Le Porte-Chaîne/Chapitre 1

Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Furne, C. Gosselin (Œuvres, tome 26p. 1-8).

LE PORTE-CHAÎNE.[1]



CHAPITRE PREMIER.


Il avait une tête solide, des membres d’Hercule ; une constitution de fer, en état de braver toutes les intempéries des saisons, sur laquelle n’avaient de prise ni la fatigue, ni les angoisses de la faim.
Rokeby.


Je suis fils de Cornelius Littlepage, de Satanstoe, dans le comté du West-Chester, État de New-York ; et d’Anneke Mordaunt, de Lilacsbush, domaine situé près de Kingsbridge, et qui, quoique à onze milles de la ville de New-York, fait partie des dépendances de la cité.

J’ai peu connu mes autres parents. J’étais encore très-jeune, lorsque mon aïeul maternel mourut en Angleterre, où il avait été voir un colonel Bulstrode qui lui-même avait habité les colonies, et pour qui Herman Mordaunt — c’était le nom de mon grand-père, — avait une prédilection toute particulière. J’ai souvent entendu dire à mon père qu’il était heureux peut-être, à un certain point de vue, que son beau-père fût mort à cette époque ; car il se fût sans doute rangé du côté de la couronne dans la querelle qui éclata presque immédiatement après, et tous ses biens auraient infailliblement partagé le sort de ceux des de Lancey, des Philips, des Floyd, et de toutes les grandes familles qui restèrent fidèles, comme on disait ; ce qui voulait dire fidèles à un prince, mais non pas à leur pays natal. Si l’on considère les opinions et les préjugés du temps, il serait difficile de décider qui avait tort ou raison ; mais ce qui est certain, c’est que les Littlepage, c’est-à-dire mon grand-père, mon père et moi-même, nous nous rangeâmes du côté du pays. À n’envisager que l’intérêt, il est évident que l’Américain qui se prononçait contre la couronne, montrait le plus de désintéressement ; car pendant longtemps on courut grand risque d’être subjugué ; et dans ce cas, il ne s’agissait de rien moins que de voir confisquer tous ses biens, sinon d’être pendu. Mais mon aïeul paternel était ce qu’on appelait un whig des plus prononcés. Il fut nommé brigadier dans la milice en 1776, et prit une part active à la grande campagne de l’année suivante, ainsi que mon père qui avait le grade de lieutenant-colonel dans les contingents de New-York. Il y avait aussi dans le même régiment que mon père un major Dirck Follock, qu’il aimait de tout son cœur. Ce major était un vieux garçon dont la résidence légale était de l’autre côté du fleuve, dans le Buckland, mais qui passait chez nous la plupart de son temps. Ma mère avait une amie intime qu’elle chérissait comme une sœur et qui avait trente ans, au commencement de la révolution. Miss Mary Wallace, qui était toujours restée fille, jouissait d’une jolie fortune, et elle vivait constamment renfermée à Lilacsbush, à l’exception de quelques visites qu’elle venait nous rendre à New-York.

Nous étions très-fiers du brigadier, tant à cause de son rang que de ses glorieux services. Il ne survécut pas longtemps à la guerre, bien qu’il n’eût pas eu le bonheur de mourir sur le champ de bataille. L’ingrate postérité n’a de mémoire que pour ceux qui périssent les armes à la main ; et cependant celui qui voit venir de sang-froid la mort dans un hôpital, par suite de maladies contractées au service, ne montre-t-il pas tout autant de courage que le brave dont un boulet emporte la tête ? Mon père était resté au camp à soigner un grand nombre de ses soldats atteints de la petite vérole ; ce fut là qu’il prit le germe de cette affreuse maladie dont il mourut lui-même ; eh bien, à peine fit-on quelque attention à sa mort. Le père du major Dirck, au contraire, vieil ami de ma famille, qui avait toujours mené joyeuse vie, ayant été surpris par un détachement d’Indiens, un jour qu’il s’était éloigné de sa garnison pour aller faire une orgie dans une taverne voisine, avait été mis à mort et indignement scalpé. Il n’en fallait pas davantage pour en faire un héros, et le major ne parlait jamais du trépas de son père qu’avec un sentiment d’orgueil, tandis que la mort du brigadier semblait un événement déplorable sans doute, mais dont il n’y avait point à tirer vanité. Et cependant, à mes yeux, la fin de mon aïeul était de beaucoup la plus glorieuse ; mais elle ne sera jamais regardée comme telle par l’historien ni par le pays, parce qu’il lui manque ce prestige du champ de bataille. Il viendra pourtant un jour ou chaque chose sera vue sous sa véritable couleur, et où les hommes et les événements seront jugés pour ce qu’ils sont, et alors bien des arrêts de l’histoire seront cassés en dernier ressort.

