Le Pirate (Montémont)/Chapitre XXXVIII

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 16p. 408-417).

CHAPITRE XXXVIII.

l’évasion.


Fuis, Fléance, fuis ! tu peux échapper.
Shakspeare. Macbeth.


C’était pour ajouter un nouveau moyen de succès aux différents artifices par lesquels Norna s’efforçait de soutenir ses prétentions à une puissance surnaturelle, qu’elle avait cherché à acquérir une connaissance exacte de tous les passages secrets et de toutes les retraites cachées, dus à la nature ou à l’art, dont elle avait pu entendre parler par tradition ou autrement ; par cette connaissance elle avait pu souvent accomplir des prodiges qui, sans cette circonstance, eussent été inexplicables. Ainsi, lorsqu’elle s’échappa du sanctuaire à Burgh-Westra, c’était à l’aide d’un panneau glissant qui cachait un passage secret dans la muraille, connu d’elle seule et de Magnus, qui, elle en était certaine, ne la trahirait pas. En outre, la prodigalité avec laquelle elle dépensait un revenu considérable, qui autrement lui eût été inutile, la mettait à même de se procurer à l’instant toutes les nouvelles qu’elle désirait savoir, et de s’assurer de tous les agents qui lui étaient nécessaires afin de mettre ses plans à exécution. Cette fois Cleveland fut à même d’admirer et sa sagacité et ses ressources.

Elle pressa fortement un ressort presque invisible, et une porte qui était cachée sous une riche boiserie dans la cloison qui sépare l’aile orientale du reste de la cathédrale, s’ouvrit et laissa voir un passage étroit et sinueux où elle entra en disant bas à Cleveland de la suivre et d’avoir soin de bien fermer la porte derrière lui ; il obéit, et la suivit dans les ténèbres au milieu d’un silence profond, tantôt descendant des marches, dont elle lui disait toujours le nombre d’avance, tantôt montant et souvent tournant tout-à-coup. L’air circulait plus librement qu’il ne s’y serait attendu dans ce passage, car il était ventilé, en différents endroits, par des soupiraux invisibles et ingénieusement pratiqués, qui communiquaient avec le grand air. Enfin leur longue course se termina, et Norna tirant un panneau qui ouvrait dans un lit de bois, ou lit en coffre, comme on les appelle en Écosse, le fit entrer dans un appartement antique, mais fort misérable, avec une fenêtre grillée et un plafond en voûte. Le mobilier était en très mauvais état, et les seuls ornements de cette pièce étaient, d’un côté de la muraille, une guirlande de ruban passé, tel que ceux dont on décore les vaisseaux qui vont pêcher la baleine, et de l’autre, un écusson portant des armes et une couronne de comte, entourées des emblèmes ordinaires des sépulcres. La pioche et la pelle qui étaient dans un coin, ainsi que la présence d’un vieillard qui, portant un habit noir usé et un chapeau à grands rebords, lisait devant une table, annonçaient qu’ils étaient entrés dans l’habitation du sacristain ou du fossoyeur, et qu’ils voyaient ce respectable fonctionnaire.

Lorsque son attention fut attirée par le bruit du panneau glissant, il se leva, et montrant un profond respect, mais aucune surprise, il ôta son lugubre chapeau de dessus ses cheveux gris et rares, et se tint découvert en présence de Norna avec un air de grande humilité.

« Soyez fidèle, dit Norna au vieillard, et gardez-vous bien de montrer à aucun mortel le secret passage qui conduit au sanctuaire. »

Le vieillard s’inclina en signe d’obéissance et de remercîments, car tout en parlant, elle lui avait mis de l’argent dans la main. D’une voix tremblante il dit qu’il espérait qu’elle n’oublierait pas son fils, parti pour le Groënland, et qu’elle lui permettrait de revenir sain et sauf comme il était revenu l’année précédente, lorsqu’il avait rapporté la guirlande que l’on pouvait voir suspendue au mur.

