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IV


Les deux poèmes que nous venons d’analyser sont de 1831-35. En 1836, des parents de la mère de notre poète arrivent en Italie, et Slowacki après bien des difficultés, obtient un passeport pour aller les rejoindre. Vous raconterai-je ses impressions, son séjour à Sorrente, à Naples, et dans cette dernière ville sa liaison avec Sig. Krasinski ? Rien de tout cela à coup sûr n’est indifférent pour bien comprendre le développement toujours croissant du talent du poète. Mais le temps nous presse. Ce que nous pouvons dire, c’est qu’il ne cesse pas de produire. Balladyna date de cette époque, Mazeppa est sur le chantier, et le Venceslas des Trois poèmes est composé à Sorrente d’après les récits de Krasinski, mais, il faut le dire, sans grand respect de la vérité ni de la vraisemblance, quoique avec une grande perfection de style et de poésie.

Ce voyage d’Italie l’a mis en goût : il a vu l’Orient en rêve, il veut le voir en réalité : plusieurs de ses compatriotes partent pour la Grèce, de là pour l’Égypte et la Syrie, il les accompagnera. Depuis Byron et Chateaubriand, ce voyage est de tradition pour tout poète qui se respecte. Lamartine l’a fait : pourquoi Slowacki ne le ferait-il pas ? Les voyages de Slowacki ont d’ailleurs été féconds pour la littérature : ni le Child Harold de Byron, ni l'Itinéraire de Paris à Jérusalem ne nous semblent éclipser les fragments de son poème Voyage en Orient, d’où est tiré le fameux morceau intitulé Grob Agamemnona (le Tombeau d’Agamemnon), ses Épîtres égyptiennes sur les pyramides et enfin son poème le plus parfait, qu’il a appelé Ojciec zadzumionych et que je traduis « la Peste au désert ».

Ce sont là les Orientales de Slowacki, et, en vérité, sans vouloir en rien diminuer la gloire du grand poète qui chante encore, seul survivant de la grande époque, et dont la voix est toujours si puissante, nous pouvons dire que ces Orientales de Slowacki sont plus dignes de ce nom que celles de Victor Hugo : c’est qu’elles sont vues et vécues, véritablement senties et véritablement peintes. Et d’abord ce Voyage en Grèce, malheureusement inachevé, écrit en sizains, d’une grâce, d’une facilité, d’un esprit qui sont une révélation pour le lecteur qui vient de s’enivrer du vin capiteux d’Anhelli et de Kordian, ou du divin hatchich, du philtre divin de En Suisse ! Quelle étrange souplesse de talent ! Voici maintenant on ne sait quel mélange de Pulci, de Byron et d’Alfred de Musset, voici le vin léger, mousseux, pétillant de la fantaisie la plus brillante…. et pourtant au fond de la coupe on trouve toujours la goutte d’amertume, la douleur du patriote, le regret de la patrie absente, le souvenir des premières années et des premières amours ; et puis parfois, comme dans le Tombeau d’Agamemnon, cette amertume déborde, éclate, inonde tout, et se répand en strophes désespérées, où la douleur va presque jusqu’au blasphème, où l’amour blessé pour la Patrie va presque jusqu’à la malédiction.

Il est à regretter que ce poème n’ait pu être terminé : mais ce qui en reste, suffirait à faire la célébrité d’un autre que Slowacki. La Grèce antique, et la Grèce contemporaine s’y retrouvent vues et senties par un exilé polonais avec la tristesse d’un Dante et la raillerie légère d’un journaliste parisien.

Que dire des deux épîtres égyptiennes, la Visite des Pyramides et la lettre écrite sur le Nil ? On ne saurait rien imaginer de plus parfait que ces descriptions si sobres et si grandioses, si lumineuses et si simples, où le coloris du vers reproduit si exactement l’effet du paysage, où le détail précis comme dans un guide, précède et amène toujours la réflexion philosophique juste et profonde, où rien ne détonne, où tout se fond dans une puissante harmonie.

