Le Poème symphonique/Chapitre V

Larousse (p. 78-90).

CHAPITRE V

LES CONTEMPORAINS

Dans les pays septentrionaux, Grieg a été un musicien d’un accent national trop prononcé pour ne pas évoquer, dans une œuvre symphonique, un héros légendaire de sa patrie, Sigurd Jorsalfar. Mais il n’était pas l’homme des développements soutenus, et dans cette œuvre, où manque d’ailleurs l’allégorie ou le symbole du poème symphonique, on ne retrouve pas l’émotion ni la couleur de Peer Gynt ou des Danses norvégiennes.

En revanche, la poésie musicale dicte trois œuvres de Jan Sibelius, où l’âme et le caractère de son pays finlandais se reflètent avec une fidélité qui, à elle seule, suffit à faire le programme d’un poème. D’après le titre de Finlandia, chaque auditeur retrouve dans des thèmes populaires, exposés avec une solennité fervente et quasi religieuse, sa patrie familière et glorieuse, au cours d’une histoire traversée de luttes héroïques. La Valse triste exprime avec délicatesse la mélancolie qui peut rôder parmi les rythmes et les échos d’une fête. Enfin, le Cygne de Tuonela évolue lentement, avec sérénité, sur le lac légendaire que la Finlande imagine au séjour des morts. Dans tout cela, nulle description de détail, mais une rêverie contemplative, un peu assoupie, sinon engourdie par l’étendue des plaines neigeuses, la longueur du sommeillant hiver, l’indécision crépusculaire du septentrion entre le jour et la nuit, qui se pénètrent presque, au lieu de se succéder. Poésie où les lèvres closes de la musique parlent un langage plus profond que les mots de la parole et qui justifie en l’illustrant, toute forme à part, le principe même du poème symphonique.

César Franck et son école, en particulier Vincent d’Indy, ont subi pendant une courte période l’influence du romantisme allemand où ils puisaient des sujets de compositions symphoniques et écoutaient les échos de la « gorge aux Loups » du Freyschütz. Franck lui-même donnait, en 1882, le Chasseur maudit, d’après une ballade de Bürger, page vigoureuse et pittoresque, où s’opposent avec une force symbolique le cor d’une chasse sacrilège et les cloches qui appellent à la prière, avant que l’obstination impie du chasseur qui viole la sainteté du dimanche ne le voue à la malédiction et à l’Enfer[1].

Il avait été précédé de cinq ans par la Lénore où le rare musicien que fut Henri Duparc interprète une légende de Bürger[2] où il y a aussi une chasse fantastique, mais sans symbole.

Cette phase d’influence germanique fut peut-être pour Vincent d’Indy sa meilleure époque, puisqu’il lui doit, outre le Chant de la Cloche, son Wallenstein, « trilogie » symphonique d’après le drame de Schiller[3]. Comme, la veille, dans Lénore et, le lendemain, dans le Chasseur maudit, il y a une chevauchée fabuleuse dans sa Forêt enchantée (1878) d’après Uhland. Cela fait beaucoup de galops nocturnes en si peu d’années chez trois artistes du même groupe. Une telle répétition nous montre les compositeurs de poèmes symphoniques exposés à l’abus du poncif. Pittoresque et mouvementée dans la peinture du « Camp de Wallenstein », fervente pour chanter les amours de « Max et Thecla », grave à la « Mort de Wallenstein », la trilogie de Vincent d’Indy est une de ses œuvres les plus fortes, mais sa division en trois morceaux et son parallélisme avec les péripéties d’un drame en font tout autre chose qu’un véritable « poème symphonique ».

Sa Saugefleurie, comme la Viviane d’Ernest Chausson, autre élève de Franck, sont des « légendes » qui ramènent l’inspiration poétique et musicale d’Allemagne en France et du Harz à Brocéliande[4].

