Le Poème symphonique/Chapitre II

Larousse (p. 13-51).

CHAPITRE II

LISZT ET LE POÈME SYMPHONIQUE

Ces tendances divergentes, une main, la plus puissante qui eût jamais tiré du clavier un orchestre, celle de Franz Liszt, allait nouer leurs rayons en un faisceau dans les Douze Poèmes symphoniques composés par lui à Weimar, autour de l’an 1850. Né en Hongrie en 1811, mais formé depuis 1823 à Paris dans les années les plus flambantes du romantisme, glorieux à douze ans, bientôt salué ou deviné comme un égal par les artistes de cette époque enthousiaste, jaloux lui-même de s’égaler en effet à eux et d’élever avec lui la musique au niveau et à la dignité sociale de la poésie ou de la philosophie, soutenant cette ambition[1], cette prétention, cette revendication par d’ardents plaidoyers, gavé de littérature française, allemande et italienne, rendu cosmopolite par ses triomphants voyages de virtuose à travers l’Europe, mystique et vaniteux, confondant quelquefois l’autel et l’estrade, l’encens sacré avec le profane, tout ce tumulte généreux mais confus s’était apaisé pour lui et en lui lorsqu’il était devenu, en 1845, directeur de la musique à Weimar, petite mais insigne capitale, émule de Florence et de Ferrare, où vivaient encore le souvenir, la tradition et presque la présence de Gœthe et de Herder[2].

Ce recueillement — qui dit recueillement dit récolte… — allait porter des fruits dont les prémices dataient de loin.

Dès 1837, Liszt ébauchait la théorie de la musique à programme, en soutenait le principe, en esquissait une « défense et illustration », rattachant cette idée nouvelle à la ligne classique, y montrant la solution d’un problème posé notamment par les dernières œuvres de Beethoven et l’incertitude du sentiment où elles nous laissent[3]. Mais, dès ce moment, il fixe et limite le rôle du programme.

« Le programme n’a pas d’autre but que de faire une allusion préalable aux mobiles psychologiques qui ont poussé le compositeur à créer son œuvre et qu’il a cherché à incarner en elle… Il peut l’avoir créée sous l’influence d’impressions déterminées qu’il voudrait ensuite porter à la pleine et entière conscience de l’auditeur[4]. » On a souligné ici deux mots significatifs : le programme doit être « préalable » et rester d’ordre « psychologique ». C’est tout le contraire de la musique descriptive, où les développements et les détails suivent pas à pas les indications matérielles nécessaires à leur compréhension.

Entre temps, les compositions de Liszt antérieures aux « poèmes symphoniques » étaient autant d’essais qu’il y développerait et réaliserait. Ses Études assimilaient, comme son jeu lui-même, le piano à l’orchestre, et, le piano devenant par lui tout un orchestre, l’orchestre allait rester pour lui comme un instrument individuel dans sa main[5]. Dès 1834 et dans les années suivantes, quelques-unes des pièces étonnamment neuves et prophétiques de ses Années de pèlerinage pour piano célébraient déjà des souvenirs, des tableaux, des symboles ; ses « paraphrases » sur les opéras en vogue n’étaient pas de simples « pots-pourris », mais cherchaient à résumer les caractères essentiels de l’œuvre entière. Autant de matériaux et d’ébauches, souvent déjà de haute valeur en eux-mêmes, d’où sortit la série des « Poèmes symphoniques[6] ».

En constituant avec tant d’éléments divers, voire disparates, le genre du poème symphonique, Liszt ne prétendait ni le définir en théorie ni le fixer en pratique. C’est pourtant ce qu’il a fait par le caractère des siens et, puisqu’on lui doit le mot et la chose, c’est à la chose qu’il convient de demander le sens du mot.

À cet effet, il faut soumettre les douze Poèmes symphoniques à un classement qui, au hasard de leur suite chronologique, substitue un ordre où leur unité essentielle ressorte de leur diversité et qui, marquant une ascension du concret à l’abstrait, y montre l’épanouissement de ce symbolisme qui les inspire et les anime.

Le plus proche de la simple narration musicale, du récit pittoresque, de la description sonore, serait la Bataille des Huns, qui peint une mêlée guerrière. Deux autres, Le Tasse et Mazeppa, évoquent des destinées personnelles, historiques, par des épisodes également descriptifs, le bal du Tasse, la chevauchée et la marche de Mazeppa. C’est encore une destinée individuelle ; quoique légendaire ou imaginaire, que retracent Hamlet et Prométhée, mais sans mettre en relief aucune scène particulière et en se bornant à l’expression plus générale d’un caractère. Après les destinées individuelles, ce seront des destinées nationales dans Hungaria et l’Héroïde funèbre, celle-là avec un fort accent de couleur locale et de particularisme, celle-ci évoquant sans acception de nationalité, malgré un lambeau de la Marserllaise — mais la Marseillaise est devenue alors l’hymne universel de toute liberté soulevée —, la tragédie humaine de toute révolution. Ce sont encore des leçons données par le sens de la destinée humaine, dégagée de toute allusion historique ou individuelle, que chanteront les Préludes et les Idéals. Voici maintenant, dans Ce qu’on entend sur la montagne, la destinée humaine aux prises avec son cadre, la nature. Enfin, si la musique a été l’interprète de tous ces drames ou de tous ces symboles, il reste à en célébrer le pouvoir pur, absolu, s’épanouissant par lui-même et pour lui seul, soit dans l’exultation (Bruits de fête), soit dans la contemplation (Orphée).

Des douze « Poèmes symphoniques », la Bataille des Huns est, disions-nous, la plus proche de l’image. Elle veut traduire en musique l’idée qu’éveille le tableau de Kaulbach qui porte ce titre et montre, dans le désordre assez concerté de la bataille, un évêque surgissant, porteur d’une croix qu’il élève au-dessus de la mêlée et, triomphant du choc meurtrier, convertissant les combattants païens à la foi chrétienne. Kaulbach (1805-1874) est, avec Cornelius, Overbeck et Genelli, un des représentants les plus célèbres de cette école des « Nazaréens » qui étale sur de larges surfaces une peinture mince, ample, pâle et molle : on peut en chercher à peu près l’équivalent en France chez Chenavard et, avec plus de fadeur, chez Hippolyte Flandrin. Liszt, quand il s’en inspire, transporte ou garde dans sa musique quelque chose de ce style large, assurément, mais un peu sommaire[7].

S’agissant d’un tableau, un coup d’œil permet ici d’embrasser d’abord le sujet et ensuite de ne pas le perdre de vue à travers les phases d’un développement musical d’ailleurs très simple. Il débute par la ruée orchestrale d’un thème agité, figurant l’assaut des barbares. La structure de ce thème — une seconde augmentée entre deux secondes mineures —,


\language "italiano"

\layout {
  indent = 0 \mm
  short-indent = 0 \mm
  line-width = 12.5 \cm
}

\relative do {
  \key do \minor
  \clef bass
  \time 4/4
  \tempo \markup{"Tempestuoso :" \concat{All \super o} "non troppo"}
  \override Score.BarNumber.break-visibility = ##(#f #f #f)
  r2_\markup{\dynamic{p} \italic "mitterioso"} r4 r8 sol8_. | lab8_. r8 si8_. r8 do4. r8 |
}

qui reparaîtra dans l’Héroïde funèbre, est avant tout le motif initial de la quatorzième Rapsodie hongroise[8], ce qui tendrait à montrer dans les Huns d’Attila les ancêtres de ces Magyars auxquels Liszt se sentait peut-être moins attaché par sa naissance que par le fameux « sabre d’honneur » de 1840… On signale ce détail comme un des traits de lyrisme individuel qui percent jusque dans les plus objectifs des « Poèmes symphoniques ». Du tumulte guerrier naît aux régions graves de l’orchestre pour s’élever, gagner et s’imposer bientôt, une fanfare non moins guerrière, construite sur les simples notes de l’accord parfait mineur, c’est-à-dire opposant d’emblée une sorte de clarté à la ligne plus tourmentée du motif barbare. En progressant peu à peu, elle introduit aux trombones l’ébauche du thème liturgique, Crux fidelis. La mêlée se poursuit entre les soldats des Huns et ceux du Christ, c’est-à-dire entre le thème hongrois et la fanfare qui finit par le réduire au silence. Sur le champ de bataille, musicalement conquis et déblayé, la victoire impose la prière et un orgue chante maintenant avec un recueillement pacifié, le thème de la Crux fidelis :


\language "italiano"

\layout {
  indent = 0 \mm
  short-indent = 0 \mm
  line-width = 12.5 \cm
}

\relative do'' {
  \key do \minor
  \clef treble
  \override Score.BarNumber.break-visibility = ##(#f #f #f)
  \time 4/4
  sib2( do |
  \time 6/4
  mib4 fa2~ fa4 mib2) |
  \time 4/4
  fa( sol |
  \time 6/4
  lab sol4 fa2.) |
}

Cette action de grâces s’anime peu à peu dans une effusion mélodique plus vive — qui rappelle ou que rappelle un épisode du Christus — allègre et tendre tout ensemble, avant de mener à une péroraison où la fanfare et le choral assurent l’empire définitif de la foi, en gardant un peu de pompe guerrière.

L’ensemble musical du poème se résume donc dans l’opposition toujours perceptible de l’épée et de la Croix, à une époque et dans une rencontre où la Croix ne pouvait triompher de l’épée que par l’épée elle-même. Ce symbole très simple, très frappant, fait le centre, l’axe, le principe de l’œuvre ; il en dicte l’esprit, en dessine la forme, en choisit et en éclaire les détails. Bien qu’ils émanent d’un tableau, ces détails affectent donc moins d’intentions descriptives qu’ils n’agissent par une vertu d’équivalence : l’idée d’amener un orgue sur le champ de bataille, et dès le ve siècle, serait une double absurdité, par son invraisemblance matérielle et son anachronisme. C’est ici la sonorité seule de l’orgue, attachée pour chacun de nous au sanctuaire et au culte chrétien, qui doit parler à l’imagination et non pas à l’œil.

On le voit dès le seuil des « Poèmes symphoniques » et pour le plus narratif d’entre eux, l’élément pittoresque lui-même n’y est pas à proprement parler descriptif. Loin de se subordonner à la vue, la musique s’y substitue pour en tirer des analogies ou des contrastes d’où naît un symbole et, symbole à part, ce jeu de contrastes est celui même où aboutissait le formalisme classique, dramatisé par le lyrisme beethovénien.

Si Liszt a écrit son poème symphonique du Tasse à propos de Gœthe, il s’est davantage, nous dit-il lui-même dans une courte préface, inspiré de Byron[9]. Deux lignes de cet avant-propos veulent être retenues, parce qu’il s’y trouve un mot qui, par le sens où il est pris, contient ou révèle toute la poétique de Liszt : « Le Tasse a aimé et souffert à Ferrare ; il a été vengé à Rome ; sa gloire est encore vivante dans les chants populaires de Venise. Ces trois moments[10] sont inséparables de son immortel souvenir. » Il y a parfois dans le français de Liszt quelques traces de germanisme[11]. Le terme de moment est pris ici par lui, non pas dans son sens passif et temporaire, mais instinctivement avec l’acception de principe actif, d’élément « moteur » que lui donne l’allemand, suivant d’ailleurs l’étymologie, puisque momentum vient de movere. Ce que retrace le poème de Liszt, ce ne sont pas tant des épisodes successifs dans la vie d’un personnage que les ressorts internes d’une destinée qu’il fera jouer, les vicissitudes de cette destinée se ramenant à l’opposition élémentaire des épreuves et de la glorification, lamento e trionfo.

