Œuvres de Sully Prudhomme, poésies 1872-1878Alphonse Lemerre, éditeurPoésies 1872-1878 (p. 187-189).


Poésies Diverses




Le point du jour


C’est l’heure indécise où l’aurore
Annonce son prochain retour
Plus à l’âme qu’aux yeux encore,
Quand il ne fait ni nuit ni jour ;

Il semble que la terre épie
L’imminent baiser du soleil ;
C’est comme un arrêt dans la vie,
Un subit effroi du réveil.

Des hiboux et des rôdeurs traîtres
L’appel vague et rare a cessé,
Mais la rumeur de tous les êtres
N’a pas encore commencé ;

À peine un coq s’est fait entendre,
À peine fume un premier feu
Dans le ciel humide et si tendre
Qu’on ne sait s’il est blanc ou bleu ;

Sur la route flotte et s’allonge
Un lambeau d’errante vapeur
Qui semble en fuite comme un songe
À qui la lumière a fait peur :

La rosée, où ne s’illumine
Pas encore un seul diamant,
Sous une gaze blême et fine
Ensevelit le pré dormant ;

Comme un miroir de fiancée
Où tremblent des reflets de lis,
L’eau des ruisseaux est nuancée
Par la nacre des cieux pâlis.


En souriant à ses voisines,
Une fille aux yeux entr’ouverts
S’éveille dans les capucines
De sa fenêtre aux volets verts.

Mais un souffle léger s’élève :
Au brusque éclat du jour vainqueur
L’horizon tressaille et se crève,
Et tous les nids chantent en chœur !

Et là-bas sur la glèbe rose
D’où l’alouette prend l’essor,
Marchent dans une apothéose
Des bœufs de pourpre aux cornes d’or !