Plus tard, d’Indy analysera, avec la méthode la plus judicieuse, les impressions que laisse, le matin, l’après-midi et le soir, un Jour d’été à la montagne. Mais c’est encore un triptyque et non un poème symphonique, malgré la transformation adroite d’une robuste marche qui, le soir, ramène chez lui le travailleur, en un thème de pieuse méditation, avant le repos du sommeil[5]. Quant aux Souvenirs, dédiés par lui à la mémoire de la « bienaimée » (c’était sa première femme), le lyrisme appliqué en reste trop subjectif[6] et trop mat pour que l’on compte cette page, d’une inspiration d’ailleurs si respectable, au nombre des véritables poèmes symphoniques, où le lyrisme doit s’épanouir, pour se faire plus communicatif et plus objectif.

Deux poèmes symphoniques français de cette période marquent particulièrement : l’Apprents sorcier de Paul Dukas et la Procession nocturne d’Henri Rabaud[7].

Die ich rief, die Geister,
Werd’ ich nun nicht los !

(« Les esprits que j’ai appelés, je ne puis plus maintenant m’en débarrasser »), cette moralité qui, chez Gœthe, élève une amusante ballade au rang d’apologue souverain, se vérifie chaque jour dans tous les domaines, où elle est devenue proverbiale, mais elle ressortit à la plus hautaine réflexion, non au cœur, ni au sentiment : elle échappe ainsi à la musique. Dukas était un artiste trop intelligent pour ne pas s’en aviser. Il n’a donc pas fini sur quelque phrase de conclusion grave et prédicante, comme le Saint François de Paule de Liszt ou le Phaéton de Saint-Saëns, mais par la formule magique qui ramène l’ordre, sans commentaire. Il n’a retenu de son sujet que l’élément pittoresque, le traitant d’ailleurs avec beaucoup d’imagination, d’esprit, d’éclat et d’art, que ce soit dans le mystère de la formule cabalistique qui déchaîne la danse du balai et le déluge du seau, dans le rythme boiteux de ce balai, accentué par la lourdeur goguenarde du basson ou dans l’inondation étalée sur le plancher de l’atelier en sabbat. Pour bien marquer dès l’abord son propos, pour en circonscrire les limites, il n’a eu garde de donner à l’Apprenti sorcier le titre de « poème symphonique » : il s’est borné à celui de « scherzo ».

La Procession nocturne d’Henri Rabaud reprend, au contraire, sous ce titre de « poème symphonique », une scène déjà traitée par Liszt dans un de ses deux « épisodes », d’après le Faust de Lenau[8]. D’où vient cette différence de titre, « épisode » et « poème symphonique », entre deux ouvrages où la nature du sujet a dicté un plan analogue : solitude mélancolique de Faust, passage et chant du pieux cortège, poignante amertume de Faust, dans cette nostalgie d’une foi naïve que lui inspirent la vue et le cantique des pèlerins ? Peut-être y a-t-il là un peu plus qu’une vaine question de terminologie. Liszt emprunte à la liturgie romaine, pour le cantique, le texte littéral du Pange lingua. Cette application exacte donne à la scène musicale un caractère documentaire qui ne la prive, certes, ni de poésie ni d’émotion, mais de cette liberté imaginative où il voyait le ressort essentiel du poème symphonique[9]. Chez Henri Rabaud, au contraire, le thème du cantique :


\language "italiano"

\layout {
  indent = 0 \mm
  short-indent = 0 \mm
  line-width = 12.5 \cm
}

\relative do'' {
  \key do \major
  \clef treble
  \time 4/4
  \tempo \markup \medium{"And"\super{te}" tranquillo"}
  \override Score.BarNumber.break-visibility = ##(#f #f #f)
  \repeat volta 2 {sol'4. sol8 sol4 sol4 | mi4 la4( sol2) | do,4( fa4. mi8 re4) | do1}
  sol'4( do4 si4 la4) | sol1 | sol4( do4. si8 la4) | sol1 |
}

est de pure invention : thème extrêmement heureux dans sa simplicité, par son accent de candide ferveur, par sa structure de « répons », par sa patiente insistance de litanies, thème sinon profane, car il respire la foi, du moins libre de toute attache liturgique, dégagé par cette liberté de toute bride documentaire, fait ainsi pour élever l’ « épisode » à l’indépendance et à la généralité du « poème ».

