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V


Florence, Messieurs, c’est la patrie du Dante, parvi Florentia mater amoris, comme disait le grand exilé, et le Dante est le roi des poètes modernes, des poètes de grand vol et de profonde tristesse. Byron l’a chanté le premier dans notre siècle, et son influence se fait sentir dans toutes les créations poétiques de notre époque, mais nulle part plus que dans nos poètes polonais. Cela n’a rien qui doive surprendre. L’inspiration qui a produit la poésie du Dante c’est l’amour de la patrie et la douleur de l’exil ; les mêmes éléments ont donné naissance à notre poésie du XIXe siècle. Et il y aurait une curieuse étude à faire sur les emprunts faits par Mickiewicz et Krasinski surtout à la Divine Comédie.

Comment Slowacki se serait-il soustrait à cette attraction, lui qui, sans le vouloir peut-être, avait déjà, dans Anhelli, fait comme une réduction de la Divine Comédie. Anhelli n’est-il pas le Dante ? La Sibérie qu’il parcourt sous la conduite du Schaman ne ressemble-t-elle pas par quelques points à l’enfer où Virgile guide le poète florentin, et cette Eloa qui apparaît à la fin, n’a-t-elle pas quelque chose de l’angélique auréole de Béatrice ? Cette fois, l’imitation fut plus directe, et pour cette raison même, je le suppose, beaucoup moins vraie, beaucoup moins vivante. l’Enfer de Piast Dantyszek est inférieur aux antres œuvres du poète : l'humour polonais du bon Szlachcic qui va se plaindre à Dieu portant à sa ceinture les quatre tètes de ses fils morts pour la patrie et qui les lance tour à tour contre les grands criminels qu’il rencontre sur sa route, si bien qu’il n’arrive pas jusqu’au tribunal divin pour y lire sa protestation contre le meurtre de la Pologne — ne semble pas en situation. Cet enfer grotesque sur les douleurs de la patrie, malgré des parties d’une profonde émotion qui tranchent sur des saillies un peu bouffonnes, nous paraît choquant en un pareil sujet, et nous regrettons de voir des perles de poésie jetées çà et là dans ce véritable chaos poétique, espèce de cauchemar fiévreux et délirant du poète : l'Enfer de Dantyszek fut publié sans nom d’auteur : Slowacki sentait probablement mieux que personne que cet ouvrage n’ajouterait rien à sa gloire.

En 1838, de retour à Paris, le poète publie Anhelli, les Trois Poèmes et l’Enfer, puis en 1840, Balladyna, Mazeppa et Lilla Weneda, suivie du Tombeau d’Agamemnon, et par cette succession rapide de publications, il réveille la critique encore sceptique et malveillante, mais enfin réveillée ; c’est le point principal. Le poète va avoir des adversaires à combattre : la lutte le fera connaître, sa gloire va commencer, et le poème de Beniowski consacrera définitivement cette gloire qui a tant tardé à venir.

Mais n’anticipons pas. Il nous faut dire au moins quelques mots de chacune des œuvres nouvelles. Balladyna, je commence par le déclarer, est difficile à résumer. C’est une tragédie, mais une tragédie populaire, ballade mise en action, aussi simple de thème et d’accent que les légendes du peuple, mais aussi compliquée, aussi touffue que toutes les œuvres primitives, qu’une épopée du moyen âge ou qu’une cathédrale gothique. On peut dire de cette œuvre, sans exagération, qu’elle contient tout un monde : la nature y est animée, les lacs ont leurs nymphes ( Goplana), les nymphes leurs sylphes (Chochlik et Skierka), les forêts leurs arbres vivants, et ces puissances capricieuses et inconscientes se mêlent aux actions des hommes, se jettent au travers de leurs projets, les font échouer ou réussir contrairement à toute logique et à toute justice, mais d’une façon conforme à la réalité ordinaire.