« Je ferai bouillir mon chaudron, et mes vers seront chantés en sa faveur, répondit Norna ; Pacolet m’attend-il dehors avec les chevaux ? »

Le vieux fossoyeur fit un signe affirmatif, et la pythonisse dit à Cleveland de la suivre de nouveau ; ils sortirent de l’appartement par une porte de derrière qui les conduisit dans un petit jardin dont l’état délabré répondait à celui de l’habitation qu’ils venaient de quitter. Les murailles à demi écroulées leur permirent de passer aisément dans un autre jardin plus vaste mais non pas mieux tenu, et une porte qui n’était fermée qu’au loquet les introduisit dans une ruelle longue et sinueuse où ils s’engagèrent d’un pas rapide ; Norna avertit tout bas son compagnon que c’était le seul endroit périlleux de leur route. Il faisait alors nuit noire, et les habitants des misérables maisons qui bordaient les deux côtés de cette rue étaient tous renfermés chez eux ; ils aperçurent seulement une femme sur sa porte, mais elle se signa et rentra précipitamment, lorsqu’elle vit le grand corps de Norna passer devant elle en faisant de longues enjambées. Ils arrivèrent enfin dans la campagne, où le nain muet de Norna attendait avec trois chevaux, caché derrière la muraille d’un hangar abandonné. Norna sauta aussitôt sur l’un des trois, Cleveland monta sur un autre, et suivit Pacolet qui monta sur le troisième ; ils s’avancèrent au grand trot à travers les ténèbres ; les animaux pleins d’activité et de feu qu’ils montaient étaient d’une race plus grande que celle des îles Shetland.

Après plus d’une heure de marche rapide, pendant laquelle Norna servit de guide, ils s’arrêtèrent devant une chaumière dont l’extérieur était si délabré, qu’elle ressemblait plutôt à une étable qu’à une cabane.

« Vous resterez là jusqu’à la pointe du jour, car c’est alors seulement qu’on pourra apercevoir votre signal du vaisseau, » dit Norna au capitaine en remettant les chevaux à la garde de Pacolet, et en désignant la porte de la misérable chaumière où elle entra. Elle l’eut bientôt éclairée en allumant la petite lampe de fer qu’elle portait ordinairement avec elle. « C’est un pauvre asile, mais un asile sûr, dit-elle ; car, si l’on venait nous chercher ici, la terre s’entr’ouvrirait sous nos pas, et nous recevrait dans ses entrailles avant qu’on pût nous saisir. Sachez, en effet, que cet endroit est consacré aux dieux de l’antique Valhalla… Et maintenant, dites-moi, homme pervers et sanguinaire, êtes-vous ami ou ennemi de Norna, seule prêtresse de ces divinités oubliées ? — Comment puis-je être votre ennemi, répliqua Cleveland ; la reconnaissance… » — La reconnaissance, » reprit Norna en l’interrompant, « est le mot de tout le monde, et les mots sont la monnaie commune que les fous reçoivent en paiement de la part des fripons ; mais Norna veut être payée par des actions… par des sacrifices. — Eh bien ! la mère, que désirez-vous ? — Que vous ne cherchiez jamais à revoir Minna Troil, et que vous quittiez ces parages dans vingt-quatre heures.

— C’est impossible ; je n’aurais pas le temps de me procurer les provisions dont le sloop a besoin. — Vous aurez le temps, je veillerai à ce que vous soyez abondamment pourvu de tout ; au reste, vous n’êtes pas éloigné de Caithness ni des Hébrides… Vous pouvez donc partir si vous le voulez. — Et pourquoi partirais-je, si je ne veux pas partir ? — Parce qu’en restant ici vous exposeriez d’autres personnes et causeriez votre propre ruine. Écoutez-moi avec attention ; dès la première fois que je vous vis étendu sans connaissance sur le rivage au bas du Sumburgh-Head, je lus sur votre physionomie des présages qui vous liaient intimement à moi et à ceux qui m’étaient chers ; mais était-ce en bien ou en mal, mes yeux ne pouvaient le découvrir. J’ai contribué à vous sauver la vie… à vous conserver vos richesses. J’ai secondé, en agissant ainsi, le jeune homme que vous avez traversé dans ses plus tendres affections, en répandant contre lui des faits controuvés et des calomnies.