Toutefois, le chef-d’œuvre oriental du poète, c’est, comme nous l’avons dit, la Peste au désert. — La scène se passe à El-Arish, entre l’Égypte et la Syrie, alors réunies sous le sceptre ou plutôt sous le glaive de Méhémet-Ali, et entre lesquelles le pacha avait établi une quarantaine. Slowacki fut soumis à cette quarantaine, qu’il a merveilleusement racontée dans la préface de son poème, car il eût été un de nos premiers prosateurs, s’il n’eût été un de nos plus grands poètes, et c’est pendant son séjour au désert, que le docteur de la quarantaine lui raconta l’histoire qu’il a immortalisée. Rien de plus simple que cette histoire : un Arabe est arrivé à El-Arish avec sa femme et ses sept enfants : au bout de quelques jours, son fils aîné est mort de la peste — et la nuit suivante, deux de ses filles y ont succombé à leur tour. Puis son troisième fils est atteint et meurt entre ses bras. — Le second fils le suivit bientôt, le moins aimé de la famille, le moins pleuré après sa mort. Au bout de dix jours d’angoisses, sa troisième fille, la plus charmante, s’éteint également — et elle était belle comme un ange après sa mort ! — Il ne restait plus que le dernier né que nourrissait encore la mère, et qui, cinq jours après sa sœur, fut aussi frappé comme de la foudre. Le père et la mère restaient seuls, quand vinrent les médecins de la quarantaine ; on leur ordonna de se frapper la poitrine à l’endroit où la peste jette les premiers germes — et la mère tomba morte. — L’Arabe échappe seul au fléau, et c’est lui qui, dans le poème, raconte ces morts successives et termine ainsi son récit. « Maintenant j’ai neuf chameaux prêts à partir ; regarde, et huit selles sont vides. Il ne me reste plus rien — que Dieu seul… Voilà mon cimetière, et voici mon chemin. » — Tel est le fait — et maintenant, lisez le poème. Il n’est pas long — quatre cents vers tout au plus. —Mais dans ces quatre cents vers, le poète a mis tant d’art, tant d’émotion, tant de variété dans l’expression de la douleur, il a si bien ménagé le crescendo sublime de cette douleur immense, il a donné au récit une telle simplicité biblique, il a décrit le désert avec une telle grandeur, il a choisi ses détails avec une telle sobriété et une telle justesse, et enfin il a parlé une langue si pure, si belle, si harmonieuse, que ce poème restera comme expression de la douleur morale, égal, sinon supérieur à ce qu’est le groupe de Laocoon comme expression de la douleur physique : un nec plus ultra, un sommet de l’art, un inimitable chef-d’œuvre.

Des commentateurs trop ingénieux ont cherché dans cette œuvre je ne sais quel symbolisme, je ne sais quelles allusions à la Pologne, cette mère qui voit périr aussi tous ses enfants ; mais c’est rapetisser les œuvres du génie, que de les rabaisser au niveau d’allégories. Que cette expression de la douleur morale, rappelle en même temps que toutes les douleurs de ce genre la grande angoisse de la Rachel des nations pleurant ses enfants, et ne voulant pas être consolée, que telle imprécation du père se plaignant à Dieu, semble un écho affaibli des imprécations du Konrad des Aïeux dans l’improvisation, cela est naturel, mais que l’on attribue à Slowacki une intention formelle qu’il n’a pas eue, ceci prouve un parti pris inexplicable et dangereux.

Ce poème fut vraisemblablement composé sur le Liban dans le couvent de Maronites où le poète séjourna pendant quelque temps, après sa visite au Saint-Sépulcre. Ce fut la dernière étape de son voyage d’Orient. Un vaisseau le ramena à Livourne, et il passa l’année 1838 en Italie, et surtout à Florence.