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II.  ►


I


Jules Slowacki naquit à Krzemieniec (Volhynie) le 23 août 1809. Son père, Eusèbe Slowacki, enseignait la littérature polonaise à ce fameux lycée de Krzemieniec fondé par Czacki, et d’où sont sortis tant d’hommes illustres et d’éminents patriotes. Eusèbe Slowacki, plus tard appelé à enseigner à l’Université de Wilna (1812), était lui-même un littérateur distingué, voire même un poète, poète classique bien entendu, et qui avait poussé l’amour de la littérature française jusqu’à l’héroïsme : il avait traduit en vers polonais la Henriade de Voltaire ! Ajoutons qu’il cultivait aussi la littérature dramatique et qu’il avait composé une tragédie classique (à la Voltaire encore) sur Mendog, ce grand-duc de Lithuanie qui se fit chrétien pour devenir roi, et s’empressa bien vite de retourner au paganisme pour se soustraire à la tyrannie de l’ordre teutonique : les apôtres l’avaient dégoûté de la religion. Cette tragédie valait-elle Zaïre ou Mahomet ? Je l’ignore, mais j’ai cru devoir en dire un mot pour bien montrer quel genre d’action les œuvres du père ont pu avoir sur le fils ; en effet, un des premiers essais de Jules Slowacki est aussi un Mendog (Mindowe) ; mais la tragédie classique est devenue drame romantique ; le xixe siècle a heureusement remplacé le xviiie.

Cependant l’influence des études classiques se retrouve dans Slowacki comme aussi dans Mickiewicz, et cette fois encore cette influence a été salutaire : si l’on reconnaît dans le vers magistral de Mickiewicz la perfection de forme du vers virgilien, on entend également dans telle tragédie de Slowacki (Balladyna et Lilla Weneda par exemple), comme aussi dans quelques-unes de ses poésies lyriques (entre autres, le Tombeau d’Agamemnon), un écho lointain de Sophocle et d’Eschyle : d’autre part nous apprenons par ses biographes que notre poète, à l’âge de neuf ans, pleurait en voyant, dans le XXIVe chant de l’Iliade, Priam aux pieds d’Achille, et nous trouvons dans ses œuvres posthumes des fragments de traduction du Ier, du XVIIe et du XXIe chant de cette même Iliade, dont la perfection prouve la profonde impression laissée dans l’esprit du poète par ses premières études sur l’antiquité grecque. Mickiewicz et Slowacki, voilà deux exemples bien frappants d’une vérité trop méconnue de certains parnassiens de nos jours : c’est que la poésie romantique n’a atteint toute sa perfection que chez les écrivains qui connaissaient et admiraient l’antiquité classique : Gœthe, Byron et Victor Hugo en sont aussi la preuve.

A cela se réduit, croyons-nous, l’influence probable d’Eusèbe Slowacki sur le développement intellectuel de son fils, et encore est-ce dans son souvenir et dans la lecture de ses œuvres et non pas dans ses leçons, que notre poète a puisé ces enseignements, car il perdit son père à l’âge de cinq ans.

Bien plus grande et bien plus décisive a été l’influence de sa mère, Salomée Januszewska. On a souvent remarqué que beaucoup d’hommes de génie devaient surtout à leur mère la plupart de leurs qualités et peut-être aussi de leurs défauts : jamais cette observation ne fut mieux justifiée que pour Jules Slowacki.

Cette sensibilité extrême, parfois maladive, ce culte de l’idéal sous toutes ses formes, aussi bien dans l’art que dans la religion et le patriotisme, cette délicatesse raffinée, subtile quelquefois, qu’il porte dans l’analyse de ses sentiments comme dans le nuancement de ses pensées, toutes ces qualités exquises, mais plus féminines que viriles, étaient à coup sûr un héritage de sa mère, et en même temps un résultat de son éducation.