Les éléments musicaux de cette opposition (rythmes, thèmes, harmonies, sonorités) sont d’une lumineuse éloquence, ses phrases, d’une ampleur et d’une clarté souveraines. Ce sera d’abord la majesté sévère, à la fois hautaine et simple, de la formule initiale :


\language "italiano"

\layout {
  indent = 0 \mm
  short-indent = 0 \mm
  line-width = 12.5 \cm
}

\relative do' {
  \key mib \major
  \clef bass
  \time 4/4
  \tempo "Lento"
  \override Score.BarNumber.break-visibility = ##(#f #f #f)
  r4 mib4~\ff \tupletDown \tuplet 3/2 4 {mib8( re do mib re do)} | lab2~^>  \tupletDown \tuplet 3/2 4 {lab8( sol fa lab sol fa)} | reb2
}

qui bientôt, avec une adresse d’autant plus heureuse qu’elle est plus limpide et donne une impression de spontanéité aisée, passera dans le menuet, évocateur des fêtes de Ferrare :


\language "italiano"

\layout {
  indent = 0 \mm
  short-indent = 0 \mm
  line-width = 12.5 \cm
}

\relative do {
  \key fad \major
  \clef bass
  \time 3/4
  \tempo \markup{\concat{All \super{tto}} "mosso con grazia (Quasi Minuetto)"}
  \override Score.BarNumber.break-visibility = ##(#f #f #f)
  r4 r4_\markup{\dynamic mf \italic "espr."} dod8. dod'16 | dod2.~ | dod4 si8[ lad \slashedGrace{dod} si8. lad16] | lad2.~ | lad4 sold8[ fad \slashedGrace{lad} sold8. fad16] | fad4
}

C’est ensuite ce chant authentique des mariniers vénitiens où survit le souvenir du Tasse, ce chant dont la désolation traînante semble vraiment tirer derrière elle le sillage d’une altière gondole sur un noir canal, entre le bariolage fané des palais déchus. Lorsque le menuet, pimpant et pompeux, issu de l’introduction, peint la cour de Ferrare, il se contrepointe avec le motif altier du héros :


\language "italiano"

\layout {
  indent = 0 \mm
  short-indent = 0 \mm
  line-width = 12.5 \cm
}

\relative do' {
  \key do \minor
  \clef bass
  \time 4/4
  \tempo "Adagio mesto"
  \override Score.BarNumber.break-visibility = ##(#f #f #f)
  do2.~\f\< do8. do16 | do1\> | do4.\! \tupletUp \tuplet 3/2 {re16( do si)} do4^.( re^.) | mib4. mib8( re4 do) | si1 |
}

qui le traverse de son arrogance heureuse et semble ne s’y mêler que pour le dominer de la hauteur que lui assurent le génie et l’amour. Après de brefs développements où s’élèvent les assauts de la cabale et de l’adversité[12], le thème initial, dans le ton éclatant et nu d’ut majeur, prend un accent de triomphe pour la résurrection par la gloire :


\language "italiano"

\layout {
  indent = 0 \mm
  short-indent = 0 \mm
  line-width = 12.5 \cm
}

\relative do' {
  \key do \major
  \clef treble
  \time 4/4
  \tempo "Allegro"
  \override Score.BarNumber.break-visibility = ##(#f #f #f)
  \partial 4 sol8.( sol'16) | sol2 \tupletUp \tuplet 3/2 4 {sol8( fa mi sol fa mi)} | mi2 \tupletUp \tuplet 3/2 4 {mi8( re do mi re do)} | \noBreak do8 r8 sol4 la8_.[ si_. do_. re_.] | mi_.[ fa_. sol_. la_.] sol r8  
}

L’essentiel du Tasso est donc l’opposition de son lamento et de son trionfo, opposition toute beethovénienne. Le plan lui-même reproduit, développé seulement avec plus d’ampleur, rempli avec plus d’abondance, le plan de Beethoven dans l’ouverture d’Egmont, qui — faut-il le rappeler ? — se termine, elle aussi, par la fanfare d’une apothéose posthume. Dans l’exécution même de ce plan, la présentation des contrastes successifs ou des contraires simultanés adopte deux procédés également familiers au Beethoven des dernières années : la « grande variation » et le contrepoint. Si Beethoven, sans l’afficher, mettait beaucoup de lui dans ses sonates et ses quatuors, Liszt non plus n’est pas absent de son Tasso. La « résidence » grand-ducale de Weimar, dont il est alors le souverain artistique, après Gœthe et Herder, peut évoquer pour lui (hormis les faveurs d’une grande duchesse…) cette cour de Ferrare où a régné un moment le génie du Tasse. Il y a là, comme plus loin dans Mazeppa, dans les Préludes, dans l’Héroïde funèbre, dans Hungaria, dans les Idéals et dans Bruits de fête, des souvenirs ou des aspirations personnels, c’est-à-dire de ces éléments d’émotion et d’inspiration où le romantisme puise la sève de la poésie lyrique. Bien peu, parmi les successeurs de Liszt, retrouveront ce ressort caché pour donner au poème symphonique cette spontanéité d’éloquence.

Dans Mazeppa, la tragédie d’un destin personnel occupe moins de durée que dans le Tasso : il n’y a le temps ni d’une intrigue amoureuse, ni d’une vengeance de Cour, ni d’une réhabilitation : tout se borne à une foudroyante chevauchée, aboutissant à la chute du supplicié, vite relevé et aussitôt porté en triomphe[13].

Ici encore, l’élément descriptif tient beaucoup moins de place qu’il ne semble d’abord. Le thème essentiel de l’œuvre :


\language "italiano"

\layout {
  indent = 0 \mm
  short-indent = 0 \mm
  line-width = 12.5 \cm
}

\relative do' {
  \key re \minor
  \clef bass
  \compoundMeter #'((3 3 4))
  \tempo \markup{\concat{All \super{o}} "agitato"}
  \override Score.BarNumber.break-visibility = ##(#f #f #f)
  \once \omit TupletNumber 
  re2^^_\ff r8. \once \omit TupletNumber \tuplet 3/2 {la32( si dod)} re2~^^ re8. do16 | sib!2 r8. \once \omit TupletNumber \tuplet 3/2 {fa32( sol la)} sib2~^^ sib8. sib16 | \break
  la2^^ r8 la32[( si dod re]) mi2~ mi8. sol,16 | \slashedGrace fa,8 fa'2^\trill \tupletUp \tuplet 3/2 {mi8( fa la)} fa4^.
}

lui est bien antérieur, figurant dès 1826 dans le premier cahier d’ « Exercices » publié par Liszt, alors âgé de quinze ans, et repris en 1841 dans la quatrième des Études d’exécution transcendante, qui porte déjà, mais sans préface ni commentaire, le titre de Mazeppa[14]. Le rapport habituel entre le titre et le thème se trouve donc renversé, le titre n’inspirant pas le thème, mais le thème suggérant le titre, c’est-à-dire l’œuvre tout entière. Tel est le cas pour les petites pages du Carnaval et des Scènes d’enfant de Schumann. Mais l’exemple est ici d’une tout autre ampleur et d’une signification plus profonde.

Après le cri ou le coup de fouet qui lance le coursier, le développement du poème, comme celui de l’Étude d’où il est issu, consiste en de simples variations du thème principal, variations qui ne sont guère ici que des répétitions, serrant seulement le rythme de 6/4 à 4, puis à 3/4 et enfin à 2/4 et tendant la tessiture par des modulations régulièrement ascendantes, pour aboutir à la catastrophe de la chute. Procédé exactement contraire, on le voit, à celui de Hugo, qui multipliait les détails descriptifs, tandis que Liszt se borne à une progression uniforme de l’angoisse.

Mazeppa gisant rompu, brisé, tenu pour mort, le thème obstiné de son héroïsme et de son endurance s’effrite en fragments épuisés, pareils aux soubresauts affaiblis d’un agonisant. Des fanfares, d’abord lointaines et qui se rapprochent, annoncent puis amènent la marche des tribus ukrainiennes qui, découvrant Mazeppa, le relèvent, dans les deux sens du terme, et font de lui leur roi. Le thème de son héroïsme reparaît, non plus avec l’obstination tenace de la chevauchée, mais avec une triomphale ampleur de rythme et de sonorité. La variation n’est plus, cette fois, une répétition, mais une transfiguration.

Loin de suivre vers par vers le poème de Hugo, Liszt n’en a donc retenu que le symbole final :

… il court, il vole, il tombe
Et se relève roi,

opposition et contraste plus marqués encore que dans Tasso, plus proches, comme tels, de Beethoven, mais où l’on décèle — toujours comme chez Beethoven — un ferment secret de lyrisme personnel. Le motif principal de Mazeppa est, nous l’avons vu, celui d’une Étude extrêmement scabreuse : elle veut, au-delà de la maîtrise, l’audace et une sorte d’héroïsme des doigts et du poignet, poussés jusqu’au défi et qui ne va pas sans périls. La carrière de virtuose, telle que Liszt l’a fournie, comporte, comme l’histoire de Mazeppa, ses doutes, ses échecs, ses triomphes, achevés par ces cortèges de compatriotes retrouvés qui, après l’épuisement d’un concert, vous hissent sur un pavois pour vous remettre en grande pompe un sabre d’honneur. Sous le tapage, prêtons donc l’oreille au murmure, peut-être au soupir de l’Anch’io

Que doit à son « sujet » un poème symphonique tel qu’Hamlet ? Tout juste ce que le drame de Shakespeare laisse de plus général et de plus sommaire dans la mémoire de chacun de nous. Si les deux termes ne juraient l’un avec l’autre — mais la vie du sentiment et celle même de l’esprit connaissent et admettent la simultanéité des contraires[15] —, on pourrait dire que le souvenir est, dans bien des cas, une concentration diffuse. Ainsi le nom d’Hamlet, lu ou prononcé, ne suscite pas dans notre mémoire, suivant leur ordre et dans leurs détails, les épisodes successifs de la pièce : l’esplanade, le livre, les comédiens, le coup d’épée dans la tapisserie, l’égarement d’Ophélie, le dialogue avec les fossoyeurs, l’hécatombe finale et, au centre, l’énigme du monologue. Tout cela se rétracte et se confond, comme dans un ressort enroulé, dans le sentiment vague d’une indécision coupée de saccades, d’une aboulie secouée de violences. Tel est le résidu qui se décante du spectacle, des scènes et des mots. Le drame de Shakespeare est donc la peinture à la fois précise et trouble (aussi trouble que la laissera la musique) d’un caractère sur lequel on n’a pas fini de s’interroger[16], chaque fois qu’un nouveau comédien veut l’incarner à sa manière, sur les planches et aujourd’hui sur l’écran. C’est à ce résidu seul que s’attache Liszt : ainsi faisaient eux-mêmes Byron et Lenau lorsqu’ils reprenaient comme héros d’un poème des personnages de théâtre tels que Don Juan ou Faust.