Sous l’influence évidente des peintres impressionnistes et de Mallarmé, Debussy, le musicien à la fois le plus original et le plus sensible (dans le sens où on le dit d’une plaque photographique) aux modes de son temps, a donné des tableaux symphoniques d’une rare séduction, mais tout en mouchetures, en touches effleurées, en scintillements, en irisations, où on le trahirait en cherchant l’idée, l’allégorie, le symbole. Les plus précieuses de ces pages sont sans doute les deux premiers de ses trois Nocturnes, les « Nuages » que l’on voit troués par la lune intermittente, les « Fêtes » avec leurs lointaines bouffées d’échos. Les trois aspects de la Mer — une reproduction de la célèbre « vague » d’Outamaro sur la couverture de la partition est ici une profession de foi —, étincelants de reflets et de caprices, montrent parfois un peu de cette manière qui guette vite, en tout ordre, la virtuosité[10]. Le Prélude à l’après-midi d’un faune donne l’impression la plus raffinée d’une atmosphère frémissante, et nous aurons l’occasion d’y revenir. Mais Debussy eût été le premier s’inscrire en faux contre la qualification de « poème symphonique », si l’on avait prétendu l’appliquer à quelqu’une de ces œuvres. Avec lui, le poème symphonique achève de s’émietter en poudre d’or.

Des œuvres, d’ailleurs très colorées, vibrantes et sensibles, comme celles d’Albeniz ou de Falla en Espagne et, à un moindre degré d’éclat, en Italie, les Fontaines de Rome et les Pins de Rome de Respighi, sont des tableaux musicaux, mais pas du tout des « poèmes symphoniques ».

Vous « dansiez » : j’en suis fort aise ;
Eh bien ! « chantez » maintenant.

La « dansomanie[11] », qui s’est déchaînée sur le monde et singulièrement sur Paris depuis 1900, avec la danseuse esthète Isadora Duncan, les ballets russes de Serge de Diaghilev[12] et leur séquelle internationale, où ne figurent hélas ! que trop notre Académie « nationale » et, à sa suite, l’Opéra-comique, a confondu les choses et brouillé les notions.

Quand Isadora Duncan assaisonnait de ses épaisses gambades la Symphonie en la, sous le préfexte que Wagner y a célébré l’apothéose de la danse (mais il entendait seulement par là le rythme.…), elle en faisait pour beaucoup de gens un « poème symphonique ». Quelques années plus tard, Nijinsky et la Karsavina tromphant dans une adaptation chorégraphique, tout arbitraire, mais ingénieuse, de l’Invitation à la Valse, l’illustre morceau de Weber fut sacré à son tour « poème symphonique ». Dans le même temps, les hommes de Diaghilev imaginaient et réalisaient sous la Shéhérazade de Rimsky-Korsakov un scénario, d’ailleurs brillant et mouvementé, mais sans le moindre rapport avec la musique : ils en faisaient, pour l’immense majorité des spectateurs, un « poème symphonique », et cette fausse conception reste attachée à l’œuvre[13]. De même, la mimique géniale de Nijinsky dans l’adaptation du Prélude à l’après-midi d’un faune, cette ingéniosité étourdissante pour imaginer des gestes d’Ægypan, des frissons de chèvrepied, sous le moindre dessin musical, dressant l’oreille à ce lointain appel de cor :


\language "italiano"

\layout {
  indent = 0 \mm
  short-indent = 0 \mm
}

\relative do'' {
  \key do \major
  \clef treble
  \time 6/8
  fa,16(\< sib16)\! lab4~\> lab4.\! |
}

ébauchant sous ce dessin de flûte :


\language "italiano"

