. Mais, cependant, si cette allusion n’a été faite ni par mon père, ni par ma mère, ni par ma tante, si elle ne s’est adressée ni à M. Bayard, ni à sa femme, ni à sa fille, et que, cependant, elle ait eu lieu, faites attention, petite sœur, qu’il ne reste que deux personnes entre qui elle ait pu être échangée, M. Thomas et vous. N’êtes-vous pas de mon avis ? Voyons, parlez, vous qui êtes la franchise même.

Catherine était prise au trébuchet ; il n’y avait plus moyen de faire retraite, et je jouissais de son embarras qui la rendait plus charmante encore. Après n’avoir hésité que le temps strictement nécessaire pour reprendre un peu d’assurance, elle me répondit, en me regardant d’un air où se peignait la plus grande confiance :

— Je voulais laisser à ma mère le soin de vous apprendre une circonstance à laquelle je suis sûre que vous prendrez un vif intérêt. Mais, plutôt que de paraître manquer de franchise pour mon bon frère, je sortirai de la réserve qui m’est imposée.

— Allons, je vois qu’il faut que je vienne à votre aide, ma chère Kate : vous êtes promise à M. Bayard !

— Oh ! non, les choses ne sont pas si avancées. Il a demandé ma main, j’en conviens ; mais j’ai remis ma réponse à l’époque de votre retour. Je n’aurais jamais voulu prendre d’engagement avant d’être sûre que vous l’approuveriez.

— Je vous remercie, Kate, et soyez convaincue que je vous paierai de la même monnaie. Oui, vous apprendrez, en temps convenable, quand je compte me marier, et vous aurez voix consultative.

— Il y a une grande différence à faire entre les droits d’un frère aîné et ceux d’une petite fille sans expérience qui, avant de faire un choix, doit se laisser guider par les conseils de ses amis.

— Quand ce moment viendra, vous ne serez plus une petite fille, mais bien une femme mariée, qui sera en état de donner des avis d’après sa propre expérience. Mais revenons à Thomas. C’est donc à lui que l’allusion a été faite ?

— Oui, mon frère, me répondit-on à voix basse.

— Et l’allusion a été faite par vous ?

— Je n’en disconviens pas. Nous parlions de vous un jour, et j’exprimai l’espoir que vous verriez Priscilla des mêmes yeux que moi. Voilà tout.

— Et c’en était bien assez, ma chère enfant, pour décider Thomas Bayard à aller se pendre, si c’était un amant de la vieille roche.

— Se pendre ! et pourquoi ?

— Parce que c’était lui faire entendre, assez clairement, que vous cherchiez un autre moyen de rapprocher les deux familles que celui qui le concernait personnellement.

Catherine se mit à rire ; mais, comme ma remarque ne parut pas la troubler beaucoup, j’en conclus que le jeune homme savait à quoi s’en tenir, et que, si je m’avisais de ne pas le trouver à mon goût, je ferais à la pauvre enfant une peine plus sensible qu’elle n’était disposée à en convenir.

— Eh ! quand verrai-je ce jeune homme modèle, et cette jeune personne accomplie, Kate, puisque, après tout, il faudra bien finir par là ?

— Je n’ai pas dit que Thomas Bayard fût un prodige. C’est un bon garçon ; voilà tout.

— Et en même temps un joli garçon, sans doute ?

— Il est loin d’être aussi bien que vous, si cela peut flatter votre vanité.

— Infiniment, lorsque surtout le compliment sort d’une pareille bouche. Mais vous n’avez pas encore répondu à ma question ?

— S’il faut tout vous dire, je crois que nous trouverons le frère et la sœur chez ma grand-mère. Elle m’a écrit hier qu’elle les avait invités à dîner, et qu’ils avaient accepté.

— Comment donc ? ma grand’mère est donc aussi du complot, et elle veut me marier, bon gré, mal gré ? Moi, qui croyais avoir pris l’initiative en annonçant que j’irais la voir !