Après quelques mesures de sombre introduction, l’Hamlet de Liszt débute par une lente et inquiète rêverie dont le thème ascendant, presque interrogatif :


\language "italiano"

\layout {
  indent = 0 \mm
  short-indent = 0 \mm
  line-width = 12.5 \cm
}

\relative do' {
  \key re \major
  \clef treble
  \time 6/4
  \tempo "Très lent et sombre"
  \override Score.BarNumber.break-visibility = ##(#f #f #f)
  \once \override TextScript.extra-offset = #'(0 . 4.5)
  _\markup{\parenthesize \number \compound-meter #'(3 2)}
  s1. \bar "" r2 r4 r4 fad sol | si do
  <<
    {<fad, fad'>2. <sol sol'>4 | <sol sol'>2 <sol sol'>2 }
    \\
    {s2 <dod red>2 | <si red>4 si8\rest <si red>8 <si red>2 }
  >>
  r2
}

prendra tout à l’heure un accent de désespoir passionné,


\language "italiano"

\layout {
  indent = 0 \mm
  short-indent = 0 \mm
  line-width = 12.5 \cm
}

\relative do' {
  \key mib \major
  \clef treble
  \time 3/4
  \tempo \markup{\concat{All \super{o}} "molto agitato"}
  \override Score.BarNumber.break-visibility = ##(#f #f #f)
  si4._> do8 do fad | fad[ sol] sol[ si] si[ do] | do fad fad4^> sol8 r8 | r4 sol4 la | \break
  sib2^> lab4 | sol fa mib | re do mib | fad2 sol4 | sol2.( | lab4)
}

mais qui d’abord est suivi des saccades et des sursauts familiers aux timides, chez qui la violence est le dernier recours de l’indécision, effets qui se retrouvent dans la Faust-Symphonie et dans Prométhée, mais plus soutenus. Chez Hamlet, ce sont des velléités momentanées, fugaces ; il a le souffle court, haletant : « He is fat and out of breath », dit de lui la reine.

Le développement est suspendu par un de ces lents répits de méditation que l’on rencontre souvent chez Liszt et non pas dans ses seuls « poèmes symphoniques » : « allusion à Ophélie », dit la partition ; mais Ophélie joue-t-elle un rôle si important dans le caractère d’Hamlet, sinon dans le drame ? Elle n’est qu’une simple formalité, dont il se désintéresse vite. Le fait même que Liszt ait cru devoir marquer ici son intention en trahit l’artifice : rien de pareil à la Gretchen de la Faust-Symphonie ou même à la Francesca de la Dante-Symphonie. Après cet épisode un peu adventice, la reprise d’un développement chaleureux et inquiet, sur les thèmes antérieurs, amène une lente conclusion où reparaît le vague initial. Rien non plus, à proprement parler, de funèbre qui puisse évoquer la scène du cimetière et moins encore le massacre final, mais l’affirmation répétée de l’incurable découragement et de l’impuissance devant les hommes et les choses : Liszt ne tue pas Hamlet, il le laisse vivre dans son inquiétude.

Les thèmes de l’œuvre sont expressifs et accentués. L’indécision qu’exprime la musique est bien celle qui émane du drame, mais là, elle est soutenue, éclairée par la matérialité du spectacle, par la réalité corporelle des personnages. Faute de ce tuteur, elle reste ici décevante et énigmatique. L’Hamlet de Liszt manque d’ailleurs de ce ressort individuel plus ou moins caché que nous avons rencontré dans Tasso et Mazeppa et qui, en se détendant, lançait avec plus de force un développement dont il déterminait aussi la courbe.

Comme Hamlet, Prométhée dessine un caractère[17].

Bien que composé pour précéder le drame de Herder, Prométhée délivré, sinon pour y servir tout à fait d’ouverture, le poème symphonique de Liszt débute surtout comme se termine le poème de Gœthe, par un brusque et violent défi :

Und dein nicht zu achten
Wie ich !

C’est ensuite le geste implacable d’Héphaïstos, rivant le Titan à son rocher. Après quelques sursauts de plainte ou de stupeur, le prisonnier se débat furieusement dans ses chaînes, en rappelant dans sa lutte quelques accents de son défi. L’épuisement de l’effort lui impose bientôt une de ces trêves où une illusion d’espoir masque quelquefois pour un moment à l’homme la vanité de ses luttes, au condamné son sort inexorable[18]. Un motif calme, serein, succède à ce combat qui reprend bientôt, plus âpre, plus serré que jamais, sous la forme enchevêtrée d’un vibrant fugato. Mais de ce dernier effort le motif de l’espoir se dégage peu à peu, s’affirme cette fois triomphalement, mêlé à quelques souvenirs du défi initial et du sujet de cette fugue, qui marquait le paroxysme du combat d’où Prométhée sort vainqueur : l’espoir timide est devenu la réalité de l’apothéose.

La succession de ces épisodes est ici encore moins descriptive qu’expressive. Dans sa courte préface, Liszt la caractérise par la suite de quatre mots : « Audace, souffrance, endurance, salvation », qui pourraient aussi bien définir les quatre mouvements d’une symphonie traditionnelle. Plus qu’à l’enchaînement de ces quatre éléments, il s’attache peut-être au tonus général du poème, à l’expression « orageuse » d’une « désolation triomphante », terme plus lyrique que pictural ou narratif.

Ce contraste, où Liszt résume donc plus qu’il ne le décrit le destin de Prométhée, est, comme dans le Tasse, un lamento e trionfo, réalisé par le même moyen, la variation d’un thème douloureux aboutissant à une apothéose.

Par les saccades de son rythme, le motif de Prométhée se débattant dans ses chaînes :


\language "italiano"

\layout {
  indent = 0 \mm
  short-indent = 0 \mm
  line-width = 12.5 \cm
}

\relative do' {
  \key la \minor
  \clef treble
  \time 2/2
  \override Score.BarNumber.break-visibility = ##(#f #f #f)
  \set subdivideBeams = ##t
  \set baseMoment = #(ly:make-moment 1/8)
  \set beatStructure = 2,2,2,2
  r16 <fa fa'>8(^> re'16) re( la) la( sold) sold( do) do( si) si( sold) sold( fa) |
}

montre une analogie étroite avec un de ceux qui, dans la première partie de la Faust-Symphonie, expriment le désespoir de Faust aux prises avec les entraves de la destinée :


\language "italiano"

\layout {
  indent = 0 \mm
  short-indent = 0 \mm
  line-width = 12.5 \cm
}

\relative do' {
  \key do \minor
  \clef treble
  \time 4/4
  \override Score.BarNumber.break-visibility = ##(#f #f #f)
  \set subdivideBeams = ##t
  \set baseMoment = #(ly:make-moment 1/8)
  \set beatStructure = 2,2,2,2
  mib4~ mib16( si) si( mib) mib( re) re( dod) dod( do) do( si) | re4.( dod8) do8
}

Le mythe de Prométhée est un de ces indices que les lettres, miroir de la pensée humaine, ont déplacé d’âge en âge, depuis Eschyle jusqu’à André Gide, pour caractériser, sinon éclairer, les inquiétudes de chaque génération. Il y a donc du Prométhée dans Faust, mais il y en a dans Liszt lui-même, tout romantique digne de ce nom épousant ou reprenant à son compte la querelle du Titan. Aussi, le sujet du fugato de Prométhée :


\language "italiano"

\layout {
  indent = 0 \mm
  short-indent = 0 \mm
  line-width = 12.5 \cm
}

\relative do' {
  \key sib \minor
  \clef bass
  \time 4/4
  \tempo \markup{\concat{All \super{o}} \concat{mod \super{to}}}
  \override Score.BarNumber.break-visibility = ##(#f #f #f)
  \partial 8 \tupletUp \tuplet 3/2 {lab16(^._\markup{\dynamic "mf" \italic "marc."} sib^. do^.)} | reb4^. sib^. solb^. mib^. |\noBreak do^-^\markup{\italic "ten."} r8 \tupletDown \tuplet 3/2 {lab16( sib do)} reb8_. sib_. mib_. do_. |\noBreak fa4^- r8 \tupletUp \tuplet 3/2 {reb16( mib fa)} solb8^. mib^. lab^. fa^. |\noBreak la4^- sib^- fa^- r4
}

s’apparente-t-il de près à celui du fugato :


\language "italiano"

\layout {
  indent = 0 \mm
  short-indent = 0 \mm
  line-width = 12.5 \cm
}

\relative do'' {
  \key sib \minor
  \clef bass
  \time 4/4
  \tempo \markup{\concat{All \super{o}} "energico"}
  \override Score.BarNumber.break-visibility = ##(#f #f #f)
  solb2^^ la,4.. sib16 | reb2.^> \tupletUp \tuplet 3/2 {do8( la solb)} | mib4 r4 r8 re8^. mib^. fa^. | \break
  lab!2.^> \tupletUp \tuplet 3/2 {solb8( mib do)} | la4 r4 r r8. \tupletDown \tuplet 3/2 {la32( sib do)} \stemUp reb8_. reb_. reb_. reb_. reb( do16 sib16) \stemDown fa'8^. mi^. | \break
  mib!^.[ solb^. sib^. reb^.] do^.[ la^. solb^. mib^.] | reb^.[ fa^. la^. do^.] sib^.[ solb^. fa^. reb^.] | do^.[ mib^. solb^. sib^.] do,^.[ mib^. solb^. la^.] |
}

de cette riche et puissante sonate — à peine postérieure aux poèmes symphoniques — où Liszt applique tant de procédés et de formules de son lyrisme.

Lyrisme, voilà donc une idée et un terme qui s’imposent une fois de plus devant un de ces « poèmes symphoniques » où l’on s’attendait à trouver surtout images, descriptions, récits.

Dans la courte préface qu’il y a mise, Liszt nous donne l’Héroïde funèbre pour le premier morceau d’une symphonie composée par lui après et d’après la révolution de 1830. On sait que, alors âgé de dix-neuf ans, il manqua de succomber à une maladie de langueur et que le bruit de sa mort avait même couru. « Le canon l’a guéri ! », disait sa mère. Que cette résurrection après cet accablement lui ait inspiré l’idée d’une symphonie, dans les années et dans le pays où débutait Berlioz, rien de plus naturel et même de plus probable. Mais cette symphonie n’est certainement pas passée telle quelle dans l’Héroïde funèbre. Le thème principal, par son rythme et ses intervalles, est un thème hongrois, celui de la quatorzième Rapsodie et de la Fantaisie hongroise[19]. Or Liszt, en 1830, ne se souciait pas encore de musique hongroise, tandis que les « poèmes symphoniques » sont contemporains des rapsodies, que va résumer l’un d’eux, Hungaria. Le style de l’Héroïde n’est pas du tout celui de l’Album d’un voyageur, mais celui des autres poèmes, voire d’œuvres ultérieures[20].

De 1830 tout au plus datent, d’une part, le thème chantant en bémol, qui annonce le trio de la marche funèbre dans la sonate op. 35 de Chopin et, d’autre part, les citations de la Marseillaise.

L’Héroïde funèbre n’est elle-même qu’une marche funèbre, non pas pour accompagner un cortège de funérailles solennelles, mais pour reconnaître, pour explorer à tâtons dans la nuit, après la lutte finie, les ruines d’un champ de bataille où chaque pas trébuche sur un cadavre ou heurte un débris. De là cet accent de « désolation qui s’abat sur les décombres » prêtant sa voix « aux silences qui suivent les catastrophes ». De là aussi ce développement fragmenté, morcelé. Un écho mutilé de la Marseillaise[21], tantôt lointain comme dans le recul de la défaite, tantôt proche et éclatant comme une fanfare de victoire, évoque la cause pour laquelle les morts sont morts, tandis que l’ample mélodie du « trio » en bémol dit le serein épanchement de la clarté lunaire, versée par la déchirure mouvante des nuages nocturnes.