\layout {
  indent = 0 \mm
  short-indent = 0 \mm
}

\relative do'' {
  \key mi \major
  \clef treble
  \time 9/8
  \override TupletBracket.bracket-visibility = ##f
  \tupletUp
  \tuplet 3/2 {dod32(\< red32 
  \set stemRightBeamCount = #2 sold32}
  \tuplet 3/2 {
  \set stemLeftBeamCount = #2 mi32( dod32 sold32\!}
  si8~ si16 sold16 fad8)
}

l’esquisse d’une légère cabriole, il donnait à cette page frémissante et subtile un caractère descriptif tout à fait étranger à la pensée et au sentiment de Debussy. Car il ne suit ni ne commente le texte de Mallarmé : il y « prélude » par la simple exhalaison d’une atmosphère capiteuse, mais dire qu’il y prélude signifie qu’il ne s’y attache pas et que la dernière note doit s’éteindre avant que ne parle le premier mot.

Peut-être y avait-il moins d’arbitraire et d’infidélité à traduire par les poses plastiques d’une danseuse — après la Salomé de Richard Strauss et la danse des « sept voiles » dont la fille d’Hérodias se dépouille successivement[14] — les ingénieuses variations pour orchestre de Vincent d’Indy, Istar, inspirées d’une légende persane et où le thème, au lieu de se présenter d’abord sous sa forme intégrale pour être ensuite varié, n’arrive à la pureté de cette forme qu’après des variations dont chacune le dégage et le dénude peu à peu.

Voilà l’exemple de quelques œuvres auxquelles l’adaptation scénique confère après coup, d’une façon plus ou moins abusive, le caractère où s’attache l’idée du poème symphonique. Inversement, d’autres œuvres, conçues pour la danse ou la pantomime, allaient devenir quelquefois avec plus de raison, en passant du théâtre au concert, des « poèmes symphoniques ».

Le premier cas est celui de la Péri, « poème dansé » de Paul Dukas, créé aux Ballets russes pendant leur saison de 1912. Cette pantomime expose un argument assez amphigourique dans la manière de Saadi ou de Thomas Moore[15]. Un jeune prince persan, pour échapper au trépas qui le menace, dérobe à une péri qui la détenait la « fleur d’immortalité » (un lotus, bien entendu). Elle se met à danser pour séduire le prince et, au prix d’un frôlement de sa joue, sinon d’un baiser, parvient à récupérer le lotus magique, disparaissant aussitôt dans la lumière émanée soudain du pur calice, tandis que l’ombre du néant s’empare du prince.

Commandée par un entrepreneur de « ballets russes », brodée sur une de ces légendes asiatiques qui passent en voisines dans l’art russe, destinée à l’interprétation chorégraphique d’une danseuse russe, la Péri, pour toutes ces raisons, subit l’influence un peu lourde des compositeurs russes, Balakirev et Rimsky-Korsakov. C’est, en gros, une sicilienne russe. D’une minutieuse et inépuisable somptuosité sonore, elle ne retrouve pas, peut-être en raison du sujet, la verve et l’éclat de l’Apprenti sorcier. Ses développements, avec des thèmes sinueux et balancés, semblent moins soucieux de dégager l’ « idée » du poème (le spectacle est là pour cela) que de faire valoir en voluptueuses spirales les reliefs alternes-externes d’une danseuse que l’ampleur de ses formes limitait, en fait de danses, aux « poses plastiques » : tous les ballets d’opéra au xixe siècle comportaient un adage affecté à ce genre d’exhibition, témoin le solo de violoncelle du ballet de Faust[16] et le milieu de la bacchanale de Samson et Dalila. Sans doute, à la conclusion, le motif principal de la danse séduisante se change, grâce à une variation fort congrue, en un thème grave, sévère, annonciateur de la mort. Ce n’en est pas assez pour que la Péri serve à deux fins et, privée du spectacle, devienne, de « poème dansé », « poème symphonique ». Elle garde, avec un caractère trop occasionnel, une charge trop pesante d’ornementation pour une allégorie trop obscure et trop mince. Il lui reste — et c’est beaucoup — sa dense richesse.

