Le Poème symphonique/Chapitre I

Larousse (p. 7-12).

CHAPITRE PREMIER

LES ORIGINES

Né ou issu du romantisme musical, le « poème symphonique » est une composition qui, par contraste avec la structure et le développement de la symphonie classique, subordonne cette structure et ce développement à un souvenir, à une idée, à une allégorie, à un symbole que la musique rappelle ou suggère.

L’origine d’un mot n’étant jamais sans rapport avec la chose qu’il désigne, ce mot dévié de son sens primitif trahit toujours une idée faussée, un usage abusif, une dégénérescence quelconque, et il convient de rendre ici au terme de « poème » le sens de « création » que lui donne l’étymologie, selon le verbe grec ποιεῖν, qui veut dire en effet tout ensemble créer et façonner.

Dans les lettres elles-mêmes, ce mot de « poème » ne devrait pas s’appliquer sans distinction à toute pièce de vers, mais à celles seulement qu’inspire un sentiment central. Ainsi, parmi les eaux bornées par deux rives, l’étymologie distingue entre le fleuve, qui a une source et un cours, et le canal, qui n’en a pas. La versification elle-même n’est peut-être pas essentielle à la nature du « poème ». Malgré sa prose, le Centaure n’est-il pas un poème ? Malgré ses vers, le Cimetière marin est-il autre chose qu’une énigme… comme déjà le Pollion de Virgile ?

Cette limitation des termes et de leur sens ou acception s’impose d’une façon plus impérieuse encore en musique, dont l’objet est plus diffus et dont les moyens restent plus vagues que ceux du langage parlé en prose ou en vers.

Que ce soit pour lui faire gloire d’enrichir la musique ou grief de l’altérer, on a souvent le tort de regarder le poème symphonique, fruit du romantisme, comme une invention soudaine, intégrale ; de même que l’habitude s’est prise plus tard de le considérer, par un renversement abusif, comme l’espèce dont la « musique à programme » serait un genre. Il faut dissiper dès l’abord cette première confusion : la seconde s’éclairera d’elle-même par la suite.

Loin de représenter une éclosion brusque et comme parasitaire, que rien n’annonçait ou ne présageait, le poème symphonique accentue seulement d’un trait plus large et plus profond une des lignes tracées avec plus ou moins d’hésitations, d’arrêts, de reprises, de détours, par toute l’histoire et l’évolution de l’art musical.

On a tout dit sur le pouvoir ou l’action, étrangers à elle-même, que les Grecs, fils d’Orphée et d’Amphion, attribuaient à la musique, cherchant dans ses lois l’équation du système planétaire, trouvant jusque dans les quatre cordes de la lyre primitive l’image ou l’écho des quatre éléments, puis, quand elle en eut sept, des sept planètes, découvrant les modes ou les mélismes les plus propres, dans l’éducation civique, à susciter les sentiments nobles et, jusque dans la zootechnie, à stimuler l’ardeur des étalons. En face de vues si vastes, quelle que fût alors l’indigence de l’invention musicale et du matériel sonore, on trouve des essais de leur application à des objets plus précis et plus menus. Ambros cite, au iiie siècle avant notre ère, un véritable récit musical, dû à Timosthène et retraçant le combat d’Apollon contre le dragon[1]. Des exemples de cette nature jalonnent, à intervalles plus ou moins éloignés, le cours des âges. Ils se multiplient et se précisent depuis les xviie et xviiie siècles, peut-être sous l’influence du machinisme théâtral auquel la musique se trouvait associée. Les uns sont de nature descriptive ou narrative, comme les six sonates bibliques de Kuhnau (1700)[2], le Caprice de J.-S. Bach sur le départ de son « très cher frère », les pièces de Werner (1748) et de Mysliwiczek sur les Douze Mois, les nombreuses « batailles » terrestres ou navales dont celle d’Aboukir, par Wanhal, et le Siège de Gibraltar de l’abbé Vogler[3]. Dussek fait un « tableau de la situation de Marie-Antoinette » et, plus tard, en évoque la mort. D’autres cherchent non pas l’anecdote, mais le sentiment. Si une sonate de Clementi décrit la Chasse, une autre exprime le désespoir de Didon abandonnée. Ailleurs, la suggestion essaye de dépasser le domaine du simple pittoresque, comme dans les Neuf Muses de Mysliwiczek. Déjà, çà et là, quelques compositeurs s’inspirent d’œuvres littéraires, comme le fera plus tard Liszt dans quelques-uns de ses « poèmes symphoniques ». En 1755, Francesco Geminiani donne The Enchanted Forest, d’après le treizième chant de Jérusalem délivrée ; en 1777, Raimondi retrace les Aventures de Télémaque, où la flûte personnifie Calypso[4], le hautbois Eucharis, le violon solo Télémaque, le violoncelle solo (plus grave) Nestor, tandis que les bois figurent le chœur des nymphes ; Dittersdorf, entre 1783 et 1785, consacre douze symphonies aux Métamorphoses d’Ovide[5].