L’Héroïde funèbre n’offre donc pas le caractère descriptif et matériel qui serait celui d’une marche funèbre proprement dite. Elle n’en retient que le sentiment, tel qu’il peut régner en effet sur le deuil d’un champ de bataille[22]. En cela, l’Héroïde funèbre n’est pas un tableau, mais vraiment un poème, sans élaboration conventionnelle ni représentative.

Hungaria ne chante pas la destinée individuelle de héros légendaires ou imaginaires tels que Prométhée ou Hamlet, historiques — ou à peu près — comme le Tasse ou Mazeppa. Elle condense l’épopée de tout un peuple, d’une façon beaucoup plus ample et plus précise à la fois que par une méditation de deuil comme l’Héroïde funèbre. Par sa date, elle se place au centre des étincelantes Rapsodies hongroises[23]. Elle emprunte au même fonds de chants ou de danses nationaux ses rythmes et ses thèmes. Mais elle est bien plus que ne serait l’une d’entre elles passant du piano à l’orchestre, comme la troisième revient dans la fière et nerveuse ballade chantée des Trois Tziganes. Les Rapsodies hongroises rayonnent déjà de poésie et de symbolisme. Comme les polonaises, les mazurkas et les valses pour Chopin, elles apportaient pour Liszt l’écho d’une patrie dont il était déraciné depuis l’enfance, mais à laquelle l’avait rattaché en 1840 une tournée triomphale, marquée par l’octroi du malencontreux « sabre d’honneur », alors si raillé, ce sabre qui va maintenant battre la mesure pour Hungaria[24]. L’œuvre a été écrite peu après 1849. Missolonghi, tombeau de Byron et où Delacroix a montré « la Grèce expirante », le Paris des « Trois Glorieuses » et de l’Héroïde funèbre, le Varsovie soulevé qui inspire les rafales de l’étude en ut mineur (op. 10, no 12) de Chopin, le Lyon de 1834[25], le Pest de 1840 sont pour les artistes de l’époque autant d’exemples ou de symboles des luttes, souvent désastreuses, de la liberté contre l’asservissement, et qui inspiraient déjà l’ouverture d’Egmont, le lamento e trionfo de Tasso et Mazeppa.

Liszt tire les thèmes de Hungaria de la même veine nationale que ceux des Rapsodies : transcription littérale d’après le folklore ou simple analogie d’invention, peu importe. Peut-être n’ont-ils pas ici le nerf, la verve, l’éclat des Rapsodies, notamment de la deuxième, si étincelante, de la cinquième, si mélancolique, de la sixième avec la pompeuse élasticité de son début, du brillant et divers carnaval de Pest (la neuvième), de la onzième, de la treizième, de la somptueuse quatorzième. Ici, le panache couronne un casque, la fierté se fait toute belliqueuse et le thème essentiel, par son rythme, sa mélodie, son harmonie et ses timbres, affecte un accent martial très prononcé.

Dans l’élaboration des thèmes, le décousu est un caractère dont le genre de la rapsodie fait plus que de s’accommoder : elle le revendique presque comme un trait de vérité pour peindre l’humeur éparse de tout un peuple et surtout d’une race aussi fièrement capricieuse que les tziganes ou les fils autochtones de la « puszta ». Les rapsodies doivent à ces oppositions brusques, heurtées, leur vie fiévreuse.

Hungaria organise cette diversité pour y mettre l’unité interne, l’unité sensible, intelligible et significative d’une suite logique. Après l’exposition des thèmes, des rappels, des retours surabondants[26] alternent entre le majeur et le mineur comme les péripéties indécises et les perspectives incertaines d’une lutte disputée. Sans les interrompre, un thème plaintif, douloureux, s’y mêle parfois, où semblent gémir ces deuils qui sont le tribut ou la rançon de la victoire elle-même. Après quelques répits de méditation tragique ou d’accablement passager, la péroraison est un triomphe, comme dans la Bataille des Huns, Tasso et Mazeppa.

Ainsi se succèdent, non pas au hasard, comme les fragments d’une rapsodie, mais suivant un cours bien dessiné, l’appel aux armes, le combat avec ses alternatives de succès et de revers, la défaite momentanée, la victoire enfin, saluée par la jubilation populaire. À vrai dire, les choses, pour la Hongrie de 1840, n’avaient pas fini aussi bien que la conclusion de Hungaria. L’œuvre se tourne donc vers l’avenir plus que vers le passé, ce qui est le fait de la poésie et non de l’histoire. Nouvelle preuve que, dans ses « poèmes symphoniques », Liszt met plus de lyrisme et d’imagination que d’exactitude documentaire…

Dans les Préludes avec une éloquence lumineuse, dans les Idéals d’une façon plus vague et énigmatique, le symbole de la destinée humaine se libère des allusions légendaires, historiques, individuelles ou nationales rencontrées jusqu’ici.

Les quelques mots de Lamartine d’où sortent les Préludes pourraient faire le texte d’un sermon : « Notre vie est-elle autre chose qu’une série de préludes à ce chant inconnu dont la mort entonne la première et solennelle note ? » Cette série, avec Liszt, ce seront à la suite le ravissement de l’amour, le déchirement des orages, la guérison de l’âme, cherchée d’abord au sein de la fature, puis dans la gloire des combats, mais trouvée seulement, à la fin, dans la majesté des vérités éternelles.

Le procédé de développement sera, en majeure partie, celui de la « grande variation », propre en effet à traduire par l’unité du thème et la multiplicité de ses formes, l’identité et la diversité qui définissent le cours de toute existence individuelle.

Un lent exorde est construit sur trois notes, d’abord mystérieuses, interrogatives[27] :


\language "italiano"

\layout {
  indent = 0 \mm
  short-indent = 0 \mm
  line-width = 12.5 \cm
}

\relative do' {
  \key do \major
  \clef treble
  \time 4/4
  \tempo "Andante"
  \override Score.BarNumber.break-visibility = ##(#f #f #f)
  r4 re4.( dod8) fa4
}

passant à une affirmation solennelle[28] :


\language "italiano"

\layout {
  indent = 0 \mm
  short-indent = 0 \mm
  line-width = 12.5 \cm
}

\relative do' {
  \key do \major
  \clef bass
  \time 12/8
  \tempo \markup{\concat{And \super{te}} "maestoso"}
  \override Score.BarNumber.break-visibility = ##(#f #f #f)
  r4 r8 do4~_\ff do16 si mi8 do si la sol la | do4.
}

qui deviendra plus tard calme, sereine :


\language "italiano"

\layout {
  indent = 0 \mm
  short-indent = 0 \mm
  line-width = 12.5 \cm
}

\relative do' {
  \key do \major
  \clef treble
  \time 9/8
  \tempo \markup{\concat{And \super{te}} "maestoso"}
  \override Score.BarNumber.break-visibility = ##(#f #f #f)
  mi2._\markup{\dynamic "mf" \italic "espr. cantando"} mi4( re8 | sol2.~ sol8) mi re | do4.( la do4 re8 | mi2.)
}

à l’aube de l’amour, plus tard dramatique et orageuse :


\language "italiano"

\layout {
  indent = 0 \mm
  short-indent = 0 \mm
  line-width = 12.5 \cm
}

\relative do, {
  \key do \major
  \clef bass 
  \time 4/4
  \tempo \markup{\concat{All \super{o}} "ma non troppo"}
  \override Score.BarNumber.break-visibility = ##(#f #f #f)
    \override TupletBracket.bracket-visibility = ##f
  r2 r4 \tuplet 3/2 {fa4^>( mi8)} | lab2. \tuplet 3/2 {fa4^>( mi8)} | \tupletUp \tuplet 3/2 4 {sold8 sol fad \omit TupletNumber fa mi red re red mi fa fad sol} | sold4.
}

puis, après la phase de l’amour déçu, belliqueuse :


\language "italiano"

\layout {
  indent = 0 \mm
  short-indent = 0 \mm
  line-width = 12.5 \cm
}

\relative do' {
  \key do \major
  \clef treble
  \time 4/4
  \override Score.BarNumber.break-visibility = ##(#f #f #f)
  <do mi>2^^ <do mi>4.^^ <sol re'>8^^ | <mi' sol>2.^^ <do mi>4_. |
  \clef bass
  <la do>^. <fa la>^. <la do>^. <lab re>^. | <sol do mi>2 r2
}

avant de retrouver à la péroraison sa solennité souveraine d’affirmation, avec la puissance des vérités démontrées.

Le thème d’amour, d’une tendresse et d’une effusion toutes lamartiniennes[29] :


\language "italiano"

\layout {
  indent = 0 \mm
  short-indent = 0 \mm
  line-width = 12.5 \cm
}

\relative do' {
  \key mi \major
  \clef treble
  \time 4/4
  \tempo \markup{\concat{And\super{te}} "maestoso"}
  \override Score.BarNumber.break-visibility = ##(#f #f #f)
  <si mi sold>4\arpeggio~_\markup{\dynamic p \italic "espr. ma tranquillo"} \tupletUp \tuplet 3/2 {<si mi sold>8 <lad dod fadd> <si mi sold>} <si mi sold>4~ \tupletUp \tuplet 3/2 {<si mi sold>8 <lad dod fadd> <si mi sold>} | <dod\=1( mi^~ la\=2^(>2 <si\=1) mi sold\=2)>8) r8 r8 si | \break
  \omit TupletNumber <la si red fad>4~ \tupletUp \tuplet 3/2 {<la si red fad>8 <sold dodd mid> <la si red fad>} <la si red fad>4~ \tupletUp \tuplet 3/2 {<la si red fad>8 <sold dodd mid> <la si red fad>} | <la red fad si>2\arpeggio
}

après s’être mêlé aux échos agrestes, s’enflamme et devient martial


\language "italiano"

\layout {
  indent = 0 \mm
  short-indent = 0 \mm
  line-width = 12.5 \cm
}

\relative do' {
  \key do \major
  \clef treble
  \time 4/4
  \override Score.BarNumber.break-visibility = ##(#f #f #f)
  <mi sol do mi>4^>( <red fad la red>8)[ r16 <mi sol do mi>16] <mi sol do mi>4^>( <red fad la red>8)[ r16 <mi sol do mi>16] | \noBreak <fa! la do fa!>2. <mi sol do mi>4 | \noBreak <re sol si re>4^>( <dod sol' lad dod>8)[ r16 <re sol si re>16] <re sol si re>4^>( <dod sol' lad dod>8)[ r16 <re sol si re>16] | \noBreak <sol si re sol>2.~ <sol si re sol>8 r8 |
}

pour la conquête où se réalise le destin suprême de l’homme.

C’est un plan qu’auraient pu développer en chaire Bossuet ou Bourdaloue. L’introduction, ample comme un portail ouvrant sur un sanctuaire, fait penser à « Celui qui règne dans les cieux » ou à « Dieu seul est grand ». Au point de vue musical, ces exordes des « Poèmes symphoniques », surtout celui des Préludes, rappellent l’introduction qui, dans la symphonie classique, précède souvent le premier allegro. Mais chez Haydn, Mozart et Beethoven lui-même, cette introduction n’offre pas toujours un rapport thématique ou expressif bien déterminé avec le morceau qui va suivre[30]. Entre cette simple introduction de la symphonie classique et l’exorde du poème symphonique on trouve, mutatis mutandis, la même différence et, somme toute, le même progrès qu’entre l’ouverture de l’ancien opéra, simple prélude indifférent et étranger au caractère de l’œuvre et celle qui, depuis Gluck[31], Mozart, Beethoven, pour mener à Weber et aboutir à Wagner, se soude par avance à la pièce. Ce caractère de l’exorde était déjà frappant dans le Tasso, où nous avons vu le thème initial, bref et solennel, devenir plus tard le menuet si élégant et cambré qui évoquait la cour de Ferrare. Le trait est plus large encore dans les Préludes, où il ne relève que du sentiment.