La même expérience s’est montrée beaucoup plus favorable à deux œuvres de Maurice Ravel, la Valse et surtout le Boléro, écrites toutes deux pour accompagner une pantomime de Mme Ida Rubinstein, que piquait l’ambition de devenir la Sarah Bernhardt des entrechats. Pas plus que la Valse n’est « une » valse, « une danseuse » ne saurait y figurer « la danse ». Dans ce tableau bien enlevé, par touches légères et sûres, par bulles de rythmes et de timbres analogues à celles des Fêtes de Debussy, mais moins diverses et moins lointaines, Ravel évoque, au sens le plus vrai du terme, l’atmosphère d’un bal (qu’il date lui-même de 1855) avec sa frivolité aisée, son tourbillon de crinolines ruchées de tarlatane, sa poussière vaporeuse dorée par le reflet des girandoles et échauffée par la moiteur des épaules nues. Tout n’est ici que quintessence impondérable et diaphane. La matérialité du spectacle, une seule danseuse pour de bon sur la scène, accaparant l’attention, précipite cette poésie en suspension, arrête ce vertige ; elle en contredit la grâce et l’esprit. Que la musique, au concert, y règne sans partage, elle y ranime cette poésie, cette grâce et cet esprit. La Valse cesse d’être une valse, une danse, pour devenir un poème symphonique, au même titre que Bruits de fête, avec une suggestion plus précise de genre, de milieu et d’époque.

Effet plus frappant encore, plus puissant, plus intense dans le prodigieux Boléro. On sait à quel degré d’obsession et de quasi-hallucination Ravel atteint ici, avec des moyens en apparence très sobres, la monotonie obstinée du rythme, la nonchalance inlassable de thèmes traînants dont un rien de veulerie accentue l’indolence, une incroyable diversité de variations sonores pour la répétition entêtée de ces motifs et, à la fin, l’éclairement soudain de la modulation libératrice[17]. Le danseur ou la danseuse, dont cette musique fataliste (l’Arabie s’y survit dans l’Espagne) accompagne les évolutions, est peut-être le protagoniste du spectacle, il n’en est pas le personnage principal, je dirais le héros réel, si la réalité véritable n’était justement, ici, d’être imaginaire. Ce héros-là, ce n’est pas le danseur, mais l’oisif qui le contemple et subit l’emprise de sa danse comme celle d’une idée fixe, le spectateur au théâtre, mais mieux encore, l’auditeur au concert, où rien ne le dispute à cette possession. Cet ectoplasme, cette présence fantomatique n’ont leurs pareils, en musique, que dans certaines mélodies de Schubert, telles que le Sosie, la Ville ou le Joueur de vielle[18]. Voilà l’élément que, loin de la scène, retrouve le Boléro et qui, malgré son origine occasionnelle (qui entravait l’effet symphonique de la Péri) et sa destination primitive, en fait un « poème symphonique » dans le plein sens du terme, étant d’ailleurs la seule page de Ravel où il y ait de l’âme.

Par une action en retour, la scène a donc pu, en quelques occasions isolées, rouvrir au poème symphonique une source d’invention, sinon d’imagination et d’inspiration, que la désuétude du lyrisme avait d’autre part tarie peu à peu.

