Le Porte-Chaîne/Chapitre 21

Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Furne, C. Gosselin (Œuvres, tome 26p. 220-233).


CHAPITRE XXI.


N’était-elle pas tout ce que nos vœux les plus ardents pouvaient désirer ? Jamais âme eut-elle une plus grande part du ciel ? ne m’aimait-elle pas de la flamme la plus pure ? pour moi n’abandonna-t-elle pas ses amis et sa fortune ? Douce comme l’étoile du soir, elle soutint néanmoins leurs regards courroucés, sourde à leurs brutales menaces, et toujours fidèle à son serment.
Shaw.


Ursule était donc près de moi, peut-être en vue du magasin ! mais c’était par affection pour son oncle, et non par intérêt pour moi qu’elle était venue. Tout en déplorant de n’avoir été pour rien dans sa détermination, je n’en admirai pas moins le courage et la résolution qu’elle avait montrés, par dévouement pour son vieux tuteur.

— L’enfant a voulu venir, Mordaunt, je vous le répète, continua le porte-chaîne quand il eut achevé son récit, et si vous connaissiez Ursule, vous sauriez que, quand elle aime, rien ne l’arrêterait. À Bon Dieu ! quelle femme ce serait pour celui qui saurait la mériter ! À propos, voici un bout de billet que la chère fille écrit à un des fils de Mille-Acres, qui est venu souvent chez nous, quoique je fusse loin de soupçonner que son vieux scélérat de père se fût installé par ici. Zéphane, c’est son nom, travaillait dans les champs, et nous l’avons quelquefois occupé pour nous. Entre nous, mon garçon, je crois qu’il en tient un peu pour Ursule, et qu’il ne serait pas fâché de l’épouser.

— Qui, lui ? un Zéphane Mille-Acres se permettre d’aimer Ursule Malbone ! oser songer à en faire sa femme ! quelle indignité !

— Ta, ta, ta, ta… et pourquoi donc ce garçon n’aurait-il pas un cœur aussi bien qu’un autre ? parce qu’il est squatter ? cela n’empêche pas les sentiments, Mordaunt.

— Et vous dites qu’Ursule a écrit à ce jeune homme ? demandai-je, dès que je fus assez maître de moi pour adresser une question aussi révoltante.

— Oui, sans doute ; voilà la lettre, et elle est bien gentille, comme tout ce que fait la chère enfant. Mais je le vois justement ; je vais l’appeler pour la lui donner.

À la voix du vieillard, Zéphane s’approcha aussitôt du magasin.

— Vous conviendrez, Zéphane, que, lorsque vous étiez parmi nous, nous ne vous avons pas emprisonné comme une bête sauvage. ou comme un misérable qui se mêle de ce qui ne le regarde pas. Voilà tout ce que j’ai à vous dire à ce sujet ; c’est à vous à apprécier la différence qu’il y a entre nous ; mais n’importe. Voici une lettre pour vous, et grand bien vous fasse ! Elle vient d’une personne qui vous donne sans doute de bons avis, et, si vous les suivez, vous ne vous en trouverez pas plus mal. Je ne sais pas le premier mot de ce qu’elle contient ; mais ce doit être une bien bonne lettre ; car Ursule écrit comme un ange, presque aussi bien que Son Excellence, quoique pas tout à fait aussi gros.