D’une façon générale, d’ailleurs, les Préludes sont sans doute le plus remarquable, en tout cas le plus significatif des douze « poèmes symphoniques ». Ils le sont par leur sujet dépouillé de toute matière pittoresque ou anecdotique et purement affectif. Le titre, détaché de la courte phrase qui suffit à l’expliquer, resterait peut-être obscur, sinon ambigu[32], bien que le terme même de « prélude », emprunté par Lamartine à la musique, en soit comme une chrysalide. À part cela, les thèmes sont si nets, si expressifs, si chaleureux, si bien éclairés par les harmonies et les timbres, qu’ils parlent d’eux-mêmes le langage le plus direct ; leurs variations restent à leur tour si spontanées, si logiques et si claires que l’argument peut tomber, comme l’écorce du fruit mûr, sans que l’œuvre en perde rien, car elle fait se succéder des phases de sentiment que, sur quelque plan si humble, à quelque niveau si modeste que se soit déroulée son existence, chaque être humain a traversées pour son compte.

Ces variations, avec les nuances de sentiment qu’elles reflètent, ce sont celles mêmes dont nous trouvons tant d’exemples dans les dernières œuvres de Beethoven, sonates (en particulier op. 109 et [33]), quatuors (en particulier le douzième, le quatorzième et le quinzième) et IXe Symphonie. On ne diminue pas Beethoven en constatant qu’il procédait avec moins de rigueur et, faute du mot-clef, avec moins de clarté.

Mieux que tout autre « poème symphonique », les Préludes ne font donc qu’épanouir les virtualités de l’art classique.

Comme les Préludes, les Idéals chantent, d’après le poème de Schiller qui porte ce titre, les aspirations successives de la vie et de l’âme humaine : il s’en faut que ce soit avec la même force et la même limpidité.

La meilleure preuve — une de ces preuves que les logiciens appellent « externes » — en est que Liszt a cru devoir insérer de place en place dans sa partition quelques-uns des fragments du poème auxquels se rapporte chaque développement. Nous avons vu[34] Spohr recourir à cet artifice que le « poème symphonique », s’il se suffit à lui-même et remplit son objet, doit rejeter. À chacun de ces fragments, Liszt donne un sous-titre : essor, désillusion, activité. Il y ajoute de son cru, pour conclure à la façon de Tasso, de Mazeppa, des Préludes, une apothéose. Ce sont, au sein d’une œuvre en une partie, des développements qui reproduisent les quatre divisions d’une symphonie classique : allegro (essor), adagio (désillusion), scherzo (activité) et finale (apothéose comme dans la symphonie avec chœur). Après l’élan d’un thème fourni par un rapide arpège ascendant, ces développements sont constitués par les variations de deux thèmes essentiels. Le premier :


\language "italiano"

\layout {
  indent = 0 \mm
  short-indent = 0 \mm
  line-width = 12.5 \cm
}

\relative do''' {
  \key do \major
  \clef treble
  \time 4/4
  \override Score.BarNumber.break-visibility = ##(#f #f #f)
  r4 la4( do si) | la1~ | la4 la( fa sol) | la1
}

très heureux par son retour sur la même note après deux mouvements symétriques en sens contraire[35], se prêtera à la mélancolie de la « désillusion[36] » :


\language "italiano"

\layout {
  indent = 0 \mm
  short-indent = 0 \mm
  line-width = 12.5 \cm
}

\relative do' {
  \key mi \major
  \clef bass
  \time 6/8
  \tempo \markup{\concat{And \super{te}} "maestoso"}
  \override Score.BarNumber.break-visibility = ##(#f #f #f)
  mi4.~( mi8 sold fad | mi4.~ mi8 dod red | mi4.~ mi8) (sold fad | mi4)
}

à l’agitation de l’ « activité[37] » :


\language "italiano"

\layout {
  indent = 0 \mm
  short-indent = 0 \mm
  line-width = 12.5 \cm
}

\relative do'' {
  \key mi \major
  \clef treble
  \time 6/8
  \tempo \markup{\concat{All \super{tto}} "mosso"}
  r8 r8. sold16 sold8_-( si la) | r8 r8. sold16 sold8_-( mi fad) |
}

enfin, à l’éclat de l’apothéose[38] :


\language "italiano"

\layout {
  indent = 0 \mm
  short-indent = 0 \mm
  line-width = 12.5 \cm
}

\relative do'' {
  \key fa \major
  \clef treble
  \time 4/2
  \tempo "Pomposo"
  \override Score.BarNumber.break-visibility = ##(#f #f #f)
  r2_\fff la_> do^> si^> | <la dod mi>\breve:16 | r2 la fa sol | <la do! fa>\breve:16
}

Par la voix d’un autre thème, l’ « essor » agité du début reprend bientôt haleine dans une sereine méditation :


\language "italiano"

\layout {
  indent = 0 \mm
  short-indent = 0 \mm
  line-width = 12.5 \cm
}

\relative do'' {
  \key re \major
  \clef treble
  \time 3/4
  \override Score.BarNumber.break-visibility = ##(#f #f #f)
  <re fad>2.( | <si re> | <sol si>4 <si re> <la dod> | <mi sol> <sol si> <fad la>) | <re fad>2. |
}

troublée quelquefois aux basses par un rappel du thème initial, mais qui, elle aussi, prendra dans l’apothéose un mouvement d’allègre animation :


\language "italiano"

\layout {
  indent = 0 \mm
  short-indent = 0 \mm
  line-width = 12.5 \cm
}

\relative do'' {
  \key re \major
  \clef treble
  \time 3/4
  \tempo \markup{\concat{All \super{o}} "vivace"}
  \override Score.BarNumber.break-visibility = ##(#f #f #f)
  <re fad>4:16^> <re fad>8 r16 <si re>16 <si re>8 r16 <sol si>16 | <sol si>8_.[ <si re>_. <la dod>_. <mi sol>_. <sol si>_. <fad la>_.] | <re fad>4:16^>
}

On retrouve donc dans les Idéals le même procédé que dans les Préludes. Le principe de la variation ne s’y montre lui-même ni moins vrai ni moins fécond. Si différents, si contraires qu’ils puissent être, les sentiments divers ou opposés par lesquels nous passons d’un jour ou d’une heure à l’autre, joie ou tristesse, plaisir ou douleur, espoir ou crainte, n’en appartiennent pas moins à une même âme : en cela consiste le drame humain. Telles sont, en musique, les variations d’un même motif : telles, en particulier, dans les Idéals comme dans les Préludes. Pourtant, si le principe reste dans les Idéals excellent et judicieux, la réalisation est moins frappante que dans les Préludes, où les thèmes avaient plus d’accent et de souffle, les variations plus de relief, le ressort lyrique plus de puissance.

Dans Ce qu’on entend sur la montagne, Liszt suit Victor Hugo pour confronter la destinée humaine avec l’univers qui en est le cadre. Le poète, prêtant l’oreille à une solitude que semblent d’abord peupler seuls la montagne et l’océan, y distingue, « confuses et voilées », deux voix « l’une à l’autre mêlées », dont l’une dit « Nature » et l’autre « Humanité ».

Presque tout se ramènera pour Liszt à ce contraste, et il y a plus de détails musicaux chez le poète que chez le musicien. Hugo, en effet, dans ces voix de l’éther, notait une alternance « d’accords éclatants » et de « suaves murmures », de « harpes », de « fanfare », d’une « lyre grinçante ». Liszt n’écrit pas sous cette dictée, comme faisait Schumann, dans l’une des plus poétiques de ses Scènes de Faust, celle d’Ariel, où Gœthe avait lui aussi donné des indications instrumentales. Ne gardant que quatre mots les moins précis,

… un bruit large, immense, confus.
Plus vague que le vent dans les arbres touffus,

il accepte le risque et tient la gageure de rendre ce vague,

cette confusion. Tâche ingrate, périlleuse, où l’on ne peut guère réussir, par définition, sans dérouter ou lasser l’auditeur. Là encore, et par définition aussi, la musique n’est pas une peinture, l’immensité, le vague, la confusion ne se décrivant pas. Une fois de plus, il s’agit d’éveiller un sentiment, celui d’une large indifférence, auquel s’opposera la chaleur du cœur humain. L’œuvre conclut sur un thème d’accent religieux. Moins panthéiste que Hugo, animé d’une foi plus précise, Liszt veut qu’ici, après s’être opposées l’une à l’autre, Nature et Humanité se rejoignent, se concilient, se confondent, se résorbent dans le divin. Thèse, antithèse, synthèse : au fond de cet air qu’en tout siècle et dans tout pays respirent les esprits cultivés, subsistaient alors, dans l’Allemagne où vivait Liszt, des traces d’hégélianisme, qui pénétraient tout et dont tout s’imprégnait. Mais le conflit et sa solution trouvaient leur langage dans les contrastes, les débats et la conclusion de la sonate et de la symphonie beethovéniennes, dont le poème symphonique ne fait guère que réaliser les velléités.

La musique, propre à traduire des symboles dans les poèmes symphoniques que nous venons de parcourir, n’est-elle pas capable de les créer par elle-même ?’Tel est le sens des deux derniers, Bruits de fête[39] et Orphée.

Après une fanfare qui semble d’abord sonner un ralliement, mais qui reviendra dans une conclusion triomphale, les Bruits de fête font se succéder, souvent comme les variations d’un même thème, des accents d’un recueillement religieux, une sorte de gavotte un peu brusque et une scintillante polonaise. Malgré l’unité qu’y apportent le principe et l’emploi du thème varié, ces traits divers peuvent sembler aussi capricieux, aussi disparates que dans l’admirable « Fête à Montmartre » de la Vie du poète de Gustave Charpentier ou dans les bouffées d’échos que nous apportent les subtiles et exquises Fêtes de Debussy[40]. Mais nous savons par Richard Pohl[41], que Liszt a écrit Bruits de fête à un moment où il envisageait comme prochain son mariage avec la princesse Caroline de Sayn-Wittgenstein, grande propriétaire foncière en Podolie. Quel jet de lumière, — encore que donné par une lanterne sourde ! Le titre de Bruits de fête pourrait se traduire en clair par Jour de noces seigneuriales à Wronince, avec le rassemblement des « serfs » sonné par la fanfare, avec le thème religieux de la bénédiction nuptiale, avec la gavotte un peu déhanchée et surtout la polonaise nationale des réjouissances populaires. Ce lyrisme secret fait d’un tableau, en apparence tout superficiel, un poème comme les autres — et que la réalité n’a pas suivi.

Reste Orphée.

On imagine sans peine un poème musical — Saint-Saëns en eût fait une composition analogue à Phaéton ou à la Jeunesse d’Hercule — empruntant des éléments descriptifs, narratifs ou symboliques, dans la légende d’Orphée, soit à l’épisode d’Eurydice, soit à Orphée déchiré par les Ménades avant que sa lyre ne soit mise par Zeus au rang des constellations.