Son amour immense de la gloire (il avait à peine huit ans qu’il demandait à Dieu de le faire poète et de lui donner la gloire après sa mort), passion qui fit la force et le tourment de sa vie, et d’où procède en partie sa vocation poétique, était aussi nourrie en lui par l’affection exaltée, noblement orgueilleuse, de cette mère qui avait concentré sur son fils unique toutes les ardeurs de son âme. Il lui a été donné de voir avant de mourir se réaliser son rêve de grandeur et d’immortalité pour le Benjamin qu’elle avait tant choyé dans son enfance, et qu’elle avait perdu, hélas ! si tôt par l’exil, sans qu’il lui fût donné de le revoir, si ce n’est pendant huit jours à peine, quelque temps avant sa mort prématurée. Mais de loin comme de près elle veillait sur lui avec une sollicitude, une tendresse jalouse et passionnée ; dans toutes les circonstances graves de sa vie, quelle que fût la résolution qu’il avait à prendre, il lui demandait conseil ; et toujours elle lui donna franchement son avis, même sur ses œuvres poétiques, approuvant quelquefois, critiquant plus souvent encore, et forçant ainsi le poète à travailler toujours pour se perfectionner, et à justifier ses hardiesses, qui étonnaient parfois et effrayaient presque son bienveillant Aristarque. Elle était donc à la fois pour le poète une mère et une muse. Sa mère et sa patrie, tels furent en effet les deux amours dominants qui inspirèrent Jules Slowacki, et nous n’en connaissons pas de plus nobles, de plus purs, de mieux faits pour élever l’âme d’un poète au-dessus des fanges de la vie réelle vers cette sphère idéale où réside exclusivement la véritable poésie.

Mais ce ne furent pas ses seules amours. Précoce en toutes choses, celui qui composa un drame à dix-huit ans n’attendit pas cet âge pour avoir son roman de jeunesse. Sa mère s’étant remariée à un professeur de l’Université de Vilna, le docteur B…, veuf lui-même et père de deux filles plus âgées que Slowacki, et qui le gâtèrent presque autant que sa mère elle-même, il distingua parmi les compagnes de ses sœurs une jeune fille, Mlle Louise S…, qui était âgée de quelques années de plus que lui. L’enfant de quinze ans s’éprit de cette jeune fille… Vous le savez, c’est encore le sort des poètes. Amoureux des étoiles, ils lèvent toujours les yeux plus haut qu’il ne faut, ils veulent toujours réaliser l’impossible, et dans la vie de presque tous on trouve dès le début quelque rêve de ce genre cruellement déçu, quelque blessure au cœur qui ne se guérit jamais entièrement. Ce n’est pas à nous de nous en plaindre : c’est à ces amours, insensés selon le monde, que nous devons les plus belles créations de l’art. La Béatrice du Dante, la Laure de Pétrarque, comme celle de Mickiewicz (faut-il y ajouter la Béatrice de Krasinski ?), ne sont-elles pas, après tout, les muses réelles qui ont remplacé les filles de Mémoire de l’antiquité ? Et devons-nous regretter qu’au prix même de cruelles souffrances il ait été donné à Slowacki d’ajouter à ce chœur d’immortelles, à ces anges de la poésie, une sœur de plus dans la personne de cette Louise qu’à toutes les époques de sa vie il chante sans cesse dans ses heures de méditation, dans ses élans d’amour vers le passé, vers sa jeunesse envolée, vers sa patrie perdue ?