Je pouvais à peine en croire mes sens ! Il était donc vrai : Ursule Malbone écrivait à un des fils de Mille-Acres le squatter, et ce fils était son amant déclaré ! Dévoré de jalousie, et de mille sentiments qui jusqu’alors n’avaient pas trouvé accès dans mon cœur, je regardai d’un œil d’envie l’heureux mortel qui était si étrangement favorisé. Quoique, à dire vrai, le jeune squatter fût un garçon bien fait et de bonne mine, il me semblait la grossièreté en personne. Sans doute j’aurais pu concevoir qu’il eût réussi à plaire à une fille de sa condition. Mais Ursule qui, malgré l’état de pauvreté où elle était réduite, appartenait par sa naissance ainsi que par son éducation à une tout autre sphère, que pouvait-il y avoir de commun entre elle et son singulier amant ? J’avais entendu dire que les femmes se laissaient séduire par l’extérieur aussi bien que les hommes ; mais ce garçon avait un extérieur vulgaire, et rien de remarquable. Était-ce le besoin d’être aimée ? Je ne connaissais Ursule que depuis bien peu de temps, et peut-être n’avais-je pas encore bien pénétré le secret de son véritable caractère. Ensuite c’était dans les forêts que sa vie avait commencé, et nous revenons souvent à nos premières inclinations avec un entraînement qu’il serait impossible d’expliquer. Peut-être cette fille étrange s’était-elle fait, pour l’avenir, des idées de bonheur et de jouissances sauvages qu’il serait plus facile de réaliser au milieu des bois et des ravins de clairières dues à d’heureux larcins, qu’au milieu des cités. En un mot il n’y avait pas de pensées bizarres qui ne se pressassent dans mon cerveau malade en ce moment de jalousie intense et de profond découragement. Quant à Zéphane, l’amant privilégié d’Ursule, il reçut sa lettre, à ce qu’il me sembla, avec une gauche surprise, et s’établit à l’un des angles du bâtiment, sans doute pour avoir le plaisir de la lire tout seul. Il se trouva ainsi plus près de moi, car un sentiment de dégoût que je ne pouvais vaincre m’avait fait me retirer d’un autre côté.

Ouvrir une lettre, bien qu’elle eût été pliée par les mains délicates d’Ursule, et la lire, étaient deux opérations bien différentes, comme Zéphane le découvrit alors. L’éducation du jeune squatter était très-bornée ; et après un effort ou deux, il lui fut impossible de continuer. La lettre ouverte à la main, il n’en était pas plus avancé. À force d’épeler, Zéphane venait à bout de lire une écriture grossière, telle que celle de ses sœurs ; mais il lui était beaucoup plus difficile de déchiffrer les jolis petits caractères qu’il avait sous les yeux. Pendant qu’il cherchait si quelqu’un pourrait l’aider, ses regards rencontrèrent les miens, qui épiaient tous ses mouvements avec une vigilance toute féline. Pour l’Indien il semblait ne pas plus penser à ce qui se passait, que des amants ne pensent au temps dans un rendez-vous secret, quoique ensuite j’aie eu des raisons de croire que rien n’avait échappé à son observation. André était dans un autre coin de la prison, occupé à reconnaître la clairière et le moulin avec un intérêt qui absorbait toute son attention. Zéphane, après s’être assuré de ces différents faits par les fentes des murs, s’approcha tout près de moi, et me dit à voix basse :

— Je ne sais comment cela se fait ; mais, à vous parler franchement, major Littlepage, il y a tant de différence entre la manière d’enseigner d’York et celle de Vermont, que je ne trouve pas aussi facile que je le voudrais de lire cette lettre.

D’après cette insinuation, je saisis l’épître, et je me mis à la lire à voix basse ; car Zéphane m’en pria lui-même, avec une délicatesse de sentiment qui, du moins, lui faisait honneur. Comme le lecteur pourrait partager jusqu’à un certain point la curiosité que j’éprouvais moi-même, de savoir ce qu’Ursule Malbone pouvait avoir à écrire à Zéphane Mille-Acres, je vais transcrire en entier cette lettre étrange. Voici ce qu’elle contenait :


Monsieur,

Vous avez souvent témoigné une vive estime pour moi, et je vais mettre aujourd’hui à l’épreuve la sincérité de vos protestations. Mon bon oncle se rend auprès de votre père, que je ne connais que de réputation, pour demander la délivrance du major Littlepage, qui, à ce que nous apprenons, est retenu prisonnier par votre famille contre tout droit et toute équité. Comme il se pourrait que l’entremise de mon oncle ne fût pas agréable à Mille-Acres, et que des paroles un peu vives fussent échangées entre eux, je réclame de votre amitié quelques efforts pour maintenir la paix ; et surtout, si quelque obstacle s’opposait au retour du porte-chaîne, je vous prierais de venir me trouver dans le bois, car je l’accompagnerai jusqu’à l’entrée de la clairière, afin de m’en prévenir. Vous ne pouvez manquer de me rencontrer en suivant la direction de l’orient, d’autant plus que j’aurai soin d’envoyer au-devant de vous le Nègre qui sera avec moi.