Liszt se défend d’un pareil dessein. En évoquant non pas la fable, mais le seul nom d’Orphée, il a voulu célébrer la puissance de l’art, c’est-à-dire de la musique et son rayonnement pour apaiser, par ses « flots mélodieux, ses accords vibrants comme une douce et irrésistible lumière », les instincts brutaux de l’humanité et les forces hostiles de la Nature elle-même[42]. Dans nombre des « poèmes symphoniques », des thèmes larges et sereins opposaient aux doutes, aux épreuves, aux tourments, aux orages, ce pouvoir souverain d’apaisement et de lumière : nous l’avons vu entre autres dans Ce qu’on entend sur la montagne, dans les Préludes, dans Prométhée, dans les Idéals, dans les Bruits de fête eux-mêmes. À son tour, Orphée montre cet empire, mais il l’exerce sans dispute et même sans partage. Tout contraste, tout conflit a disparu. Une effusion majestueuse et douce, dont le souffle n’est que celui d’une poitrine inspirée et la chaleur celle d’une âme émue, s’épanche sans heurt et sans trouble. L’ondulation du sentiment ne dépasse pas l’amplitude qu’elle pourrait offrir dans un andante de sonate, de quatuor ou de symphonie. Rien n’y suggère le mouvement, l’image, l’idée, le symbole même. À peine quelques mesures de lents arpèges, en prélude — comme elles pourraient figurer en tête de toute composition de musique « pure » —, peuvent-elles être associées au nom du harpiste légendaire et laisser imaginer ici une improvisation d’Orphée, une de ces improvisations qui apprivoisaient les bêtes sauvages, amollissaient les pierres, ouvraient les portes de l’Érèbe[43], accomplissaient en un mot tous les miracles ; mais improvisation libre, sans autre objet qu’elle-même et son épanchement, planant au-dessus de toute agitation, ne dominant le monde que pour le pacifier et le bénir. À cette apothéose immatérielle de la musique, point n’est besoin pour triompher de résoudre des problèmes, de trancher des luttes, d’arbitrer ou de terminer des drames. En ce sens, Orphée met aux « poèmes symphoniques » de Liszt une couronne idéale, une auréole. Mais cette purification, cette transfiguration de la musique, en l’élevant à ce sommet, ne dépassent-elles pas plus encore qu’elles ne les dominent, la poétique et le principe même des « poèmes symphoniques » ? Ne vont-elles pas jusqu’à les démentir ou à les contredire plus encore qu’elles ne les illustrent et ne les exaltent ? Et ne serait-ce pas dans le procès de tendance, toujours ouvert, qui lui est fait, un témoignage que le poème symphonique porterait contre lui-même[44] ?

C’est dans l’examen sommaire de ses « poèmes symphoniques » qu’il convenait de chercher la définition d’un genre dont Liszt est le créateur, définition malaisée et qui risque de se dérober, les seuls genres qui admettent une définition précise étant ceux qui peuvent la demander à leur forme : sonnet, ballade, etc. Mais le propre du poème symphonique est de se créer à lui-même cette forme, d’après son sujet. Comme son principe émane, chez Liszt, de la pensée autant que de la musique, on peut trouver l’essentiel de cette définition chez Alfred de Vigny, en tête des poèmes dont il publiait un choix en 1837, l’année même où Liszt, dans la Revue et Gazette musicale, défendait le principe et envisageait le développement de la musique à programme : « Le seul mérite qu’on n’ait jamais disputé à ces compositions, c’est d’avoir devancé en France toutes celles de ce genre, dans lesquelles une pensée philosophique est mise en scène sous une forme épique ou dramatique. » Supprimez dans ces lignes la restriction à la France : chose loisible, puisque la musique est un langage universel ; remplacez les mots « épique » et « dramatique » par celui de « musical » et le manifeste de Vigny devient la devise même de Liszt, formulée seulement avec plus de concision qu’il n’a jamais fait, car il tombait volontiers dans la prolixité, soit qu’il tint lui-même la plume, soit qu’il la confiât à la comtesse d’Agoult ou à la princesse de Wittgenstein.

Mais cette formule ne définit encore que l’objet du poème symphonique. Reste à fixer les conditions qui permettent à cet objet de se réaliser.

Par opposition avec les trois ou quatre morceaux de la symphonie classique, la première de ces conditions est l’unité. Le poème symphonique ne doit comporter qu’un morceau, pour permettre à l’idée ou au symbole qui l’inspire de se développer d’un trait, sans coupure et sans interruption. Cela est si vrai, que Liszt lui-même n’a pas donné le titre de « poème symphonique » à des œuvres où il en appliquait pourtant les procédés et le style : la Faust-Symphonie, la Dante-Symphonie, les deux Épisodes d’après le Faust de Lenau (la Valse de Méphisto et la Processton nocturne) ; la Faust-Symphonie se compose, en réalité, de trois poèmes symphoniques, chacun des trois morceaux caractérisant un des trois personnages principaux du drame, Faust, Gretchen[45] et Méphisto ; la Dante-Symphonie partage aussi ses deux mouvements entre l’Enfer et le Purgatoire.

L’unité est donc essentielle à la définition du poème symphonique ; mais cette unité n’est pas formelle, externe et seulement celle d’un cadre. Elle doit résumer, condenser, une œuvre totale ou une pensée unique : c’est l’unité d’action de la tragédie classique. Tel ne sera pas le cas des deux Épisodes, qui n’embrassent pas tout le poème de Lenau, mais n’en rappellent l’un et l’autre qu’une scène isolée.

Inversement, le prédicat de « symphonique » suppose et impose l’orchestre, excluant ainsi du poème symphonique des œuvres qui en suivent la poétique, mais au piano, entre autres, mainte page des Années de pèlerinage (par exemple la Chapelle de Guillaume Tell, la Vallée d’Obermann, Après une lecture du Dante, plus tard les Jeux d’eaux de la ville d’Este), la Bénédiction de Dieu dans la solitude[46], les deux légendes de Saint François de Paule marchant sur les flots et de Saint François d’Assise prêchant aux oiseaux, la première beaucoup plus éloquente que la seconde.

Dans cette marge que les poèmes symphoniques laissent au piano, on ne saurait exagérer l’importance des pathétiques Variations sur le thème de lamentation, plaintives, désolées, mais s’achevant par l’acte de foi du choral : « Ce que Dieu fait est bien fait. » Par sa logique émouvante, par cet aboutissement du doute à la foi, l’œuvre jette après coup et à rebours, sur le sens des poèmes symphoniques, une vive lumière, qui s’étend même bien au-delà et éclaire des œuvres classiques pour nous y montrer de véritables poèmes symphoniques en germe ; qu’il suffise ici d’en signaler deux : la sonate op. 110 de Beethoven, où le thème initial, rêveur et hésitant, du premier mouvement


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  do4. lab8( lab8. lab16\startGroup | reb4) sib2 | mib4.(\stopGroup reb8) mib^. fa^. | mib8.^\trill re16( reb8) r8
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engendrera le sujet, si résolu, si sûr de lui, de la fugue finale[47] :


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enfin, la Fantaisie chromatique et fugue avec son opposition entre la lassitude du chromatisme descendant, au cours de l’errante Fantaisie[48] et, au contraire, l’assurance conquérante du chromatisme ascendant, du sujet de la fugue, au progrès si ample et si serré, la plus belle fugue peut-être de toute la musique.

L’unité est donc la première loi du poème symphonique, unité externe ou de forme, unité interne ou de sujet : du sujet mais plus encore du sentiment, ressort vivant qui donne à la pensée musicale et à son expression une large ampleur de trajectoire. À cette unité doivent tendre et se subordonner, également au point de vue de la forme, les développements et, au point de vue de la « matière », les rythmes, thèmes, harmonies et timbres, les contrastes eux-mêmes n’ayant pour objet que de donner tout son relief, tout son accent, toute sa clarté, toute son éloquence à cette unité, comme le faisait Beethoven. Il n’est pas un fragment, pas un détail, si séduisants qu’ils puissent être en eux-mêmes, qui ne concourent à cette convergence. Qu’un mot, qu’une phrase, qu’une allusion, qu’un souvenir aident ici à la cristallisation, qu’ils ouvrent à la musique un domaine plus étendu dans l’empire de l’imagination ou du cœur, elle n’a qu’à y gagner. Le défaut en serait peut-être plus sensible dans certaines œuvres de Beethoven. La querelle de principe entre les partisans exclusifs de la musique pure et les adeptes de la musique à programme ne sera jamais tranchée. Il n’y a pas de balance qui permette ici de peser le pour et le contre ; tout se ramène, d’une part à des goûts personnels — dont on ne discute pas — et à des cas d’espèces. Un beau poème symphonique vaut mieux qu’une méchante symphonie ; une bonne symphonie est préférable à un médiocre poème symphonique.

La vérité, une vérité souple, nuancée, presque contradictoire sous ses jours divers, avec l’instabilité radicale de mainte vérité humaine, a été dite par Schumann, musicien en qui survivait une larve de poète : « Ce que font les poètes quand ils cherchent à enclore le sens de tout poème dans un titre, pourquoi les musiciens ne le feraient-ils pas aussi ? Le tout est qu’une telle allusion verbale ait du sens et de la délicatesse : à cela se reconnaîtra la formation d’un musicien… On se trompe assurément, si l’on croit que les musiciens disposent leur plume et leur papier dans l’intention misérable d’exprimer, de figurer ou de peindre ceci ou cela. Mais qu’on ne restreigne pas pour autant les influences et impressions fortuites du dehors. Inconsciemment, à côté de l’imagination musicale, une idée continue souvent d’agir ; à côté de l’oreille, l’œil. Celui-ci, l’organe toujours actif, maintient, au milieu des bruits et des sons, certains contours, qui peuvent former, avec la musique prééminente, des figures déterminées. Plus les éléments apparentés à la musique portent en eux les pensées ou les images créées par les sons, plus la composition aura d’expression plastique ou poétique ; plus fantastique[49] ou aiguë est la conception du musicien, plus son œuvre gagnera en élévation ou en émotion… L’essentiel est que la musique, sans texte ou sans explication, soit quelque chose en elle-même et que l’esprit y règne… Ce n’est jamais un bon signe pour une musique d’avoir besoin d’un titre : car elle n’émane pas alors d’une source intérieure profonde, mais doit son impulsion à une entremise extérieure[50]. »

Le poème symphonique court néanmoins plus d’un danger. La liberté de forme, qu’il affiche comme une de ses conquêtes, n’est-elle pas toute relative et en partie illusoire ? Nous avons vu qu’elle ramène presque toujours le plan et le développement au trinôme hégélien, thèse, antithèse, synthèse, déjà posé, quoique de façon moins explicite, dans les dernières œuvres de Beethoven. Les éléments ou procédés musicaux, dont il fait usage pour réaliser objectivement ses intentions suivant ce plan, appartiennent à un répertoire tout aussi conventionnel, pour ne pas dire usé. Le rythme carré et la trompette des marches guerrières, les saccades de l’agitation, les trémolos de l’inquiétude, le chromatisme strident des orages du ciel ou du cœur, le cor des chevaliers égarés dans les forêts où va percer la petite flûte des lutins, le quos ego des trombones, le hautbois des pâtres, le « six-huit » des galops fantastiques, le tambourin des bayadères, le violon ou la clarinette solos pour l’isolement d’une âme désemparée après la « thèse » et l’ « antithèse », avant de trouver la clef de la « synthèse », voilà autant de formules qui ont vite tourné au convenu, au rebattu, au poncif, plus vite sans doute que les dessins ou les timbres d’une sonate, d’un quatuor ou d’une symphonie.