— Moi ! calomnier Mordaunt Mertoun ! s’écria le capitaine ; par le ciel j’ai à peine mentionné son nom à Burgh-Westra, si c’est ce dont vous voulez parler. Ce drôle de Bryce, ce colporteur qui voulait, je crois, devenir mon ami, parce qu’il espérait, grâce à moi, augmenter son petit avoir, a raconté au vieux Magnus, comme je l’ai su ensuite, des choses qui, vraies ou fausses, ont été confirmées par la rumeur publique de toute l’île ; mais pour moi, je n’ai jamais pensé avoir un rival en lui, autrement j’aurais pris un moyen plus honorable de m’en débarrasser. — La pointe de votre poignard à double tranchant, dirigée contre le sein d’un homme sans armes, était-ce là votre plus honorable moyen ? » demanda Norna d’un ton sévère.

La conscience de Cleveland fut troublée par ce reproche ; il garda un instant le silence avant de répliquer. « Oui, j’ai eu tort ; mais il est rétabli, grâce au ciel, et peut exiger de moi une honorable satisfaction. — Non, Cleveland ! dit la pythonisse, le mauvais génie dont vous êtes l’instrument est fort puissant, mais il ne prévaudra pas contre moi. Vous êtes d’un caractère que les influences malignes désirent trouver dans ceux qu’elles prennent pour agents ; hardi, audacieux, intrépide, libre de tout principe, et n’obéissant qu’au sentiment erroné d’un orgueil indomptable (sentiment que des hommes comme vous appellent honneur) ; et votre voyage dans la vie a été en conséquence incertain, capricieux, orageux et sanguinaire. De moi, cependant, vous recevrez un frein, » continua-t-elle en levant sa baguette magique avec un air d’autorité ; « oui ! quand même le démon qui préside à votre sort paraîtrait ici environné de toutes les terreurs. »

Cleveland sourit avec dédain. « Bonne mère, dit-il, gardez de tels discours pour le marin grossier qui vous supplie de lui envoyer un vent favorable, ou pour le pauvre pêcheur qui vous conjure d’être propice à ses lignes et à ses filets. Il y a long-temps que je suis inaccessible à la crainte et à la superstition. Évoquez votre démon, si vous en avez un à vos ordres, et mettez-le devant moi ; l’homme qui a passé des années entières dans la compagnie de diables incarnés ne doit guère redouter la présence d’un démon sans corps. »

Ces mots furent prononcés avec une indifférence et un ton d’amertume dont l’énergie était trop puissante pour que les illusions que la folie présentait à l’esprit de Norna pussent y résister ; ce fut d’une voix creuse et tremblante qu’elle adressa cette demande à Cleveland : « Pour qui donc me prenez-vous, si vous me refusez la puissance que j’ai achetée si cher ? — Vous avez du savoir, la mère, répondit Cleveland ; au moins vous avez de l’adresse, et l’adresse procure la puissance. Je vous prends pour une femme qui sait diriger sa barque au milieu du courant des événements, mais je vous refuse le pouvoir de changer leur direction. Ne perdez donc pas vos paroles à m’inspirer des terreurs auxquelles je ne puis céder ; mais dites-moi franchement pourquoi vous voulez que je parte. — Parce que je désire que vous ne revoyiez plus Minna ; parce que Minna est destinée à devenir l’épouse de celui qu’on appelle Mordaunt Mertoun… Parce que, si vous ne partez pas avant vingt-quatre heures, vous êtes perdu… C’est parler clairement, j’espère ; répondez-moi en termes aussi clairs, je vous prie. — Je vous déclare donc en termes clairs que je ne quitterai pas ces îles… pas, au moins, avant d’avoir revu Minna Troil ; et que jamais votre Mordaunt ne la possédera tant que je vivrai. — Écoutez-le ! juste ciel ! écoutez un mortel qui dédaigne le moyen de prolonger sa vie !… Écoutez un être coupable… très coupable, qui refuse le délai que lui laisse encore le destin, pour se repentir et pour sauver une âme immortelle !… Voyez comme il se tient droit, hardi et confiant dans la force et le courage de son jeune âge ! Mes yeux si peu habitués à pleurer… mes yeux mêmes qui ont si peu de sujet de pleurer pour lui, sont appesantis par le chagrin, en pensant à ce que deviendra un si beau corps avant que le soleil se soit levé deux fois ! — La mère, » dit Cleveland avec fermeté, mais d’une voix un peu émue, « je comprends en partie vos menaces ; vous connaissez mieux que nous la marche que tient l’Alcyon… peut-être pouvez-vous (car je reconnais que vous avez montré une adresse merveilleuse dans de pareilles affaires) diriger sa croisière, sa carrière de notre côté. Soit… ce danger ne changera rien à mes résolutions ; si la frégate vient dans ces parages, nous pourrons nous jeter dans les basses eaux, car je ne pense pas qu’ils puissent nous attaquer avec des barques, comme si nous étions un chebec espagnol. Je suis donc résolu à arborer une fois encore le pavillon sous lequel j’ai toujours croisé, à profiter des mille chances qui nous ont tirés d’embarras dans des circonstances plus périlleuses ; enfin à combattre le navire à outrance. Et, quand les choses en seront venues à tel point que nul homme mortel ne puisse faire davantage, il suffit de tirer un pistolet dans la chambre à poudre, et nous mourrons ainsi que nous avons vécu. »