J’étais bien jeune à l’époque de la guerre de la Révolution, et cependant le hasard me rendit témoin de quelques-uns des événements les plus importants. Des l’âge de douze ans - on est précoce en Amérique, — j’avais été envoyé au collège de Nassau, à Princeton, pour y faire mes études, et n’en sortir que quand j’aurais pris tous mes grades. Mais mon éducation ne s’acheva pas sans de longues et graves interruptions. Ma famille, à cause de ses opinions bien connues, avait dû s’éloigner de New-York, dès que sir William Howe en avait pris possession. Ma mère et ma grand-mère avaient été habiter, dans le village de Fishkill, une ferme qui appartenait à miss Wallace. C’était à soixante-dix milles de la capitale, dans l’enceinte des lignes américaines. Lorsque j’y vins passer le temps des vacances, mon père allait partir à la tête de son bataillon, et il m’emmena avec lui. Je ne quittai l’armée et ne repris mes études qu’après les brillantes affaires de Trenton et de Princeton, auxquelles notre régiment prit une part glorieuse.

C’était un assez joli début pour un enfant de quatorze ans. Mais alors des garçons de mon âge portaient souvent le fusil, car si les colonies couvraient une grande étendue de pays, les habitants étaient peu nombreux. Si l’on veut se former une idée juste de la guerre de la Révolution, et en apprécier avec impartialité les phases diverses, il ne faut point oublier l’extrême disproportion qu’il y avait, sous tous les rapports, entre les deux armées : d’un côté, des paysans, aux habitudes pacifiques, sans officiers d’expérience, manquant d’armes, souvent de munitions, et dépourvus de ce qui fait le nerf de la guerre : l’argent ; de l’autre, l’élite des guerriers de l’Europe, aidés de toutes les ressources qu’une civilisation avancée pouvait leur offrir. Et cependant les Américains, abandonnés à eux-mêmes, soutinrent la lutte avec honneur, et que de combats ne pourrait-on pas citer qui, malgré le petit nombre de combattants, mériteraient une place dans l’histoire à côté des plus beaux faits d’armes ! L’année suivante, je fis presque toute la campagne dans laquelle Burgoyne fut fait prisonnier, et voici comment. Depuis ma dernière expédition, j’étais assez mal disposé pour l’étude, et à mon retour, à l’époque des vacances d’automne, ma mère m’envoya porter des effets d’habillement à mon père qui était avec l’armée dans le nord. J’arrivai au quartier général une semaine avant l’affaire de Bhemis’ Heights, et je restai auprès de mon père jusqu’après la capitulation.

Ce fut par suite de ces circonstances que, tout jeune que j’étais, je fus témoin de deux ou trois des affaires les plus importantes, je pourrais même dire jusqu’à un certain point acteur ; car dans le dernier combat, j’eus l’honneur de servir en quelque sorte d’aide de camp à mon grand-père qui, deux ou trois fois, m’envoya porter des messages au milieu de la mitraille. Ce n’eût été rien de la part de tout autre, mais pour un écolier en vacances ce n’était pas trop mal employer son temps. Les Littlepage étaient en très-bonne odeur dans la colonie, et je devins le favori des officiers.

Il y avait surtout un capitaine, très-original, qui me plaisait infiniment. Il était d’origine hollandaise, comme la plupart des officiers, et il s’appelait André Coejemans, bien qu’il fût universellement connu sous le sobriquet du Porte-Chaîne. Quoique d’une famille respectable, en sa qualité de cadet il n’avait reçu qu’une éducation des plus incomplètes. Il avait joui pendant quelque temps d’une honnête aisance ; mais il n’avait que vingt-trois ans quand un Yankee avait trouvé moyen, comme il le disait lui-même, de lui souffler sa fortune, et il avait cherché depuis ce moment à exercer la profession d’arpenteur. Mais André n’avait point la tête faite pour les mathématiques, et après deux ou trois bévues assez fortes, commises dans sa nouvelle profession, il se résigna au modeste emploi de porte-chaîne. On dit que chaque homme à une spécialité qui lui est propre ; le tout est de la trouver et de travailler ensuite avec persévérance. André. Coejemans avait trouvé la sienne. Comme porte-chaîne, il acquit une réputation sans égale. Quelque humble que fût cet état, il demandait encore des qualités précieuses. D’abord, il fallait être honnête, et c’est ce qui ne se rencontre pas encore tous les jours. Propriétaire ou fermier, on était bien tranquille quand c’était André qui tenait le bout de la chaîne ; l’arpentage ne laissait rien à désirer. Et puis André avait le coup-d’œil sur ; jamais il ne se fourvoyait à droite ou à gauche ; il suivait la ligne droite, ayant acquis dans sa profession une sorte d’instinct qui épargnait beaucoup de temps et de peines. En même temps il était excellent chasseur, et il avait fini par connaître les bois à merveille. Aussi était-ce à lui qu’on s’adressait directement pour les arpentages, quoiqu’il se fît une règle invariable d’employer pour la direction des travaux des hommes ayant une meilleure tête que la sienne, et que, pour lui, il se contentât toujours de porter la chaîne.

