Les Éditions Variétés (p. IX-X).


« Ces derniers n’ont travaillé qu’une heure, et tu les
as traités comme nous, qui avons porté le poids du
jour
… »
(Évangile selon saint Matthieu,
chapitrexxe,versetxxxive.)

Il n’est pas de semaine que je n’entende : « Ah ! vous qui écrivez des livres, quel roman vous feriez si vous connaissiez mon histoire. »

Vous haussez les épaules. Vous souriez. Mais plus tard, à mesure que la vie vous apprend les hommes obscurs, vous savez que cela n’est point faux. Et que, secret pour tous, avec des pages que l’Homme lui-même n’ose point relire, sous la plume qui saurait le raconter, le roman de chaque Homme vaudrait les romans qui s’écrivent.

Cet ouvrier informe, assis en tas sur le seuil de sa porte ; cette femme qui, banale, attend au coin de l’Avenue un rendez-vous — affaires ? amitié ? amours ? drogues ? — ; le vieux qui, moi passé, ramassera furtivement la boîte, qu’il guigne ; quel film monotone, piqué de crimes, garni de prudents héroïsmes, longuement déroulé au long cours de leurs années, de quel film monotone ne sont-ils pas, ces gens sans couleur apparente, les réceptacles à jamais scellés.

Personne ne se trouvera pour raconter les joies et les tourments dont leur vie est tissue ; les remords de leur unique adultère en un lit sordide ; la tentation longuement goûtée devant l’étiquette. « Poison » sur une bouteille de l’armoire familiale ; la mince enveloppe de paye ramassée dans le dos d’un compagnon d’atelier. Et, pour dix d’entre eux sur cent, tout cela décuplé, centuplé ; le nouveau-né monstrueux qu’on a laissé mourir ; la petite fille brutalisée dont les yeux d’épouvante surgissent encore parfois dans le miroir du passé ; le testament brûlé près du cadavre encore chaud du père. Toutes les autres choses. Les imaginables et les inimaginables.

Même les simples malheureux, lentes victimes de destins sans aléas, savez-vous leur sort moindre que celui des créatures de roman ? et moins dignes d’être récités ?

Bien peu d’entre eux ont les épaules rompues, le front gravé, les pas crochus, les mains croûtées, le regard lourd de haine, de remords ou de fatigue.

Je raconte ici l’histoire d’un homme qui, comme tant d’autres, porta longuement le poids du jour et la chaleur.

RINGUET
Bien qu’ayant situé l’action de son livre en des lieux réels, l’auteur a pris avec la topographie et l’histoire toutes libertés qu’il a cru utiles ou commodes. Quant aux personnages, ils sont entièrement imaginaires. Leurs caractères physiques et moraux sont sans rapport aucun avec des individus actuels ou passés