Quant aux êtres humains, le noble chevalier Kirkor et la douce Alina, le vieux solitaire Popiel et la vieille mère aveugle, tous les êtres bons et généreux tombent victimes de l’ambition effrénée, criminelle d’une femme, cette Balladyna effrayante qui, poussée par sa nature perverse autant que par les circonstances, est fatalement conduite de crime en crime : elle tue sa sœur pour devenir comtesse, chasse sa mère pour ne pas avouer qu’elle est la fille d’une paysanne, poignarde son ancien amoureux Grabietz pour avoir la couronne que la nymphe du Goplo a donnée à ce paysan rougeaud dont elle est éprise à l’imitation de Titania, fait pendre le solitaire parce qu’il a surpris son secret, fait tuer son mari qui l’empêche d’arriver au trône, empoisonne son amant von Kostryn, qui lui a conquis ce trône et voudrait le partager avec elle ou le garder pour lui seul, fait mourir dans les tortures sa mère qui ne veut pas dire devant les juges le nom de sa fille coupable — et enfin, devenue reine, appelée à juger tous les forfaits qu’elle a commis et dont l’auteur est resté inconnu, se voit forcée de se condamner elle-même à mort quatre fois de suite, sachant que la sentence ne peut être exécutée. Elle l’est cependant, et par le ciel : la foudre la réduit en cendres sur son trône d’un jour.

Il y a dans ce caractère de Balladyna une étrange puissance, un démonisme dont le personnage de lady Macbeth ne donne qu’une faible idée ; à lady Macbeth il faudrait joindre Gonerille et Régane du Roi Lear pour obtenir cette femme qui est un monstre, et ce monstre qui cependant et malgré tout est une femme, oui, et même mieux que cela, une sorte d’idéal de la femme — j’entends de la femme perverse et passionnée, poussée et entraînée, allant jusqu’au bout ou roulant jusqu’au fond de toute passion et de tout crime.

Mais ce n’est pas là seulement qu’est la beauté de l’œuvre, c’est surtout dans ce sentiment intense, profond de la nature, dans cette puissance magique, dans ce don de vivifier tous les êtres pour ainsi dire noyés dans le grand tout, de faire palpiter l’âme des choses et de donner à tout une voix, une harmonie, un cœur vivant et aimant de créer avec des mots, et, mieux que cela, avec des faits mis en action, mis en drame, une immense symphonie en quelque sorte panthéistique qui s’élève comme l’hymne aux mille voix de la mère Nature, et qui, composée des tons les plus divers, les plus contradictoires en apparence, les plus fantastiques et les plus invraisemblables pris isolément, constitue pourtant une harmonie d’une pureté inouïe et d’une réalité saisissante. C’est, a-t-on dit, une imitation du Roi Lear et du Songe d’une nuit d’été. Oui, sans doute, il y a dans Balladyna des réminiscences de Shakspeare, mais il y a bien d’autres réminiscences : il y a comme un écho de tout ce que le poète a entendu dans son enfance, hommes et choses, de tout ce qu’il a vu depuis, de tout ce qu’il a lu, de tout ce qu’il a rêvé, de tout ce qu’il a aimé, de tout ce qu’il a pensé — et qu’importe d’où il a tiré chaque détail, si l’ensemble est nouveau, vivant, animé — et porte l’empreinte de l’éternelle beauté ?

Cela nous suffit à nous pour admirer : mais cela ne suffisait pas aux critiques d’alors. Cette œuvre leur paraissait une monstruosité, un mélange absurde de tous les genres, du plaisant et du tragique, du chrétien et du païen, — et ils s’obstinaient à disséquer les détails, à noter les invraisemblances, comme eussent fait des critiques du XVIIe siècle de l’école d’Aristote et de Boileau. Au fond, le grand tort de Slowacki, c’était d’avoir innové, d’être sorti de la route frayée par Mickiewicz, de créer un genre inconnu, de déranger les habitudes d’esprit de ces moutons de Panurge qui constituent — je ne dis pas le public, toujours plus intelligent parce qu’il suit ses impulsions naturelles — mais le troupeau des critiques de profession. Et il se trouve justement (c’est d’ailleurs l’ordinaire) que ce qu’ils blâment dans Slowacki est précisément ce qu’admire la postérité.