Sans doute plus d’une fois le poète rencontra dans sa vie d’autres consolatrices ; il en est jusqu’à quatre que je pourrais nommer ; à Paris, à Genève, dans les montagnes de la Suisse, à Florence enfin, son cœur fut troublé, son imagination enflammée. Cependant aucun de ces amours, même celui auquel nous devons l’admirable poème intitulé W. Szwajcarji (en Suisse), ne put lui faire oublier le premier ; et nous ne croyons pas aux raisons données par les biographes pour expliquer que Slowacki ait reculé toujours devant un aveu définitif, devant le Rubicon d’une demande en mariage : c’était orgueil, disent-ils, ou crainte du ménage et de ses charges. Non, c’était bien plutôt l’image toujours vivante de l’amante des premières années, chassant les vains fantômes qui prétendaient lui succéder dans le cœur du poète. Consolatrices, peut-être, pour un temps : mais consoler n’est pas guérir, et la première blessure était incurable. Et puisqu’il n’avait pu réaliser son idéal en épousant l’objet de son premier et poétique amour, je suis presque heureux, je l’avoue, que Slowacki n’ait pas cédé à « l’occasion, à l’herbe tendre », et qu’il n’ait pas fini, comme d’autres, par tomber dans la prose de ce que l’on appelle, je ne sais pourquoi, un mariage de raison. Il se plaint dans son testament d’avoir vécu seul et de ne laisser « aucun héritier, ni pour sa lyre ni pour son nom, et de savoir que ce nom passera comme un éclair et ne laissera qu’un vain son se propageant à travers les générations [1] ». Sans doute, ô poète, cette solitude est triste, sans doute il est doux, à l’heure de la mort, d’être entouré d’enfants qui vous continueront, de contempler, comme vous le dites, le développement des plantes printanières et d’avoir une heure de calme ». Mais, à coup sûr, plus grands, plus poétiques dans leur solitude désolée, ont été les Dante, les Pétrarque et Slowacki lui-même, que les génies aux prises avec les réalités de la vie pratique, et ne possédant pas les qualités, moins idéales mais plus sérieuses, qui sont nécessaires à la vie de ménage. N’est-ce pas assez que d’avoir pour amantes la Patrie et la Muse et pour famille la postérité ? Amantes idéales et famille idéale, il est vrai, mais l’idéal n’est-il pas votre domaine ? Hors de là, vous n’êtes plus chez vous.

Je ne puis quitter les premières années de la vie de notre poète, sans dire encore un mot de ses études dans ce même Vilna, que nous avons vu si grand, si sublime et si martyrisé dans les Aïeux de Mickiewicz, entre les philarètes et Nowosiltzow. Slowacki était trop enfant en 1822-1823 pour avoir pris part à cette lutte d’une jeunesse enthousiaste contre l’oppression : l’écho seul en était venu jusqu’à lui, et lui avait laissé une impression doublement triste et douloureuse. Il avait souffert, comme tout Polonais, des souffrances des prisonniers et des exilés, et de plus, son beau-père, qui, comme la plupart des hommes plus âgés et plus sérieux, blâmait l’attitude généreuse, mais imprudente d’après lui, de la jeunesse d’alors, étant mort frappé de la foudre pendant la persécution, c’en fut assez pour que l’imagination populaire vît là un jugement de Dieu, une punition de cette tiédeur. Slowacki devait à deux reprises être blessé dans ses affections les plus intimes par le souvenir de cet événement, rappelé, à Varsovie d’abord, par Lelewel, non sans prévention injuste contre le docteur B…, et non moins injustement immortalisé par Mickiewicz, à Paris, dans son poème des Aïeux.

Mais s’il arrivait trop tard pour la lutte politique, Slowacki arrivait à temps pour la lutte littéraire. C’est au milieu du mouvement romantique qu’il fit toutes ses études. Byron surtout, avec Gœthe et Schiller, furent ses dieux comme ceux de ses devanciers, et ces devanciers furent pour lui des émules qu’il se jura bien d’égaler s’il ne pouvait pas les surpasser. Nous verrons qu’il devait tenir parole.

En 1827, ayant achevé ses études, il fit un court voyage dans son pays natal, à Krzemieniec, revit les bords de l’Ikwa, puis se rendit, comme Zaleski, comme Goszczynski, comme Malczewski précédemment, à Varsovie, devenue maintenant tout ensemble le centre de l’agitation politique et du mouvement littéraire. Il s’y trouvait encore quand éclata la révolution du 29 novembre. Plus heureux que Mickiewicz, il put, au début du moins, animer les combattants de ses chants patriotiques. L’hymne Boga Rodzica, le Kulik, le Chant de la Légion de Lithuanie, sans parler de son Ode à la liberté, sont de cette époque, et le Kulik, entre autres, est déjà un chef-d’œuvre. Le malentendu avec Lelewel, auquel j’ai fait allusion tout à l’heure, l’obligea ensuite de quitter Varsovie, mais il fut chargé d’une mission diplomatique pour Londres et il continua ainsi, jusqu’à la fin de la lutte, à servir la cause de l’insurrection.

  1. Testament, voyez à la fin du volume.