À supposer même qu’il en soit sorti, on ne s’attardera pas plus longtemps à ces œuvres descriptives, qui ont précédé le poème symphonique. Le gland ne définit pas le chêne : c’est le chêne qui, pour nous, fait l’intérêt et le prix du gland, de même que, pour l’amateur, l’arbre, c’est Ruysdaël et pas du tout Linné.

Chez tous ces précurseurs, nous trouvons beaucoup d’enfantillages, contre lesquels un Beethoven réagit tout le premier, dans sa Pastorale, en ramenant à leurs éléments expressifs les plus larges (malgré la persistance du rossignol, de la caille, du coucou et de l’orage), les détails multipliés par Knecht dans le Portrait musical dans la nature[6]. C’est qu’à l’opposé de ces recherches toutes matérielles, on sent dans la musique classique de la dernière période une poussée encore hésitante, momentanée, obscure, vers une expression nouvelle. Rappelons entre autres chez Beethoven, comme Liszt le fera plus tard, les sonates « pathétique » et « appassionata », celle des « Adieux », de l’ « Absence » et du « Retour », les symphonies « héroïque » et « pastorale », la « Malinconia » du sixième quatuor et, dans le quinzième, le cantique d’actions de grâces du convalescent à la divinité. Dans beaucoup d’autres œuvres, on devine une idée sous-jacente qui les a inspirées, mais qui, faute d’un mot de passe, restent énigmatiques[7]. À ce besoin d’expression, qui est le levain du lyrisme, répond, notamment dans les dernières œuvres de Beethoven, une tentative, encore inconsciente peut-être, pour appliquer à une dialectique affective les formes usuelles de la musique instrumentale ou symphonique, à savoir l’équilibre ou l’opposition tonals, l’élaboration des thèmes, leurs variations et, au degré suprême de la rigueur, le contrepoint et la fugue.

Souci du détail représentatif ou suggestif d’une part et, d’autre part, dictature du sentiment, proche déjà de l’idée ; ces tendances opposées, en cherchant d’instinct à se répondre, ne font souvent que se contrarier. Tel est, au moment où Liszt va atteindre à la maîtrise de sa maturité, le cas d’œuvres aussi différentes que celles de Berlioz et de Spohr.

Berlioz relie l’une à l’autre, par le fil d’une intrigue tout imaginaire et artificielle[8], les cinq parties de sa Symphonie fantastique où circule de l’une à l’autre, mais sans s’y incorporer pleinement, le motif d’une « bien-aimée ». Ce thème,


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après avoir alimenté les « Rêveries, Passions » du début, montré dans la « bien-aimée » l’héroïne coquette et indifférente d’un bal, évoqué son souvenir jusque dans la solitude des champs, exprime la dernière pensée de l’amant meurtrier avant la salve du « supplice », est raillé, caricaturé dans le « Sabbat » de l’enfer :


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étincelle décisive, trouvaille de génie, véritable invention dont toute la musique tirera parti depuis Berlioz, en particulier Liszt dans sa Faust-Symphonie et Saint-Saëns dans le Rouet d’Omphale et le troisième acte de Samson et Dalila[9], mais trait isolé que d’autres développeront avec plus d’ampleur et de généralité[10].

Au même moment que Liszt, Spohr (1784-1859) cherchait la même voie. Spohr est un de ces dignes et nobles artistes, supérieurs à une œuvre où ils n’ont pas réalisé dans sa plénitude l’idéal généreux que l’on y découvre pourtant. Quatre de ses neuf symphonies portent des titres et veulent exprimer des symboles : la Consécration des sons (1832) d’après un poème de Pfeiffer, qui devait être, avant l’audition, mis sous les yeux des auditeurs ; la Symphonie historique (1839), dont les quatre parties évoquent tour à tour la période de Bach-Hændel, celle de Haydn-Mozart, celle de Beethoven, enfin l’époque actuelle ; le Terrestre et le Divin dans la vie humaine (1841), où deux orchestres séparés s’unissent ou se répondent pour chanter successivement le monde de l’enfance, le temps des passions et la victoire finale du divin[11] ; enfin Les quatre saisons.