Un sombre silence succéda à ces paroles pendant quelques instants, le capitaine l’interrompit en reprenant d’un ton plus doux : « Vous avez entendu ma réponse, la mère ? ne discutons pas davantage, mais quittons-nous en paix. J’aurais bien du plaisir à vous laisser en mémoire de moi une bagatelle qui vous rappellerait un pauvre diable à qui vos services ont été utiles, et qui vous quitte sans rancune, quelque contraire que vous soyez à ses plus chers intérêts… Voyons, n’ayez pas honte d’accepter un pareil colifichet, » dit-il en forçant Norna à prendre la petite boîte d’argent travaillée qui avait été jadis le sujet de contestations entre Mertoun et lui ;

— ce n’est pas pour le prix du métal, car je sais qu’il n’est d’aucune valeur à vos yeux, mais simplement comme un souvenir qui prouvera que vous avez eu des rapports avec un pirate dont par la suite on contera de si étranges histoires sur les mers qu’il a parcourues.

— J’accepte votre présent, dit Norna, pour vous prouver que si j’ai influencé votre destin, c’est à regret, et comme agent involontaire d’autres puissances. Vous dites avec raison que nous ne changeons rien au cours des événements, qu’ils nous entraînent, et rendent nos plus grands efforts inutiles ; de même que les tourbillons de Tuflitae peuvent culbuter et engloutir le plus fort vaisseau en dépit des voiles et du gouvernail… Pacolet ! » s’écria-t-elle d’une voix plus haute, « holà, ho ! Pacolet ! »

Une large pierre, placée au bas du mur de la chaumière, tomba au moment qu’elle finissait de parler, et à la surprise de Cleveland, sinon à sa frayeur, on aperçut le corps contrefait du nain qui, semblable à un reptile, sortait d’un passage souterrain dont la pierre fermait l’entrée.

Norna, comme si l’impression qu’avaient faite sur elle les paroles de Cleveland au sujet de ses prétentions à un pouvoir surnaturel durait encore, fut si loin de chercher à profiter de cette occasion pour le réclamer de nouveau, qu’elle se hâta d’expliquer le phénomène dont il avait été témoin, et elle dit :

« De semblables passages, dont les entrées sont soigneusement cachées, ne sont pas rares dans ces îles… ce sont des retraites où se réfugiaient les anciens habitants pour échapper à la rage des Normands, pirates de l’époque. C’était pour que vous pussiez en profiter vous-même en cas de besoin que je vous ai amené ici. Si vous remarquez que l’on vous poursuit, vous pouvez vous cacher dans les entrailles de la terre jusqu’à ce que les gardes soient passés, ou, si vous aimez mieux, vous évader par l’issue qui est proche du lac, et par où Pacolet vient d’entrer… et maintenant, adieu ! Songez à ce que je vous ai dit ; car, aussi certainement que vous agissez en ce moment et que vous respirez comme un être vivant, aussi certainement votre sentence est rendue et scellée, à moins qu’avant vingt-quatre heures vous n’ayez doublé le promontoire de Burgh. — Adieu, la mère ! » dit Cleveland tandis qu’elle sortait en jetant sur lui un regard dans lequel il put distinguer à la lumière de la lampe autant de douleur que de déplaisir.