« J’ai encore une demande à vous adresser, Zéphane ; c’est de vous intéresser au sort du major Littlepage. S’il venait à lui arriver quelque malheur, ce serait la perte de toute votre famille. La loi a le bras long, et elle atteint au milieu des déserts aussi bien que dans un établissement. Il n’en est pas d’un être humain comme de quelques acres de terre, et le général Littlepage, qui a pu ne pas s’occuper de quelques arbres coupés sur ses terres, ne restera pas aussi tranquille quand il s’agira de son fils unique. Encore une fois donc, je vous en supplie du fond du cœur, protégez ce jeune homme, je ne dis pas si vous tenez à mon estime, mais si vous tenez à votre tranquillité d’esprit. Je n’ai pas été complètement étrangère aux motifs qui ont jeté M. Littlepage en votre pouvoir, et je n’aurais jamais plus un seul instant de bonheur, s’il lui arrivait quelque accident. Ne l’oubliez pas, Zéphane, et agissez en conséquence. Je vous dois, je me dois à moi-même d’ajouter que la réponse que je vous ai faite à Ravensnest, le jour de « l’érection, » est ma réponse définitive à tout jamais ; mais, si vous avez réellement pour moi les sentiments que vous m’avez manifestés alors, vous ferez tout ce qui dépendra de vous pour servir le major Littlepage, qui est un ancien ami de mon oncle, et dont la sûreté, par suite de circonstances que vous apprécieriez pleinement si vous les connaissiez, est absolument nécessaire à ma tranquillité.

Votre amie,
Ursule Malbone. »


Quelle fille étrange était cette Ursule ! Je n’ai pas besoin de dire combien je fus honteux de mon accès de jalousie qui me semblait alors aussi absurde aussi déraisonnable, que je l’avais trouvé juste et légitime un instant auparavant. Dans quel excès d’aveuglement ne nous précipite pas cette funeste passion ! J’en offrais, moi-même, un déplorable exemple, puisque j’avais pu croire, un moment, qu’Ursule Malbone aimait un Zéphane Mille-Acres. Je me serais battu, depuis, de bon cœur, en pensant à cet instant de vertige et de faiblesse.

— Comme elle écrit bien ! s’écria le jeune squatter en se secouant, comme pour reprendre l’usage de ses membres que l’excès de l’émotion avait, en quelque sorte, paralysés. Je ne crois pas, major, que cette fille ait sa pareille dans toute la colonie d’York. Je l’aime furieusement !

Il y avait quelque chose de comique, mais cependant de touchant en même temps dans cette explosion de tendresse. Il n’était pas aussi extraordinaire qu’il le semblerait au premier coup d’œil, que Zéphane crût pouvoir prétendre à la main d’Ursule. Hors des grandes cités, il n’y avait guère de distinctions de classes dans la Nouvelle-Angleterre, et l’on y voyait souvent contracter des unions qui, partout ailleurs, auraient passé pour des mésalliances. Au surplus, un pareil choix faisait honneur au goût du jeune squatter, et j’étais d’autant plus disposé à lui en tenir compte, qu’il ne me semblait plus redoutable.

— Puisque vous avez tant d’attachement pour Ursule, lui dis-je, sans doute vous aurez égard à sa demande ?

— En quoi puis-je vous servir, major ? Je jure que je donnerais tout au monde pour faire ce qu’Ursule désire, mais je ne vois pas quel moyen employer.

— Vous pouvez nous ouvrir la porte de notre prison, et nous laisser gagner les bois, où nous saurons bien défier toute poursuite. Rendez-nous ce service, et je vous promets de vous donner cinquante acres de terres, sur lesquelles vous pourrez vous établir et vivre en honnête homme. Rappelez-vous que ce sera quelque chose d’honorable de posséder légitimement cinquante acres de bonnes terres.

Cette offre était séduisante ; aussi Zéphane réfléchit-il un moment ; il était évident qu’il était combattu, mais la décision fut contraire à mes désirs. Il secoua la tête, tourna tristement les yeux du côté des bois où il pensait qu’Ursule pouvait être ; puis il me dit :

— Si un père ne peut pas se fier à son propre fils, à qui se fiera-t-il dans la nature ?

— Personne ne doit être aidé à faire le mal, et votre père n’a aucun droit de nous retenir ici en prison. C’est un acte contraire aux lois, et, tôt ou tard, les lois lui en demanderont un compte rigoureux.

— Oh ! les lois, il s’en inquiète peu. Toute notre vie, nous avons été en hostilité contre la loi, et la loi en hostilité contre nous. Quand on en vient à passer par toute la kyrielle des jurés, des témoins, de ces pauvres avocats, de ces procureurs généraux si négligents, il y a bien des chances d’échapper à la loi. Il peut y avoir des pays où la justice compte pour quelque chose ; mais, par ici et dans tout le Vermont, nous ne nous en soucions guère.