Peut-être conviendrait-il de chercher ici par quel jeu des sens, de l’esprit et du sentiment, s’opère cette sorte de projection des éléments musicaux sur un autre plan, dans une autre sphère que ceux de la musique même, en suscitant des impressions, en éveillant des idées, en dessinant même des images qui d’abord y pouvaient sembler étrangères. Il m’est arrivé de rappeler[51] à propos de musique, que, dans notre vie affective, la sensation pure, et surtout la sensation isolée, n’existe pas. Le centre de son noyau sensoriel rayonne d’un halo, comparable aux harmoniques du son fondamental et qui dans ses dégradations imperceptibles, inconscientes, prend une sorte de contact avec le halo pareil d’une sensation différente. Ces franges voisines se pénètrent ; l’une agit sur l’autre de même que les cylindres d’une calandre ou les roues dentées d’un engrenage ; leur contrariété même crée un mouvement et effectue un « travail » qu’un seul de ces cylindres, une seule de ces roues, ne suffirait pas, isolément, à produire. Le résultat de cette action n’est pas infaillible et ne s’obtient pas à point nommé, parce qu’il s’agit d’un phénomène nullement mécanique, mais vital. Il y faut à la fois la spontanéité, l’adresse et la mesure, qui mettent l’invention au service du génie ou du talent. Cette parenté humaine des impressions reste en effet et toujours approximative. Elle ne va ni jusqu’à une entière analogie ni jusqu’à un parallélisme rigoureux[52]. Elle ne dépasse jamais une certaine limite, fût-ce au sens mathématique du terme. Elle conserve malgré tout un jeu, une marge qu’il ne faut pas réduire à l’excès par la contrainte, si l’on ne veut pas que l’assimilation devienne ici un de ces problèmes comme la quadrature du cercle ou la trisection de l’angle, dont l’insolubilité ne s’accuse jamais mieux que par une recherche trop minutieuse, par une poursuite trop acharnée de la solution, erreur que Richard Strauss, par exemple, n’a pas toujours évitée. Impressions visuelles, idées, souvenirs, symboles d’une part et impressions musicales d’autre part restent, en dépit de tout, sur deux plans différents ; d’un plan sur l’autre, il ne doit y avoir qu’une sorte de projection active et non un calque inerte.

D’autres dangers menacent le poème symphonique, dont l’un est la recherche du caractère, de l’accent, dans les thèmes, parfois au détriment de leur valeur intrinsèque ; inconvénient auquel la musique de théâtre — qui le connaît — remédie par le secours du spectacle et du geste. Mais dans la musique pure elle-même, la plus symphonique de toutes les symphonies — la cinquième de Beethoven — développe un motif en lui-même extrêmement pauvre et qui, chez tout autre, fût demeuré stérile…

Il arrive aussi que le poème symphonique, pour atteindre son objet et remplir son dessein, se doive à lui-même de ne pas reculer devant des développements ingrats : nous en trouvons des exemples, chez Liszt, dans le décousu d’Hamlet (ce sera bien autre chose, plus tard, chez Richard Strauss) et dans la prolixité de Ce qu’on entend sur la montagne. Mais il y a des auditeurs, même attentifs et relativement éclairés[53], que la trituration des thèmes, dans le développement symphonique de la forme sonate, lasse par son insistance.

Le tort ou l’inconvénient le plus grave que l’on puisse objecter au poème symphonique est de supposer chez l’auditeur une éducation historique, littéraire, philosophique moyenne, c’est-à-dire aujourd’hui assez rare et qui le devient chaque jour davantage. Quelques mots sur un programme n’y suppléent pas. À qui ne connaît pas son Shakespeare ou son Eschyle, ils feront prendre Hamlet pour un personnage dans le genre de Triplepatte et Prométhée pour le patron des émeutiers. Faute d’être dès longtemps pénétré jusqu’à une familiarité devenue inconsciente par l’idée ou le symbole que le musicien veut dégager et exprimer, l’auditeur dérouté, égaré, bute, trébuche et s’arrête alors sur des détails superficiels, momentanés, fugaces, dont il cherche en vain la signification matérielle et qui le détournent de l’ensemble. Deux lignes pauvres et sèches qu’il vient de lire ne tiennent pas lieu de cette imprégnation préalable, d’où seul peut sourdre le sentiment et jaillir après lui l’émotion[54].

Parmi les compositeurs eux-mêmes, beaucoup sont tombés dans une méprise analogue. Du poème symphonique, tel que l’avait conçu et réalisé Liszt, ils ont retenu surtout les détails extérieurs et les procédés ; ils ne l’ont souvent suivi qu’en surface. Le mot de dégénérescence risquerait de jeter un injuste discrédit sur des œuvres dont un grand nombre sont belles et attachantes et que chacun a le droit de préférer à celles de Liszt lui-même. On peut au moins parler d’altération et d’une évolution qui marque des progrès dans le détail, mais non dans l’esprit. Chez les successeurs de Liszt, combien d’ailleurs s’en est-il trouvé pour posséder cette large ouverture d’esprit, cette générosité parfois un peu tapageuse du cœur, cette avidité de tout comprendre, cette chaleur d’âme, cette ardeur à tout aimer ? Qu’un peu de la fumée qu’il trouvait chez Beethoven enveloppe et obscurcisse parfois chez lui-même une si noble flamme (on ne doit pas toujours craindre, en parlant de Liszt, quelques expressions démodées) cela est trop certain. Elle ne l’étouffe et surtout ne l’éteint pas pour autant : mais n’est-elle pas morte avec lui ?

Bref, la musique, dans les poèmes symphoniques de Liszt, était un foyer : chez la plupart de ses successeurs, elle tend à n’être plus qu’un reflet. L’influence de Liszt ne s’est d’ailleurs pas exercée d’une façon immédiate, mais seulement après une assez longue éclipse ; dans l’Allemagne musicale, qui eût été le domaine le plus proche de son action, sous la double hégémonie de Wagner et de Brahms, il n’y avait pas de place pour le poème symphonique. Plus tard, les poèmes de Saint-Saëns, en particulier la Danse macabre, ont connu une vogue dont Liszt lui-même n’avait pas bénéficié ; ils se sont, dans une large mesure, substitués aux siens pour proposer des modèles.

De plus, si le poème symphonique, sous la forme, non certes fixe et définitive, mais organique et achevée que lui donnait Liszt, n’est déjà plus tout à fait contemporain du romantisme qui, en musique, avait dit son dernier mot avec l’ouverture de Manfred et Lohengrin, il en est issu directement, comme un fruit à maturité un peu tardive. Mais un genre associé de si près, par nature, aux conceptions littéraires, artistiques et philosophiques d’une époque ne pouvait manquer d’en suivre l’évolution dans les époques suivantes. En France, par exemple, au romantisme succédera le Parnasse, au Parnasse le symbolisme (si mal nommé), au symbolisme l’impressionnisme : la musique symphonique s’y attellera successivement.

Enfin, par la variété de leurs sujets — qui masquait l’unité de principe et de forme —, les « poèmes symphoniques » de Liszt ouvraient aux musiciens du lendemain une quantité de voies divergentes, orientées vers la nature, la foi, la légende, l’histoire, la poésie. S’il est vrai, comme le veut Pascal, que l’erreur la plus générale des hommes consiste à prendre le moyen pour la fin, presque tous les successeurs de Liszt y sont tombés, s’attachant à exploiter les moyens appliqués par lui à la poursuite d’une fin qui leur échappait.

Le terme et, par cet abus du langage, l’idée même de poème symphonique se sont alors étendus dans le langage courant d’une façon abusive pour désigner toute la « musique à programme » et bientôt toute la « musique à titre », genre dont il n’était qu’une espèce limitée, qui, nous l’avons vu, restreignait l’action du programme et du titre. La majorité des auteurs a évité cette confusion et le nombre est somme toute fort restreint des œuvres qui, après Liszt, portent le titre littéral de « poème symphonique ». On rencontre plus souvent ceux de ballade, légende, tableau, mais un tri trop exclusif, opéré suivant ce strict principe de terminologie, donnerait peut-être dans le pédantisme et l’arbitraire.


  1. Il en subsiste quelque chose au fond, tout au fond des « poèmes symphoniques », qui lui doivent sans aucun doute un peu de leur hardiesse, de leur éloquence, mais aussi, par endroits, de leur grandiloquence. Avec Liszt, quand le virtuose, devenu compositeur avant de se faire abbé, passe ainsi de l’estrade à la tribune, quoi d’étonnant à ce que cette tribune tienne le milieu entre l’estrade et la chaire ?
  2. Nous sera-t-il permis de rappeler que nous avons tenté ailleurs (Liszt, p. 112 et suiv.) de dégager et d’analyser avec plus de détail les composantes d’où résultent le génie (pour autant que le génie résulte de quoi que ce soit d’assignable) et la poétique de Liszt, tels qu’on les voit se manifester dans les Poèmes symphoniques ?
  3. « Pour nous, musiciens, l’œuvre de Beethoven est semblable à la colonne de nuée et de feu qui conduisit les Israélites à travers le désert… Son obscurité et sa lumière nous tracent également la voie que nous devons suivre. » Lettre à W. von Lenz, Franz Liszts Briefe, hgg. von La Mara (Leipzig, Breitkopf et Härtel, tome I, pp. 123, 124).
  4. Gesammelte Schriften (tome IV, pp. 21 et 50).
  5. Si, dans son écriture « pianistique », beaucoup de formules rappellent l’orchestre, il arrive aussi que le piano s’attarde, reparaisse ou subsiste dans son écriture d’orchestre. C’est sensible, en particulier, dans Mazeppa, qui est presque la version pour orchestre d’une des Études d’exécution transcendante.
  6. En voici les titres : 1o  Ce qu’on entend sur la montagne (d’après Victor Hugo) ; 2o  Tasso (Lamento e trionfo) ; 3o  les Préludes (d’après Lamartine) ; 4o  Orphée ; 5o  Prométhée ; 6o  Mazeppa (d’après Victor Hugo) ; 7o  Fest-Klange (Bruits de fête) ; 8o  Héroïde funèbre ; 9o  Hungaria ; 10o  Hamlet ; 11o  la Bataille des Huns (d’après Kaulbach) ; 12o  les Idéals (d’après Schiller).
  7. Nous le verrons de la sorte plus sourcilleux et plus fumeux avec Hugo, dans Ce qu’on entend sur la montagne, suave et abondant avec Lamartine dans les Préludes et — si nous passons de l’orchestre au piano — dans la Bénédiction de Dieu dans la solitude.
  8. Dont une version avec orchestre est devenue, on le sait, la Fantaisie hongroise.
  9. Le drame de Gæthe est loin, en effet, d’embrasser toute la vie de son héros et n’en retient qu’un épisode où il n’y a encore que de l’amertume, sans tragédie.
  10. Nous soulignons à dessein le mot moment.
  11. Sa mère était autrichienne ; l’allemand était sa langue maternelle et celle de ses premières années. Il l’a toujours pratiqué concurremment avec le français qui a été pourtant sa langue littéraire.
  12. Au cours de ce développement paraît souvent la plainte d’une gamme chromatique descendante, dont on vante l’accent chez Bach (Liszt écrira plus tard de magnifiques Variations pour piano sur ce thème de Bach) ou chez Mozart : elle n’est pas moins expressive chez Liszt, ni moins classique.
  13. Thème d’amplification littéraire pour Hugo et de symbole musical pour Liszt, cette légende de Mazeppa est d’ailleurs dépourvue, on le sait, de toute vérité historique.
  14. Peu de pianistes se risquent à exécuter ces Études d’après l’édition originale de 1841, d’une virtuosité beaucoup plus luxuriante que la seconde version, jouée communément aujourd’hui et déjà fort difficile : je crois bien pour ma part ne les avoir jamais entendues dans cette première forme que sous les doigts magiques de Busoni. — Dans la Symphonie héroïque, le finale varié reprend de la sorte un thème utilisé trois fois déjà par Beethoven, dans une contredanse de 1796, dans les Variations pour piano, op. 35, et chose plus significative, dans le final de la pantomime-ballet les Créatures de Prométhée, usage qui nous donne la clef de la symphonie « écrite sur Bonaparte », ainsi assimilé à Prométhée.
  15. Dont la musique seule peut se faire l’interprète, fût-ce par l’artifice et grâce aux ressources du contrepoint.
  16. De s’interroger et, à l’occasion, de se battre : il y a une cinquantaine d’années, Catulle Mendès et un journaliste du nom de Georges Vanor allèrent sur le pré, s’étant disputés pour savoir si Hamlet était gras ou maigre.
  17. « Allons tranquillement de livre en livre, de Hamlet en Prométhée », écrivait un jour à Henri Lehmann Mme d’Agoult (Une correspondance romantique : Mme d’Agoult, Liszt, Lehmann, p. 226, Paris, Flammarion). Même après leur rupture, on voit de temps à autre se profiler derrière Liszt l’ombre de Mme d’Agoult…
  18. Pour ce drame même, dont la représentation suivait, Liszt a écrit des chœurs qui reprennent quelques motifs du poème symphonique, sur des paroles qui en précisent la signification. Le motif de l’espoir y chante « la divine, humaine et sage Thémis », guide et protectrice des hommes ; le sujet de la fugue, fort élargi, évoque ce qui « fleurit de céleste sur la terre et élève les hommes au rang des dieux ».
  19. Voir plus haut, p. 17.
  20. C’est ainsi qu’un des thèmes du début
    
