Le Pont de Proudines


Traduction par E. Contamine de Latour et R. Foulché-Delbosc.
Société de Publications Internationales (p. 1-17).

VICENTE DE ARANA


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LE PONT DE PROUDINES


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(Légende basque)




I


Pierre de Pouyanne était furieux. Semblable à un tigre encagé, il allait et venait, le visage enflammé, serrant les poings, criant comme un fou. Il avait déjà brisé quelques meubles à coups de poings, et venait de fendre, d’un terrible coup de pied, la porte d’un très-beau bahut de châtaignier incrusté de bois précieux.

Pierre de Pouyanne était furieux. Pierre de Pouyanne se donnait à tous les diables. L’amiral Pierre de Pouyanne, alcade de Bayonne pour le roi d’Angleterre, écumait et blasphémait comme un damné.

Cette même nuit, à l’instant même, on lui avait fait savoir que les Basques avaient égorgé les gardes du pont de Proudines sur la rivière Nive, et comme ces gardes avaient été placés par lui, c’était un sanglant outrage : aussi était-il furieux et brûlait-il du désir de se venger.

Le landais Pierre de Pouyanne, ennemi acharné des franchises et immunités des Basques, et digne précurseur d’autres personnages qu’il n’est pas besoin de nommer, ne pouvait voir patiemment ceux-là jouir du privilège de passer avec toutes sortes de marchandises par un point quelconque du territoire de Bayonne, sans payer le droit le plus insignifiant. Aussi, sachant que le pont de Proudines était un des passages les plus fréquentés par les traficants de cette nation, s’en était-il emparé et y avait-il établi des gardes armés qui ne devaient laisser passer victuaille ni marchandise sans le paiement préalable du péage qu’il avait arbitrairement établi. Pour justifier cette mesure, le seigneur de Pouyanne disait que la juridiction de Bayonne s’étendait jusqu’où montait la marée, et que comme la marée arrivait au pont de Proudines, l’alcade de Bayonne, et l’alcade seul, devait ordonner.

Les Basques, toujours partisans de la liberté du commerce, protestèrent énergiquement contre un procédé si injuste, si arbitraire et si vexatoire ; voyant leur protestation méconnue, ils tombèrent un jour avec une indicible furie sur les gardes du pont, et les taillèrent en pièces. Les rares qui s’enfuirent purent seuls sauver leur vie.

C’est pour cela que le seigneur de Pouyanne était si furieux, pour cela qu’il frémissait de colère, pour cela qu’il criait d’une voix rauque :

— Je me vengerai ! je me vengerai !



La porte s’ouvrit, et une belle jeune fille entra dans la chambre.

Mais je me garderai bien de décrire ses charmes, qui suffiraient sûrement à enlever le sommeil à mes chers lecteurs. Ce n’est que quand on a des lecteurs de bois qu’on peut oser faire certaines peintures.

Qu’il suffise de savoir que Laure de Pouyanne était belle entre les plus belles filles des Landes, ce qui n’est pas peu dire pour ceux qui savent quelles beautés il y a et il y a toujours eu à Dax, à Saint-Sever, à Mont-de-Marsan, à Labrit et à Peyrehorade ; dans toute cette plaine sablonneuse qui s’étend au bord du Golfe de Biscaye.

En voyant sa fille, Pierre de Pouyanne s’apaisa comme par enchantement. Et quand la belle jeune fille s’approcha de lui, souriante, le tigre aussi sourit comme une personne.

C’est que Pierre de Pouyanne idolâtrait sa fille Laure, et la seule présence de cette adorable créature suffisait toujours pour calmer les tempêtes qui se déchaînaient si fréquemment dans le cœur turbulent de l’amiral.

L’amour que Pouyanne avait pour sa fille était si grand qu’il frisait l’invraisemblable. Il voulait que personne ne l’aimât et qu’elle n’aimât personne que lui ; il était jaloux même des serviteurs des deux sexes que Laure traitait avec cette douceur et cette affabilité qui formaient le fond de son caractère, si différent de celui de son dur et sauvage père.

Pour le bon alcade, tout le charme de la vie se résumait en sa Laure. Jamais il ne parlait ni ne voulait entendre parler de la marier, et abhorrait les nombreux adorateurs de sa fille, craignant qu’à cause de l’un d’eux elle n’arrivât à l’aimer moins, ou à l’oublier peut-être complètement. Qu’aurait dit le seigneur de Pouyanne, s’il avait su que sa fille, sa Laure aimait un Basque, un fils de cette race indomptée qu’il haïssait à mort ? Qu’aurait-il dit s’il avait su que Laure de Pouyanne aimait un des plus nobles jeunes hommes d’Ustaritz,la ville sacrée du Labourd[1], le brave Gaston d’Irube, et qu’elle ne pensait qu’à lui à toute heure ?