Il y avait bien aussi les « ouvertures », telles que la musique de théâtre les connaissait depuis Gluck et surtout Mozart, Beethoven, Weber, Wagner lui-même, dont Rienzi, le Vaisseau Fantôme et Tannhäuser précèdent les premiers poèmes symphoniques de Liszt. Mais, d’une part, l’ouverture de théâtre, faisant allusion aux péripéties essentielles de la pièce, n’atteint pas à ce caractère d’allégorie et de symbole que cherchera le poème symphonique. De plus, qui dit ouverture dit ou suppose opéra, drame ou comédie pour y faire suite. En sorte que l’ouverture constituait plutôt l’énoncé d’un problème qu’elle n’en apportait la solution. Des ouvertures sans pièce, comme la Belle Mélusine ou la Grotte de Fingall de Mendelssohn, n’étaient que des tableaux de sentiment, fort jolis du reste, mais sans contenu de pensée.


  1. Ambros, Geschichte der Musik (I, 481). Ce Timosthène était une sorte d’amiral sous Ptolémée Philadelphe (285-246 av. J.-C.) : les marins devenus compositeurs ne sont donc pas une nouveauté introduite dans l’histoire par Rimsky-Korsakov, Albert Roussel et Jean Cras…
  2. 1o Combat de David contre Goliath ; 2o Saül guéri par David au moyen de la musique ; 3o Mariage de Jacob ; 4o Maladie mortelle et guérison d’Hiskias ; 5o Gédéon, sauveur d’Israël ; 6o Mort et enterrement de Jacob.
  3. Beethoven lui-même n’écrira-t-il pas, en 1814, la Victoire de Wellington à la bataille de Vitioria ? On doit encore à l’abbé Vogler un Jugement dernier et une Mort du prince Léopold de Brunswick, célébrée aussi par Knecht, ce Knecht dont la symphonie intitulée le Portrait musical de la nature (1784) devance de plus de vingt ans la Pastorale de Beethoven. Avant Richard Strauss, le même Knecht avait composé un Don Juan.
  4. Dans la pantomime-ballet de Beethoven, les Créatures de Prométhée, cette flûte soupire aux lèvres d’Euterpe, cependant qu’à l’Opéra on voit alors s’aligner sur la scène une rangée de buccins, mieux faits pour la marche d’Aïda.
  5. Où un Phaéton précède celui de Saint-Saëns.
  6. On pourrait citer et invoquer ainsi plus d’une page de Haydn dans l’admirable Création et les délicieuses Saisons — dont l’influence sur le romantisme a été énorme ; — mais ici la musique s’étaye sur un texte ou s’inscrit sur un canevas presque scénique : elle n’agit donc pas par elle seule.
  7. Entre autres la sonate pour piano op. 90 et, d’après certaines lignes des Cahiers de Conversation, la septième sonate pour piano et le trio op. 97 « à l’archiduc ».
  8. On sait, par exemple, que la Marche au supplice a été prise par lui, textuellement, dans une œuvre antérieure, avec une simple addition de quelques mesures, pour y ramener ce thème de la bien-aimée.
  9. À vrai dire, ce sarcasme musical se rencontre déjà dans le Don Giovanni de Mozart, lorsque don Giovanni, au premier acte, pour railler l’agonie du Commandeur, rappelle la phrase de donna Anna : Come furia disperata et, dans la dernière scène, lorsque tous les personnages, souhaitant de voir don Giovanni rester « chez Proserpine et Pluton », reprennent ironiquement le thème du Commandeur : Don Giovanni, a cenar teco.
  10. Dans Harold en Italie, le thème du héros est suivi avec plus de constance que celui de la bien-aimée de la Symphonie fantastique. Mais l’œuvre, dans son ensemble, est inférieure et peut-être encore plus hétérogène.
  11. C’est le principe même que Liszt réalisera d’une autre façon dans les Préludes et les Idéals.