Catherine partit d’un nouvel éclat de rire, et convint que j’avais favorisé, sans m’en douter, un projet déjà formé d’avance. Nous n’étions qu’à un mille de la porte de Satanstoe, quand je rencontrai Jaap qui revenait de Lilacsbush, où il avait été envoyé en courrier, et qui rapportait un panier de fruits pour ma mère. Catherine venait de m’apprendre que nous avions reçu une invitation dans toutes les règles, et je ne concevais plus trop où avait été la nécessité d’expédier un messager avant nous. Mais je gardai ma remarque pour moi, me promettant de faire mes observations et de juger par moi-même.

— Eh bien ! Jaap, demandai-je au nègre, comment avez-vous trouvé Satanstoe, après une si longue absence ?

— Pas si bien, maître, que vieille maîtresse qui a toujours une excellente mine, la bonne vieille dame ! Si vous saviez tous les changements qu’on a faits ! les jeunes nègres sont dans l’admiration. Mais savez-vous, maître, ce que j’ai entendu à la taverne, où je me suis arrêté un moment pour faire boire un coup à ma bête ?

— Et pour en boire un vous-même. — Continuez.

— Eh bien ! pendant que nous étions arrêtés, reprit Jaap sans juger à propos de relever ma remarque, qui, pourtant, le fit beaucoup rire, la nouvelle hôtesse, qui vient du Connecticut, comme vous savez, me dit comme ça : Où allez-vous, monsieur l’homme de couleur ? C’était bien honnête, n’est-il pas vrai ?

— Voyons, abrégeons. Nous ne pouvons pas nous arrêter ici éternellement.

— Je répondis que je retournais à Satanstoe, d’où j’étais parti il y avait bien longtemps. Vous ne devineriez jamais ce qu’elle me dit ?

— Non, c’est pourquoi vous ferez mieux de me l’apprendre.

— Qu’est-ce que vous appelez de cet affreux nom ? me dit-elle en allongeant la figure comme si elle voyait quelque revenant. Satanstoe ! l’Orteil de Satan ! c’est, sans doute, Dibbleton (ville du Diable) que vous voulez dire. Les gens comme il faut n’appellent plus le Col autrement. — Avez-vous idée de cela ?

— Oh ! oui, je sais que depuis trente ans on fait, de tous côtés, la guerre aux anciens noms. Avez-vous oublié, Jaap, qu’un Yankee n’est jamais content, à moins qu’il ne trouve moyen de faire quelque changement ? Il emploie la moitié de son temps à changer la prononciation de ses noms, et l’autre moitié à altérer celle des nôtres. Qu’il appelle le Col comme il l’entendra ; vous et moi, nous l’appellerons toujours Satanstoe.

— Oui, oui ; est-ce que, d’ailleurs, tous ceux qui ont des yeux ne peuvent pas voir l’endroit où Satan a laissé l’empreinte de son orteil ? Il ne faut pas être malin pour cela.

Laissant Jaap libre de continuer tout seul la conversation, s’il le jugeait convenable, je remis mon cheval au petit trot.

— N’est-il pas singulier, mon frère, me dit Catherine en me suivant, que des étrangers aient ainsi la manie de changer le nom de la propriété de ma grand-mère ? Sans doute ce n’est pas un nom bien distingué ; mais voilà plus d’un siècle qu’il est en usage, et il a du moins pour lui la durée.

— Oui, ma chère ; mais vous ne savez pas ce que c’est que les prétentions, la vanité, la sottise des petits génies ? Tout jeune que je suis, j’ai assez vécu pour savoir qu’il règne parmi nous un certain esprit, qui s’appelle ambitieusement esprit de progrès, lequel s’apprête à détruire des choses bien plus importantes que le nom de notre pauvre habitation. On met en avant je ne sais quelles prétendues idées de goût et d’élégance, et l’on substitue l’affectation et la pédanterie à la simplicité de la nature.