Mais il était loin de le soupçonner. Pouyanne croyait que sa fille n’aimait pas encore d’autre que lui.

Comme toujours, en la voyant, son front se dérida, et tant qu’ils furent réunis, le terrible alcade parla, rit et joua comme un petit enfant.

Mais, quand la jeune fille lui souhaita le bonsoir et se retira dans son appartement, quand Pouyanne resta seul dans sa chambre, dont les meubles brisés lui rappelèrent ce qui était arrivé au pont de Proudines sur la rivière Nive, on l’entendit de nouveau frapper le sol du pied et crier d’une voix de stentor :

— Je me vengerai ! Je me vengerai !



II


Le 24 août 1341 sera toujours une date tristement mémorable sur les deux rives de la Nive.

Le 24 août 1341, ou, selon quelques-uns 1342, fut le jour que Pierre de Pouyanne choisit pour se venger des Basques qu’il haïssait de plus en plus ardemment.

L’alcade de Bayonne savait que ce jour-là on célébrait au village voisin de Villefranche, la fête de Saint-Barthélémy, son saint tutélaire, et que tout ce qu’il y avait de plus illustre dans la noblesse basque des environs viendrait y prendre part.

Le haineux alcade savait aussi que, suivant la coutume, la fête devait se terminer par un grand banquet au palais de Miots, banquet qui, comme les autres fois, se prolongerait jusqu’à une heure avancée de la nuit. Le père de Laure appela ses meilleurs amis et ses plus fidèles soldats, les fit armer jusqu’aux dents et sortir secrètement de Bayonne après le coucher du soleil ; puis se réunissant à eux dans les environs de la ville, il les amena à Villefranche, dont les habitants, rendus de fatigue, se livraient déjà au repos. Dans le palais de Miots seul, on apercevait des lumières ; là seulement continuait la fête qui allait être si inopinément et si barbarement interrompue.

Comme le pays était en paix, et comme les Basques étaient loin de s’imaginer que l’alcade de Bayonne voulût se venger traîtreusement de ce qu’ils avaient fait au pont de Proudines pour défendre leurs immunités méconnues, les portes du palais étaient entièrement ouvertes pour quiconque voulait entrer et s’asseoir à la table ; c’est ainsi que le seigneur de Pouyanne et les siens purent sans difficulté aucune, arriver jusqu’au salon même du banquet.

Ce qui se passa alors fut véritablement horrible.

Les Basques, qui n’avaient d’autres armes que leurs bras et les meubles et autres objets qu’ils trouvaient à leur portée, furent barbarement assassinés en présence de leurs épouses et de leurs filles que ne respecta pas non plus la fureur de ces bandits. Le seigneur de Pouyanne laissa seulement la vie à cinq chevaliers, disant qu’il fallait qu’ils vécussent pour pouvoir servir d’arbitres dans l’affaire du pont de Proudines.

Aussitôt, après avoir mis le feu au palais, l’alcade et ses sicaires s’acheminèrent vers l’embouchure de la Nive, disant aux prisonniers qu’ils pourraient bientôt par eux-mêmes et à leur entière satisfaction, s’assurer que la marée arrivait jusqu’au pont.

Tous se demandaient ce qu’allait faire Pierre de Pouyanne, mais personne ne put le trouver, ce qui prouve que parmi tous ces scélérats, aucun ne l’était autant que l’alcade de Bayonne.

Quand ils arrivèrent au pont de Proudines, le seigneur de Pouyanne s’adressant aux prisonniers, leur dit que le moment où, comme il le leur avait annoncé, ils allaient servir d’arbitres, était arrivé, et il les fit aussitôt attacher aux piliers du pont avec l’eau jusqu’à la ceinture.

La marée, qui commençait alors à monter, couvrit peu à peu les cinq chevaliers, qui disparurent rapidement sous les eaux.

Un de ces malheureux était le brave Gaston d’Irube, l’amant de Laure de Pouyanne, l’homme à qui pensait à toute heure la belle fille de l’alcade de Bayonne.



III


Lorsqu’après avoir consommé l’infâme prouesse que nous avons racontée dans le chapitre précédent, le féroce alcade revint à Bayonne, une douloureuse surprise l’y attendait.