Une forme plus récente encore du spectacle exercerat-elle à son tour cette action ? Une des premières images animées qui, vers 1894, attirèrent la curiosité du public sur les débuts du cinématographe fut l’arrivée d’un train dans une gare de campagne[19]. Ce souvenir me revient toujours en écoutant le Pacific 231 où Arthur Honegger traduit par une musique sommaire, mais puissante, comme le veut le sujet, la massive propulsion d’une « compound » géante. Tableau, certes, et non poème, car le sentiment, l’idée, le symbole y font volontairement défaut. Mais ce hasard — tout hasard n’enferme-t-il pas une leçon secrète ? — d’une rencontre d’objet entre le film à sa naissance et la musique descriptive à son apogée de puissance, d’ambition et d’audace, nous a toujours donné aussi à penser que l’écran réalise peut-être (rappelons-nous le rêve de Weber pour l’ouverture d’Euryanthe[20]) une portion de ce « programme » longtemps poursuivi par la musique, et en particulier par tant de pages symphoniques. L’association contractuelle de l’image mouvante avec une musique appropriée n’a peut-être pas donné jusqu’ici tous les fruits qu’on en pouvait attendre. Dans bien des cas, il semble que cette musique insufflerait à cette image toute superficielle la vie interne qui y manque. En revanche, fixant la musique dans les tâtonnements de ses recherches descriptives, elle la « relèverait » en partie de ce service secondaire et aventureux, la libérerait de cette servitude un peu mesquine qu’elle s’impose quelquefois avec un excès de minutie ou d’ambition, la rendrait tout entière à sa sœur, la poésie[21].

Je ne me hasarde pas à prédire ou même à prévoir qu’il en sera ainsi. La prophétie est quelquefois possible en matière de science, mais non en fait d’art. L’homme le plus intelligent qui ait jamais vécu, Aristote, a de la sorte annoncé que l’esclavage pourrait disparaître quand la navette marcherait toute seule. Les « anticipations » de Jules Verne, du colonel Driant et de H. G. Wells ont devancé — à moins long terme — la navigation sous-marine et aérienne, avec tout ce qui s’est ensuivi : personne, avant Wagner ou Debussy, n’aurait seulement imaginé ce que seraient un jour les Maîtres Chanteurs ou Pelléas (que je ne mets pas — tranquillisons les mânes de M. Croche ! — sur le même rang…). Avide seulement de l’immédiat et du concret, notre époque a perdu, avec les vues élevées et sereines de l’esprit, non seulement la flamme intime du lyrisme, mais le goût et le sens même de l’allégorie. La musique s’en ressent comme le reste. Pour que le « poème symphonique », fidèle à son origine et à son objet, se dégageât du détail superficiel, de la minutie pittoresque, de l’acharnement descriptif et, à l’autre pôle, de l’erreur d’une abstraction excessive, sans doute faudrait-il à la musique, qui peut en rendre les vibrations, mais non pas le tirer du néant, l’écho d’un monde où le sentiment se reprendrait à respirer et le cœur à battre.