Je passerai rapidement sur Mazeppa. C’est un drame comme beaucoup d’autres drames, qui a sur Balladyna l’avantage de pouvoir être facilement joué sur la scène, de ne choquer en rien les idées reçues en matière de théâtre, qui d’ailleurs rappelle un peu l'Othello de Shakspeare, et, sauf quelques scènes inutiles, est bien construit et bien écrit. J’aime mieux Balladyna, mais je comprends qu’un directeur de théâtre préfère Mazeppa.

Lilla Weneda est, dit-on d’ordinaire, une sorte de pendant ou d’introduction à Balladyna. Il est possible que cela ait été l’intention de Slowacki ; mais pour ma part, je ne vois entre ces deux œuvres qu’un seul point de ressemblance, c’est qu’elles sont placées toutes les deux dans l’époque fabuleuse de l’histoire de Pologne, D’ailleurs, ni par le ton général, ni par le coloris, ni par l’inspiration il n’y a entre elles non seulement aucune parenté, mais aucune analogie même la plus lointaine : on les dirait écrites par deux auteurs de génie opposé. Nous avons déjà vu que l’esprit de Slowacki, comme il était la fécondité même était aussi la mobilité même.

Ce drame sombre, émouvant, terrible qui nous fait assister à la chute de la nation tout entière des Vénèdes, malgré l’héroïsme de ses guerriers, la poésie de ses bardes, l’enthousiasme farouche de sa prêtresse Roza Weneda, le dévouement admirable, chrétien, virginal de Lilla, fille cadette du roi Derwid, — et cela parce que c’est écrit dans le livre des destins, parce qu’une transformation est nécessaire pour l’avènement d’une idée nouvelle, de l’idée chrétienne, — ce drame ressemble plus au développement d’une thèse historique et philosophique qu’à une étude de la nature et du cœur humain.

Les élans lyriques du chœur des Bardes, les cris de haine et de vengeance de R oza nous émeuvent profondément parce que la situation des Vénèdes n’est pas sans analogie avec la nôtre : les dialogues entre Gwinona, la terrible Scandinave qui fait marcher comme une toupie son bonhomme de mari, Lech, héros de la trempe de Sobieski, héros partout excepté devant sa femme, et les victimes de sa férocité, le vieux roi Derwid surtout, — nous touchent profondément parce que nous compatissons toujours au malheur et au malheur supporté avec héroïsme ; nous sommes surtout sympathiques à la poésie qui se détache du rôle de Lilla, cet ange de pureté qui traverse les horreurs du drame en y laissant une traînée de lumière ; nous rions des naïves prédications du bon saint Gwalbert et des boutades poltronnes et égoïstes de son serviteur Slaz : mais, malgré toutes ses beautés de détail, l’œuvre dans son ensemble nous parait pins étrange que vraie, un peu heurtée et incohérente, inférieure comme composition et comme exécution à Balladyna, bien que trahissant encore un génie dramatique de premier ordre.

Nul doute, en effet, que Slowacki ne fût admirablement doué pour le théâtre : dès ses premiers essais Mendog et Marie Stuart, le second surtout, cela est évident ; le troisième acte de Kordian contient déjà des scènes de toute beauté ; Balladyna el Lilla Weneda ne sont malheureusement pas faites pour être représentées, au moins dans leur totalité. Mais Mazeppa et, parmi ses œuvres posthumes, Beatrix Cenci (qu’il avait d’abord écrite en français, puis qu’il refit en polonais) et sa comédie les Incorrigibles, sans parler des autres fragments dramatiques le Crâne d’or, Horsztynski, etc., publiés par M. Malecki révèlent un véritable dramaturge. Mais aucune de ses pièces n’ayant été représentée de son vivant, il lui manqua cette expérience personnelle, cette critique du poète par le public que rien ne peut suppléer, et, à défaut de laquelle, il manque toujours à l’œuvre théâtrale la perfection dernière, définitive, c’est-à-dire la mesure dans la force, dans l’ordonnancement des parties et dans le nuancement des effets.