— C’est ce qu’il faudra voir. Mais, dites-moi, votre père est-il sérieusement blessé ?

— Ce ne sera rien, répondit froidement Zéphane, les yeux toujours fixés sur le bois ; quelques meurtrissures ; mais il se remet vite, et il est habitué à ces accidents. Le père a la tête diablement solide, et il n’est pas facile de l’ébranler. Tobit ne l’a pas molle non plus, et bien lui en prend ; car les coups ont plu souvent autour de son front et de ses yeux.

— Et, depuis que votre père revient à lui, quelles semblent être ses dispositions à notre égard ?

— N’en parlons pas, ce sera le mieux. Quand le vieillard est une fois monté, il n’y a ni juge ni gouverneur qui l’empêcherait d’en faire à sa tête.

— Pensez-vous qu’il médite quelque projet sinistre contre ses prisonniers ?

— Il est difficile qu’on médite beaucoup, ce me semble, quand on a le crâne aussi endommagé. Ce qui complique furieusement votre affaire, c’est tout le bois qu’il faut transporter par la rivière. Les eaux sont basses, et avant la fin de novembre il n’y a rien à faire qui vaille. Il est chanceux de vous tenir ici renfermés trois à quatre mois, vous et le porte-chaîne ; et il ne nous irait pas davantage de vous lâcher, puisque bientôt nous aurions la justice à nos trousses. Et puis encore, si nous vous gardons, on va faire des recherches et offrir une récompense. Or, beaucoup de vos fermiers connaissent cette clairière, et la nature humaine ne tient pas longtemps contre l’appât d’une récompense. Nous nous moquons de tout, sauf cela.

Je m’amusai de la simplicité et de la franchise du jeune squatter, et j’aurais volontiers continué à causer avec lui, si Laviny n’était venue le prévenir que le conseil de famille allait se rassembler ; le vieux Mille-Acres se sentait assez bien pour réunir ses fils. Le frère me quitta à l’instant ; mais la sœur tardait à se retirer.

— J’espère que le gâteau n’était pas mauvais ? demanda-t-elle en jetant un regard timide de mon côté à travers les fentes.

— Il était excellent, ma chère enfant, et je vous en remercie de tout mon cœur. Êtes-vous très-occupée maintenant ? Ne pourriez-vous m’accorder quelques minutes ? J’aurais une prière à vous adresser.

— Oh ! je n’ai rien à faire à présent dans la maison, puisque mon père a convoqué ses fils. Nous nous retirons toutes alors, toutes, même ma mère.

— Tant mieux, car vous êtes si bonne, si compatissante, que je crois pouvoir me fier à vous pour une chose assez importante. Ai-je tort, ma bonne Laviny ?

— Les filles de squatters peuvent donc être bonnes après tout, même aux yeux de grands propriétaires ?

— Sans aucun doute, et même excellentes, et c’est ce que je crois que vous êtes toute la première.

Laviny parut très-contente ; et je me fis d’autant moins de scrupule de risquer ce compliment, qu’elle m’avait prouvé que, du moins à mon égard, il était mérité.

— Oui, repris-je, et vous n’êtes pas faite pour la vie que vous menez. Mais il faut que je vous dise sur-le-champ ce que je désire, car nos moments sont courts.

— Parlez ! dit la jeune fille en me regardant avidement, tandis qu’une légère rongeur répandue sur ses joues annonçait la candeur de son âme ; parlez ; je brûle de vous entendre, et je suis sûre d’avance que je serai prête à faire ce que vous me direz. Je ne sais comment cela se fait ; quand mon père ou ma mère me commandent quelque chose, il me semble quelquefois que je ne pourrai jamais le faire ; mais je n’éprouve rien de semblable en ce moment.

— Mes demandes ne sont pas assez fréquentes pour vous fatiguer. Promettez-moi, avant tout, de me garder le secret.

— Oui, je vous le promets, répondit Laviny, vivement et d’un ton solennel. Jamais mortel ne saura un mot de ce que vous allez me dire, et je ferai même tous mes efforts pour ne point parler pendant mon sommeil, comme je fais quelquefois.