Laure de Pouyanne avait disparu, et, quelques efforts que l’on fit pour la trouver, on n’y put réussir.

Ce que souffrit alors l’alcade, il n’y a pas de mots capables de le rendre.

Fou de douleur, il mit en mouvement toute la ville et ses alentours, ordonna à ceux qui relevaient de son autorité de ne s’occuper que de chercher sa fille, et promit une splendide récompense à qui pourrait la retrouver. Non content de cela, Pouyanne, saisi d’une inquiétude atroce, sortit lui-même à la recherche de Laure, et erra tout le jour, sans un moment de repos, et sans trouver sa fille ni recueillir sur elle le moindre indice.

La nuit le surprit près de Villefranche, sur la rive droite de la Nive. Les remords, ou, peut-être, un pressentiment fatal, ramenaient le terrible au théâtre de son crime.

Mais quand il arriva au pont de Proudines, la nuit était déjà complètement venue. Le seigneur de Pouyanne put voir alors, à la clarté de la lune, les têtes livides des chevaliers que, la nuit précédente, il avait fait attacher aux piliers du pont.

En effet, ces cinq victimes de l’implacable alcade se trouvaient encore là. À minuit les Basques devaient venir recueillir leurs corps pour les ensevelir chrétiennement.

Le seigneur de Pouyanne, malgré la dureté de son cœur, ne put s’empêcher de frémir.

Mais, Dieu saint ! Quelle est la femme vêtue de blanc, qui appuyée sur la rampe du pont contemple les malheureux attachés aux piliers ?

C’est une jeune fille pâle et belle, aux cheveux noirs et abondants, aux formes pures et parfaites. Il n’y a pas à en douter : elle n’est et ne peut être autre que Laure de Pouyanne.

L’alcade lança une exclamation indéfinissable.

En l’entendant, la jeune fille leva les yeux et reconnut son père.

— Laure ! Ma fille ! — cria Pouyanne :

La jeune fille ne répondit pas.

Alors Pierre de Pouyanne fit quelques pas vers le pont.

La jeune fille, qui ne le quittait pas des yeux, se dressa, dans l’attitude d’une reine offensée.

— Laure ! Ma chère Laure ! — cria Pierre de Pouyanne, sans s’arrêter.

— Maudit ! Maudit ! — répondit Laure, d’une voix claire et ferme.

Pouyanne s’arrêta comme frappé par la foudre ; mais bientôt, il refit quelques pas vers le pont.

En voyant cela, la jeune fille monta sur la rampe, et étendit la main comme pour ordonner à son père de s’arrêter.

Qu’elle était belle alors ! Que son attitude était noble, majestueuse ! Comme ses yeux brillaient ! Quelles lueurs s’échappaient de ce front si blanc, sur lequel ondoyaient les noirs cheveux au souffle de la suave brise de la nuit ! La malheureuse jeune fille était folle ; mais la folie n’avait pas changé son visage, ni ne l’avait enlaidie en quoi que ce fût.

— Que fais-tu, Laure, ma fille ? — cria Pouyanne, s’arrêtant, saisi de terreur. — Descends, descends pour Dieu, fille de mon âme !

— Maudit ! Maudit ! — répondit de nouveau Laure d’une voix aussi ferme que la première fois.

Alors Pouyanne, fou de désespoir et, sans se rendre compte de ce qu’il faisait, fit deux ou trois pas dans la direction du pont, et au même instant Laure se jeta dans la rivière.

L’alcade resta immobile de terreur. Il aurait voulu se lancer dans la Nive pour sauver sa fille, mais il semblait cloué au sol, et sentait vaciller sa tête.

Cependant la jeune fille avait reparu sur les eaux ; elle embrassait le cadavre de Gaston d’Irube, et regardant son père avec des yeux enflammés, lui criait :

— Maudit ! Maudit !

Pierre de Pouyanne tomba à terre sans connaissance.



C’est à ce fameux alcade et amiral que, plusieurs années après ces événements, en récompense de ses nombreux et signalés services, le roi d’Angleterre Edouard III octroya le droit de percevoir un impôt sur chaque baleine que pêcheraient les vaillants harponneurs de Biarritz.

Malheureusement le roi ne pouvait lui rendre sa fille Laure, ni la paix de la conscience qu’il avait perdue.



  1. Ustaritz est dans le Labourd ce qu’est Guernica en Biscaye. Là était le fameux chêne à l’ombre duquel délibérait l’assemblée générale de la région.