  1. Quelle que soit leur valeur, les autres œuvres pour orchestre de César Franck, malgré leur titre de « poème symphonique », n’en sont pas. Les Éolides, d’après Leconte de Ljisle, et les Djinns, d’après Victor Hugo (d’Indy lui-même, dans son livre si chaleureux sur Franck ne les donne que comme une ébauche des Variations symphoniques), ne sont que des tableaux, d’une imagination un peu pesante. La division de Psyché en trois parties, où interviennent des chœurs, exclut cette poétique méditation du « poème symphonique ».
  2. Dont Raff avait déjà tiré une symphonie en quatre parties.
  3. Sujet déjà traité en musique par Rheinsberger.
  4. Depuis Pelléas, lorsque l’on parle de Brocéliande, beaucoup de personnes distinguées, trompées par la rime, prennent le Pirée pour un homme et la forêt de Brocéliande pour une princesse de rêve, du type de Mélisande…
  5. Ce motif est celui du Virgo prudentissima, emprunté au Magnificat de l’Assomption, jour insigne entre les « jours d’été », idée fort judicieuse dans une œuvre qui en évoque les heures.
  6. D’Indy emprunte à une de ses œuvres déjà anciennes, le Poème des Montagnes, pour piano, le thème de la « bien-aimée » ; cette allusion n’a de sens que pour lui ; elle échappe aux auditeurs et donne à l’ensemble ce caractère subjectif et confidentiel, d’où ne se dégage que le lyrisme d’un vrai « poème symphonique ».
  7. L’An mil, de Gabriel Pierné, qui connut un certain succès, en 1898 — et qui, d’ailleurs, contient une partie chorale —, était une sorte de parade symphonique assez pittoresque, mais nullement un « poème », malgré son titre.
  8. Voir plus haut, p. 43. — Je tiens de lui-même — et n’ai aucune raison d’en faire mystère — qu’Henri Rabaud, quand il écrivit la Procession nocturne, ignorait celle de Liszt, aujourd’hui encore à peu près inconnue en France.
  9. Dans la Bataille des Huns, qui n’est pas un « épisode », mais un poème symphonique, le thème liturgique du Crux fidelis produit avec le bruit de l’assaut païen l’effet de contraste sur lequel repose l’œuvre.
  10. Les Images, qui présentent le même caractère superficiel — au sens le moins péjoratif du terme — sont d’une moindre valeur.
  11. C’est le titre d’un ballet qui faisait fureur à l’Opéra, dans le premier tiers du xixe siècle.
  12. À propos d’un petit article où, à la mort de Diaghilev, j’avais essayé de définir son rôle, Paul Dukas, dont les boutades avaient souvent plus de sens et de fond que celles de Debussy ou de Ravel, me disait un jour de ce célèbre impresario (auquel il devait pourtant la commande de la Péri) : « Il a tué la musique pour cinquante ans. »
  13. C’est aujourd’hui le tour de la Symphonie en ut majeur de Bizet ! Je tiens de Reynaldo Hahn qu’un directeur d’Opéra l’avait consulté sur une idée qui lui avait poussé de faire danser des « motets du xiiie siècle » et des cantates de Bach…
  14. Par la date de sa composition, Istar (1897) est antérieure à Salomé (1906), qui la précède par la date de la représentation.
  15. Je ne me prononce pas sur son authenticité : jusqu’à preuve du contraire, il sent pour moi la contrefaçon.
  16. Sous cet adage qui veut, qui montre jusqu’à l’évidence une danseuse faisant admirer la lente souplesse de son buste et de l’envers, on en voit une aujourd’hui à l’Opéra, qui égrène des pointes rapides et menues. C’est là un de ces contresens chorégraphiques et musicaux, dont l’absurdité choquerait un enfant de dix ans, mais auxquels l’Académie nationale de musique et de danse est devenue aveugle et sourde, sous l’égide de saint Guy.
  17. Dans la Habanera, Raoul Laparra avait déjà exprimé d’une façon saisissante, poignante, ce sentiment d’obsession maléfique, mais il était soutenu par les épisodes du drame et le spectacle. Un poème symphonique d’un musicien de talent, M. Louis Aubert, d’après Baudelaire, porte aussi le titre et élabore un rythme de habanera.
  18. Cette assimilation, toute lointaine qu’elle soit, n’est pas de ma part un mince éloge. On sent aussi, je l’ai noté, une présence invisible de cette nature dans les Steppes de Borodine.
  19. Me sera-t-il permis, puisque je n’y suis pas en cause, d’évoquer ici un souvenir de collège ? Préparant la licence de philosophie, j’étais alors au lycée Henri-IV l’élève de Bergson. Ces premières projections mouvantes sur l’écran l’intéressaient, le préoccupaient et, si j’ose dire, l’intriguaient au plus haut degré. Il y faisait de fréquentes allusions et y revenait avec insistance, y voyant une sorte de synthèse ébauchée par la vie (celle de la rétine) entre ce « continu » et ce « discontinu » dont les Données immédiates de la conscience et Matière et Mémoire (qu’il devait publier deux ans plus tard) cherchent à résoudre l’opposition et les conflits.
  20. Une projection de « lanterne magique ».
  21. Une œuvre comme le Livre de la Jungle de Charles Kœchlin, avec ses essais subtils, ingénieux, hardis pour peindre, comme ferait un Breughel explorateur, le grouillement d’une faune multiforme dans les rets des lianes tropicales, serait moins animée peut-être par un film documentaire, qu’elle-même ne l’illustrerait, ne l’animerait, ne le mettrait en valeur.