— Le porte-chaîne à une nièce qui lui est très-chère, et qui lui rend toute son affection. Elle se nomme…

— Ursule Malbone, interrompit la jeune fille avec un faible sourire. Zéphane me parle toujours d’elle ; car Zéphane et moi, nous sommes grands amis. Il me dit tout, et je lui dis tout. C’est une si grande consolation, n’est-ce pas, d’avoir quelqu’un à qui l’on puisse confier ses secrets ? Eh bien ! qu’alliez-vous dire d’Ursule ?

— Elle est ici.

— Ici ? Je ne la vois pas, — et Laviny regarda vivement autour d’elle, et, à ce qu’il me parut, avec une certaine alarme. — Zéphane dit qu’elle est terriblement belle ?

— C’est, je crois, l’opinion générale ; bien qu’à cet égard elle soit loin d’être la seule ; il ne manque pas de jolies filles en Amérique. Oui Ursule est ici ; je ne veux pas dire dans le magasin, mais tout près, dans les bois. Elle a accompagné son oncle jusqu’à l’entrée de la clairière. Regardez — de ce côté, — plus à l’est. Voyez-vous un tronc d’arbre noirci, dans le champ de blé, derrière l’habitation de votre père  ?

— Parfaitement. — Il est assez visible. Je voudrais bien voir Albany aussi distinctement.

— Maintenant, un peu à gauche de ce tronc, vous apercevez un grand châtaignier, tout à fait sur la lisière du bois ? On dirait qu’il sort de la forêt pour regarder la clairière.

— Je le vois aussi, et je le connais à merveille. Il y a au pied une source d’eau.

— Eh bien, c’est là que le porte-chaîne a laissé sa nièce, et elle ne doit pas en être loin. Oseriez-vous bien aller jusque-là, non pas en droite ligne, mais en vous promenant de côté et d’autre, et remettre une lettre ?

— Rien de plus facile. Nous autres jeunes filles, nous prenons nos ébats dans les champs, et c’est justement le temps des mûres. Je cours chercher un panier, et pendant ce temps vous n’avez qu’à écrire votre lettre. Personne ne songera nullement à moi, en voyant que je vais faire ma petite récolte. J’ai un terrible désir de voir Ursule ! Croyez-vous qu’elle se décidera pour Zéphane ?

— Les jeunes filles sont si légères que je n’oserais trop me prononcer. S’il s’agissait de quelqu’un de mon sexe, je serais plus hardi.

— Moi, je vous dis, s’écria Laviny en s’enfuyant pour aller prendre son panier, qu’une jeune fille est tout aussi fidèle et tout aussi sincère qu’aucune créature vivante.

Il me fallait alors songer à écrire ma lettre. Mon porte-feuille me fournit ce qui m’était nécessaire, et je m’approchai du porte-chaîne, pour lui dire ce que j’allais faire, et lui demander s’il voulait que j’ajoutasse quelque chose pour lui.

— Donnez ma bénédiction à la chère enfant, Mordaunt. Dites-lui que le vieux porte-chaîne prie Dieu pour elle. Vous vous chargerez du reste.

J’expliquai en peu de mots à Ursule notre position, en la lui peignant sous l’aspect le plus favorable que je pouvais le faire en conscience. Ensuite je la suppliais de retourner auprès de son frère et de ne plus le quitter. Je finissais par lui laisser entrevoir que mes sentiments pour elle étaient aussi vifs que jamais ; et je crois que l’amour me suggéra quelques expressions assez énergiques. Au moment où je traçais les derniers mots, Laviny reparut, nous apportant un pot de lait, afin d’avoir un prétexte pour s’approcher de nouveau du magasin ; elle reçut le billet en échange, et s’enfuit aussitôt du côté des champs. Je l’entendis qui criait en passant à une de ses sœurs qu’elle allait cueillir des mûres pour en donner aux prisonniers.

Je guettai les mouvements de la jeune fille avec un intérêt profond. Le porte-chaîne, qui avait peu dormi depuis ma disparition, réparait le temps perdu ; et quant à l’Indien, manger et dormir sont les occupations ordinaires de sa race, quand on n’est ni à la chasse, ni sur le sentier de guerre.