Au commencement de la révolution, André prit les armes, comme la plupart de ceux qui éprouvaient une vive sympathie pour les colonies. Quand on leva le régiment dont mon père était lieutenant-colonel, ceux qui amenaient sous les drapeaux un certain nombre d’hommes, recevaient un grade proportionné à la grandeur du service qu’ils rendaient sous ce rapport. André s’était présenté l’un des premiers avec une escouade considérable de porte-chaînes, de chasseurs, de trappeurs, de guides, de coureurs, etc. ; ils étaient vingt-cinq, tous robustes, tous résolus, tous excellents tireurs. Leur chef fut fait lieutenant, et comme il se trouva être le plus âgé des officiers du même grade, il arriva bientôt au rang de capitaine ; grade qu’il occupait quand je fis sa connaissance, et au-dessus duquel il ne s’éleva jamais.

Les révolutions, surtout celles qui ont un caractère populaire, ne mettent pas en évidence les hommes qui ont reçu l’éducation la plus distinguée, mais plutôt ceux qui se trouvent avoir les qualités demandées par les besoins du moment. Il n’en fut pas tout à fait ainsi dans notre grande lutte nationale. C’est un fait étrange, mais incontestable, que pas un seul de nos jeunes soldats, pendant toute la durée de la guerre, ne conquit une haute position militaire par la force de ses talents. Peut-être faut-il l’attribuer en partie à cette circonstance que, dans une lutte pareille, il fallait dans les chefs plutôt de la prudence et de la circonspection que des qualités plus brillantes, et l’on recherchait plus l’âge et l’expérience que la jeunesse et l’audace. Il est probable qu’André Coejemans, à son arrivée à l’armée, était, par sa position sociale, au-dessus du niveau de la plupart des officiers des régiments fournis par les colonies du nord. Il est vrai que son éducation n’était pas égale à sa naissance ; car alors, sauf quelques exceptions bien rares, les Hollandais de New-York, même ceux qui avaient de la fortune, n’étaient rien moins que savants. À cet égard, nos voisins les Yankees avaient de beaucoup l’avantage sur nous. Ils envoyaient tous leurs enfants à l’école, et si ceux-ci ne recevaient guère qu’une instruction superficielle, c’était toujours assez pour établir leur supériorité au milieu de parfaits ignorants. André n’avait pas cherché à combler cette lacune en étudiant lui-même. Il savait lire et écrire, mais voilà tout ; le calcul avait été la pierre d’achoppement contre laquelle étaient venues se briser toutes ses espérances comme arpenteur. Je lui ai souvent entendu dire que « si la terre avait pu se mesurer sans l’aide de figures, il n’aurait reconnu pour son maître aucun homme de cette profession dans toute l’Amérique, sauf toutefois Son Excellence, le meilleur et le plus honnête arpenteur que la terre eût jamais porté. »

La circonstance que Washington avait exercé un moment l’état d’arpenteur dans sa première jeunesse, était une source de juste orgueil pour André. Il sentait que c’était un honneur d’occuper même une position secondaire dans une profession qui avait été honorée par un si grand homme. Je me rappelle que, lorsque nous étions ensemble à Saratoga, le commandant en chef étant venu à passer à cheval devant notre tente, le capitaine Coejemans me dit avec expression : — Vous voyez, Mordaunt, mon prave garçon, voilà Son Excellence qui passe ! Eh ! pien, ce serait le plus heureux jour de ma vie, si je pouvais porter la chaîne pendant qu’il arpenterait un tout petit pout de ferme dans ces environs !