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    \\
    { <dob, mib~>2 | <sib mib>2. }
  >>
  r4 | r2 <<
    { fad'2~ | fad( mid4) }
    \\
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  >>
  r4
  }}

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  \clef bass
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  r4^\f <dob dob'>4.^\> <do do'>8 <reb reb'> <re re'>\! | <mib mib'>4 r4 r2 | r4^\f <la, la'>4.^\> <sib sib'>8 <si si'> <do do'>\! | <dod dod'>4 r4 r2
  }}
>>

    reviendra en 1875 comme en-tête aux magnifiques Variations sur le thème chromatique de Bach :

    
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  \clef bass
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  \partial 4 <fa lab reb fa>4~_\markup{\dynamic "ff" \italic "pesante"} | <fa lab reb fa>2. | <mi sol do mi>8_\f r8 r4 <mib solb dob mib>4~_\markup{\dynamic "ff" \italic "pesante"} | <mib solb dob mib>2. | <re fa sib re>8_\f r8
  }}

  \new Staff { \relative do, {
  \key lab \major
  \clef bass
  \time 3/4
  \override Score.BarNumber.break-visibility = ##(#f #f #f)
  \partial 4 r4 | <lab lab'>4.( <la la'>8 <sib sib'> <si si'>\! | <do do'>8) r8 r4 r | <solb solb'>4.( <sol sol'>8 <lab lab'> <la la'>\! | <sib sib'>8) r8
  }}
>>
  21. S’il date bien de 1830, il devance donc les citations que Schumann fera lui-même de la Marseillaise dans le Carnaval de Vienne et dans les Deux Grenadiers. Ils font penser ici à la Barricade d’Eugène Delacroix, avec ce lambeau frangé d’un drapeau tricolore, dont le vent dispute à la hampe le peu que les balles y ont laissé.
  22. Wagner ne s’y est pas trompé et ce motif de l’Héroïde funèbre :
    
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\relative do' {
  \key lab \major
  \clef bass
  \time 4/4
  \override Score.BarNumber.break-visibility = ##(#f #f #f)
  r2 r8. solb16[ la8 r16 sib16] | <la do>8[ r16 <sib reb!>16] <do mib>2( <re fa>4) | <mib solb>8 r8
}

    ne sera pas perdu pour le prélude du troisième acte de Tristan.

  23. Au point de vue de leur publication.
  24. Sur le réveil du patriotisme hongrois chez Liszt, voir ses Pages romantiques (Paris, F. Alcan, p. 233).
  25. « Vivre en travaillant, mourir en combattant », Liszt inscrit en exergue cette devise des canuts insurgés, avant le morceau des Années de Pèlerinage intitulé Lyon.
  26. Si surabondants que Liszt n’a peut-être pas tort d’y permettre et même d’y suggérer une coupure, qui sacrifie pourtant un épisode calme, méditatif, éloquent comme une trève dans la bataille.
  27. Ces trois notes, Wagner les reprendra au deuxième acte de la Valkyrie, dans « l’Annonce de la mort », et César Franck pour en faire le thème essentiel de son inquiète symphonie. Les œuvres de Liszt, en particulier les « Poèmes symphoniques », ont été pour Wagner, au moment où il entreprenait l’Anneau du Nibelung et Tristan, une mine d’où il a tiré, avec un certain nombre de thèmes, l’exemple d’un style symphonique applicable au théâtre. On s’en aperçoit à sa nouvelle manière depuis Lohengrin. Lui-même en convenait dans l’intimité, tout en n’aimant pas que cela fût publié.
  28. La quarte diminuée, en devenant quarte juste, fait passer l’expression du thème de l’incertitude à l’affirmation. Ce sont là des traits, inconscients et vivants chez les maîtres, et qui, chez les imitateurs et les épigones, ne sont plus que froid et inerte calcul.
  29. Le fa double dièse est une altération que l’on rencontre avec la même suavité appuyée dans la Loreley, pour donner un accent captivant aux séductions de l’ondine.
  30. Sauf, pour Beethoven, dans la IVe et la VIIe Symphonie, où le thème de l’allegro se dégage peu à peu de l’introduction. Ce sera le cas, d’une façon bien plus nette, dans la Ire Symphonie de Schumann et dans la Symphonie écossaise de Mendelssohn, œuvres toutes pénétrées de romantisme, malgré leur fidélité aux formes classiques.
  31. Et en France le Déserteur de Monsigny.
  32. Reyer, dans un feuilleton, parle ainsi d’un des Préludes de Liszt, qu’il aurait entendu à Bade…
  33. La canzonetta qui termine l’op. 111 n’est elle-même qu’une variation ou a été précédée par une variation, la vingt et unième des Trente-trois Variations pour piano sur un thème de Diabelli, si hésitante, si nuageuse, quelquefois si discordante et que transfigure d’une façon prodigieuse le thème si serein, si pur, si éthéré de la canzonetta.
  34. Voir plus haut, p. 12.
  35. Ainsi des mouvements différents ou opposés de la pensée ou du sentiment nous ramènent souvent à la même idée, au même état d’âme.
  36. Un épisode de cette « désillusion » s’apparente à l’un des andante de la sonate de Liszt.
  37. Ici encore Wagner a tendu l’oreille et cette « activité » deviendra celle des Nibelungen, dans la forge souterraine d’Alberich, au troisième tableau de l’Or du Rhin.
  38. Pomposo, disperato, les indications de cette nature, que l’on rencontre parfois chez Liszt, accusent une redondance, une enflure à laquelle il n’échappe pas toujours.
  39. Fest-Klange : le mot bruit n’est pas une traduction exacte du mot Klang qui évoque des sons plus rayonnants, comme est déjà le son musical. Mais Sons de fête serait inacceptable en français. Malgré moins de fidélité littérale et l’idée d’éloignement qui s’y attacherait, Échos de fête serait peut-être une formule meilleure.
  40. Qui, comme la charmante et rare Soirée dans Grenade, doivent bien quelque chose à l’épisode en si majeur de la polonaise en mi bémol mineur (op. 26, no 2) de Chopin.
  41. Pohl, Uhlig, Weissheimer, Alexandre Ritter, Georges Herwegh, Hans von Bülow lui-même : autant de familiers à qui nous devons des indications souvent précieuses sur Wagner et Liszt. Sans doute n’éclairent-ils pas plus, à la dérobée, que l’envers du décor, mais auquel cette lumière donne parfois sur tel ou tel point une transparence révélatrice.
  42. Il y a ici une étroite parenté d’expression entre Orphée et quelques pages des Consolations pour piano, écrites à la même époque ; le terme ou l’idée de « consolation » peut donc s’appliquer dans une certaine mesure aux épanchements plus amples d’Orphée.
  43. C’est sur un des thèmes d’Orphée que le Voyageur, au premier acte de Siegfried force la porte de Mime.
  44. Orphée est le titre donné à l’un de ses fragments de Palingénésie sociale par le doux et nuageux Ballanche : dans les années les plus enthousiastes de sa jeunesse, Liszt avait fréquenté et grandement vénéré ce dernier-soupirant de Mme Récamier.
  45. Dont le thème délicieux reparaîtra, à la fin du troisième morceau, pour chanter l’Éternel féminin.
  46. Les Funérailles restent dans l’ombre de l’Héroïde funèbre.
  47. Les formules d’arpèges brisés passent aussi du premier mouvement au finale et accentuent cette unité interne.
  48. Rappelons ici qu’en allemand Phantasie veut dire « improvisation ».
  49. C’est-à-dire, « créatrice d’images, de formes ou de rêves » : le terme est en allemand beaucoup moins fort qu’en français ; mais tout autre mot français serait trop faible pour rendre le sens du mot allemand.
  50. Schumann, Gesammelte Schriften über Musik und Musiker, passim.
  51. Petit Guide de l’auditeur de musique, Avant-propos, passim.
  52. Le parallélisme est d’ailleurs un principe stérile, puisque deux parallèles ne se touchent jamais, sinon à l’infini (ce qui est matière à une controverse éternelle) : seules, certaines courbes, qui gardent l’apparence du caprice, permettent un contact entre leurs points.
  53. Entre autres Eugène Delacroix (Journal, II, 154).
  54. Trois exemples à l’appui : 1o  La bévue de Reyer sur les Préludes de Liszt (voir plus haut, p. 35) ; 2o  Il y a une quinzaine d’années, un compositeur soumettait à un chef d’orchestre réputé, directeur d’une association de premier plan, un poème symphonique intitulé Gethsémani. Peu disposé pour une raison ou pour une autre à recevoir l’ouvrage, et poussé par l’insistance de l’auteur dans les derniers retranchements de l’échappatoire, l’éminent batteur de mesure finit par lui demander : « Et puis d’abord, Gethsémani, qu’est-ce que ça veut dire ? » Ne comptez donc pas trop, vous qui écrivez de la « musique à programme », sur la vertu suggestive ou éclairante d’un titre quelconque… ; 3o  Plus récemment, le chroniqueur polyvalent qui, dans le Figaro, emprunte un pseudonyme élégant à la toponymie de Proust, rendant compte d’une cantate de Paul Hindemith exécutée sous la direction de l’auteur, au festival de Lucerne et vantant le brio de cette exécution, parlait de l’œuvre comme célébrant « le peintre Matisse » (sic), alors que, nul ne l’ignore, le Mathis, der Maler de Paul Hindemith n’est pas Henri Matisse, mais Mathias Grunewald (1475-1528 [?]), le fameux peintre de Colmar…