Laviny se dirigea vers un champ dont les broussailles avaient pris complètement possession. Elle y disparut bientôt, cueillant en passant des mûres d’un doigt agile, comme si elle voulait avoir quelques fruits à montrer à son retour. J’avais les yeux fixés sur l’entrée de la forêt, épiant le moment où je verrais reparaître la jeune fille. Je crus voir un moment se dessiner une robe au milieu des arbres ; ce ne pouvait être encore Laviny ; c’était donc Ursule, et j’avais la confiance que mon message lui parviendrait. Au bout d’une demi-heure, je vis distinctement Laviny au pied du châtaignier. Elle s’arrêta un moment, comme pour reconnaître les lieux, puis elle entra tout à coup dans la forêt, où sans doute elle avait entrevu Ursule. Une heure entière s’écoula et je ne la revis plus.

Cependant Zéphane venait de prendre le chemin du magasin. Cette fois il était accompagné de deux de ses frères, et il tenait la clé à la main. D’abord, Je crus que j’allais être appelé à comparaître devant le tribunal de Mille-Acres ; mais j’étais dans l’erreur. À peine fut-il arrivé à la porte de notre prison qu’il cria à l’Onondago de s’approcher, parce qu’il avait quelque chose à lui dire.

— Ce doit être bien ennuyeux pour une Peau-Rouge d’être enfermé comme un porc avant qu’on le tue, dit le jeune homme, empruntant ses images à des objets familiers, et je soupçonne que vous ne seriez pas fâché de sortir et de vous promener çà et là, comme une créature libre et raisonnable. Dites, Indien, n’ai-je pas raison ?

— Oui, répondit tranquillement Susquesus. L’Indien aime beaucoup mieux être dehors que dedans.

— C’est ce que je supposais naturellement. Eh bien, le vieillard dit que vous pouvez sortir sous conditions. Vous voyez donc que la chose dépend de vous.

— Quelles conditions ? Qu’ai-je à faire ? Qu’ai-je à dire, hein ?

— Pas grand-chose, après tout. D’abord vous devez donner votre parole de ne pas vous en aller, mais de rester dans la clairière, et de revenir de vous-même dès que la conque se sera fait entendre trois fois. Le promettez-vous, Susquesus ?

— Certainement, rien de plus facile : ne pas s’en aller, revenir quand j’entendrai la conque ; par conséquent, rester à portée de l’entendre ;

— Très-bien, voilà qui est convenu. Ensuite il ne faudra pas aller rôder du côté du moulin et de la grange, pour voir ce que vous pouvez y trouver, ni chercher des armes ou des instruments d’aucun genre.

— Bon ! facile encore.

— Vous ne ferez la guerre ni directement ni indirectement à aucun de nous, tant que vous n’aurez pas été relevé de votre parole, tant que vous ne serez pas redevenu votre maître. Vous y engagez-vous, Sans-Traces ?

— Bon ! c’est convenu.

— Eh bien, voilà à peu près tout ce que le vieillard vous demande ; mais ma mère ajoute une ou deux conditions qu’elle a fort à cœur. Si les choses venaient au pis, et qu’il y eût des coups échangés, il faut que vous promettiez de ne scalper ni femmes ni enfants, ni aucun homme que vous n’auriez pas terrassé en bataille ouverte.

— Bien ! l’Onondago ne scalpera personne, répondit l’Indien avec une émotion qu’il ne put maîtriser entièrement. Il n’a point de tribu, point de jeunes guerriers, qu’a-t-il besoin de chevelures ? Personne ne s’inquiète du nombre de chevelures que Susquesus pourrait rapporter. Il a oublié tout cela depuis longtemps.

— Comme il vous plaira ; cela vous regarde. Mais puisque nous voilà d’accord sur tous les points, vous pouvez sortir, et aller où bon vous semblera. Rappelez-vous seulement qu’au troisième son de la conque, vous devez revenir aussitôt.

Ce fut à ces étranges conditions que Susquesus fut mis en liberté. J’avais peine à y rien comprendre ; mais d’après l’air calme et grave des hautes parties contractantes, il était facile de voir que cet arrangement n’avait rien d’extraordinaire. J’avais entendu dire que la parole d’un guerrier indien, en pareil cas, était regardée comme sacrée, et je ne pus m’empêcher de me demander, en voyant Susquesus sortir tranquillement de prison, combien il y avait de potentats et de puissances dans la chrétienté, qui, dans des circonstances semblables, lorsque leurs plus grands intérêts seraient engagés, croiraient pouvoir accorder une pareille confiance à leurs sujets. Curieux de connaître l’opinion de mes maîtres actuels à cet égard, je dis à Zéphane :

— Vous donnez à l’Indien sa liberté sur parole ; est-ce que, nous autres blancs, nous n’obtiendrions pas la même faveur ?