André, qui parlait généralement bien anglais, du moins l’anglais des colonies, avait quelque chose de plus ou moins hollandais dans sa prononciation, suivant qu’il était plus ou moins animé. Dans le cours des différentes visites que je rendis au camp, je me pris pour lui d’une amitié toute particulière, qui me fut inspirée par l’originalité de son caractère, et qu’il me rendit par reconnaissance.

Grâce aux épisodes des vacances, mes études se prolongèrent pendant six années, et j’avais dix-neuf ans quand je pris mes grades. C’était l’année du siège de Charlestown, et je servis comme enseigne dans le bataillon de mon père. J’eus aussi le bonheur d’entrer dans la compagnie du capitaine Coejemans, circonstance qui fortifia encore l’affection que je portais au vieux militaire. Je dis vieux ; car, à cette époque, André n’avait pas moins de soixante-sept ans, quoiqu’il fût aussi actif, aussi dispos, aussi bien portant que le plus jeune d’entre nous. Pour ce qui était de supporter la fatigue, quarante ans passés en grande partie dans les bois en faisaient, sous ce rapport, notre maître à tous.

J’aimais mes parents d’une affecticn sincère, d’abord parce que c’étaient mes parents, et ensuite parce que je n’aurais pu en désirer de meilleurs ; j’aimais miss Mary Wallace, ou ma tante Mary, comme on m’avait habitué à l’appeler, parce que c’était la plus douce et la plus affectueuse des créatures ; j’aimais le major Dirck Follock comme une sorte d’ami héréditaire, qui en mille occasions m’avait aidé de ses conseils et de son expérience ; j’aimais le domestique nègre de mon père, Jaap, comme nous aimons un serviteur fidèle ; mais André, je l’aimais sans savoir pourquoi. Il était d’une ignorance grossière ; se faisant les idées les plus singulières sur cette terre et sur ce qu’elle contient ; il avait des manières qui n’étaient rien moins que distinguées, quoiqu’il fût la franchise et la loyauté mêmes ; il avait des préjugés si enracinés qu’il ne semblait pas y avoir place pour autre chose dans son organisation intellectuelle, et il avait hérité complètement de cet amour pour la bouteille que les Goejemans avaient importé de Hollande, et qui se répandait rapidement dans la colonie. Néanmoins j’avais pour lui un attachement réel, et quand nous fûmes tous licenciés à la paix, en 1783, — j’étais alors devenu capitaine, — je ne me séparai du vieil André que les larmes aux yeux. Mon grand-père, le général Littlepage, était mort alors, mais au licenciement général, le gouvernement donna à presque tous les officiers le brevet du rang supérieur à celui qu’ils occupaient, et mon père, qui, la dernière année, avait rempli les fonctions de colonel, porta le titre de brigadier le reste de ses jours. Ce fut ce qu’il retira de plus clair de sept années de fatigues et de dangers. Mais le pays était pauvre, et nous nous étions battus pour les principes plus que dans l’espoir de récompense. Il faut convenir que l’Amérique suppose à ses enfants un bon fonds de philosophie, puisque tout son système de récompenses, et même de châtiments, s’adresse à l’imagination ou aux qualités de l’esprit. L’Angleterre à sa chevalerie, ses titres de baronnet, sa pairie, ses ordres, ses hautes dignités, toutes ces amorces jetées à notre nature infirme ; tandis que l’Américain n’a d’autre mobile que la vertu ou le patriotisme. Après tout, nous battons au moins aussi souvent que nous sommes battus, ce qui est le grand point.

Pendant que j’en suis sur ce sujet, je ferai remarquer qu’André Coejemans ne prit jamais le vain titre de major, qui lui fut gracieusement conféré par le Congrès en 1783 ; mais qu’il quitta l’armée avec son titre de capitaine, sans demi-paie, pour chercher une nièce qu’il avait prise à sa charge, et pour continuer son ancien métier de porte-chaîne.

  1. Le Porte-Chaîne fait suite à Satanstoe, qui forme la première partie des Mémoires de la famille Littlepage. Dans le cours de cet ouvrage, il est souvent fait allusion à des événements qui sont racontés dans la première partie. Nous croyons suffisant d’en prévenir le lecteur une fois pour toutes. L’auteur a voulu tracer une esquisse des mœurs américaines à différentes époques. Dans Satanstoe, l’action commençait en 1755 ; dans le Porte-Chaîne. nous sommes transportés en 1784
    (Note de l’éditeur.)