— Un Indien est un Indien. Il a sa nature, et nous avons la nôtre. On a parlé aussi de vous relâcher, major ; mais le vieillard n’a pas voulu y consentir. Il connaît les hommes, dit-il, et il sait qu’il s’en trouverait mal. — Le major dira : J’ai été mis en prison en dépit de la loi, et maintenant que 3e suis dehors, j’y resterai en dépit de ma promesse. — Mettez un blanc en liberté, il grattera la terre jusqu’à ce qu’il ait trouvé quelque issue pour vous échapper complètement. — Puisque nous l’avons en notre pouvoir, le mieux est de l’y garder. — Voilà en substance l’opinion de mon père ; et vous avez déjà pu voir, major, s’il vous paraissait homme à en changer facilement.

Il n’y avait rien à répondre à ce raisonnement, dont je ne pouvais secrètement méconnaître la justesse, et je me résignai à ma captivité. Il paraît néanmoins que Mille-Acres avait été un moment tenté de faire en faveur du porte-chaîne une concession semblable à celle qu’il avait accordée à l’Indien. La chose me parut singulière, surtout après la lutte acharnée qui avait eu lieu entre ces deux hommes. Mais chaque condition dans la vie a ses notions d’honneur particulières qu’elle tient à faire respecter, en même temps qu’elle les respecte dans les autres.

— Mon père avait quelque velléité de prendre aussi votre parole, porte-chaîne, ajouta Zéphane, et il l’aurait fait sans cette considération que vous avez trop vécu au milieu des établissements, dans ces dernières années, pour qu’il soit possible de se fier à vous autant que par le passé. Celui qui emploie tant de temps à tracer des limites, pourrait se croire autorisé à les franchir.

— Votre père est libre, répondit froidement André. Il n’aura point ma parole, et je ne lui demande pas de faveur. Nous sommes à couteaux tirés, jeune homme ; qu’il prenne garde à lui et à son bois, je le lui conseille.

— Ah ! répondit Zéphane en se redressant, et répondant avec énergie quoiqu’il sût bien qu’il parlait à l’oncle d’Ursule et qu’il pouvait compromettre les intérêts de son amour, — c’est ce qu’il faudra voir. Nous avons des bras robustes, et il n’est pas facile de nous effrayer !

— Retire-toi ! retire-toi, jeune fou ! tu es le fils de ton père, et c’est tout dire. Je n’attends point de faveurs de la part de squatters, race que je méprise et que j’abhorre !

Je fus assez surpris de cette sortie violente, d’autant plus que le porte-chaîne était d’ordinaire un homme calme, et toujours poli. Après réflexion, je reconnus cependant qu’il pouvait avoir raison. Un échange même de simples civilités entre nos maîtres et nous, pouvait créer en leur faveur une sorte de privilège ; au lieu qu’en nous tenant dans le droit strict, nous conservions du moins sur eux l’avantage, moralement parlant. Zéphane et ses frères s’éloignèrent après cette rebuffade ; mais Susquesus resta à rôder dans les environs du magasin, aussi peu à son aise au grand air qu’il pouvait l’être dans sa prison. Il n’avait rien à faire ; et l’Indien si énergique, quand la nécessité, la guerre ou le plaisir le demandent, est toujours oisif dans toute autre occasion, et ne sait pas l’être.

Les choses étaient dans cet état, lorsque, quelque temps après l’entrevue que je viens de raconter, nous eûmes une autre visite. Cette fois le détachement était conduit par Tobit. On venait nous chercher pour nous conduire à la butte de Mille-Acres, où tous les hommes de la famille étaient assemblés. Il semblait que nous allions être soumis à une sorte de jugement d’où devait dépendre notre sort. Je consultai le porte-chaîne sur la convenance de nous prêter à une semblable mesure. André ne demandait pas mieux que de se trouver face à face avec les squatters, pour leur dire ce qu’il avait sur le cœur, n’importe où ni comment. Le voyant dans cette disposition d’esprit, et n’ayant, pour ma part, aucune objection à faire, je quittai le magasin avec lui, escorté par quatre des fils de Mille-Acres, bien armés, pour me diriger vers le siège de la justice, dans cet étrange gouvernement patriarcal.