L’entrevue qui se termina ainsi eut un puissant effet sur l’esprit de Cleveland, tout accoutumé qu’il était à courir d’immenses périls et à s’y soustraire d’une façon merveilleuse. En vain il essaya de chasser l’impression produite par les dernières paroles de Norna : elle était d’autant plus profonde, que ses discours avaient été presque entièrement dépouillés du ton mystérieux qu’il méprisait, et qu’elle prenait d’habitude. Mille fois il regretta d’avoir différé de jour en jour la résolution qu’il avait formée depuis long-temps de quitter son terrible et dangereux métier ; et aussi, souvent, il se promettait que, s’il pouvait voir encore une fois Minna, ne fût-ce que pour un dernier adieu, il sortirait du sloop pour n’y plus rentrer, dès que ses camarades seraient tirés de leur périlleuse situation. Il tâcherait alors d’obtenir le bénéfice de la grâce accordée par le roi, et de se distinguer, s’il était possible, dans des combats plus honorables.

Cette résolution, dans laquelle il s’affermit de plus en plus, eut enfin l’effet consolant d’apaiser le trouble de son âme, et, enveloppé de son manteau, il goûta quelque temps ce repos imparfait que la nature épuisée réclame même de ceux qui se trouvent au comble des plus imminents dangers. Mais en admettant que le coupable puisse calmer sa conscience et chasser le sentiment du remords par un repentir conditionnel, nous pouvons nous demander si ce n’est pas, aux yeux du ciel, plutôt une présomption aggravante qu’une expiation de ses péchés.

Lorsque Cleveland s’éveilla, l’aurore grisâtre se mêlait déjà au crépuscule d’une nuit des Orcades. Il se trouva au bord d’une belle nappe d’eau qui, près de l’endroit où il avait dormi, était divisée par deux langues de terre qui s’avancent l’une vers l’autre des deux rives opposées du lac, et sont pour ainsi dire unies par le pont de Broisgar, longue chaussée percée de larges ouvertures qui laissent passer le flux et le reflux. Derrière lui et en face du pont était ce demi-cercle d’énormes pierres droites qui n’ont point de rivales dans l’empire britannique, excepté l’inimitable monument du Stonehenge. Ces immenses blocs de pierres, dont la plupart avaient douze pieds et plusieurs même quatorze ou quinze de hauteur, environnaient le pirate à la lueur pâle du crépuscule, comme les fantômes de géants antédiluviens qui, revêtus des habillements de la mort, viennent visiter, par cette clarté grisâtre, la terre qu’ils avaient tourmentée et souillée par leurs crimes, jusqu’au moment où ils attirèrent sur eux la vengeance d’un Dieu si long-temps insulté.

Cleveland trouva moins d’intérêt dans ce singulier monument d’antiquité que dans la vue éloignée de Stromness, qu’il ne pouvait encore distinguer qu’à peine. Il ne perdit pas de temps pour allumer du feu au moyen d’un de ses pistolets, et quelques brins de fougère humide lui fournirent les matériaux nécessaires pour faire le signal convenu. On l’avait soigneusement épié à bord du sloop ; car l’incapacité de Goffe devenait chaque jour plus évidente ; et même ses plus chauds partisans avouaient qu’il valait mieux reconnaître Cleveland pour capitaine jusqu’à ce qu’on fût retourné aux Indes occidentales.

Bunce, qui vint avec la chaloupe chercher son commandant favori, dansa, jura, cria et sauta de joie, lorsqu’il le revit libre encore une fois. « Nous avons déjà commencé, dit-il, à avitailler le sloop, et nous aurions fait davantage sans ce maudit ivrogne de Goffe, qui ne songe qu’à épuiser nos liquides. »

L’équipage de la chaloupe était animé du même enthousiasme, et rama si vite, que, malgré la marée contraire et le calme parfait du vent, Cleveland se retrouva de nouveau sur le tillac du vaisseau qu’il avait le malheur de commander.

Le premier acte d’autorité du capitaine fut de faire savoir à Magnus qu’il était libre de retourner sur l’heure à terre ; que lui-même était prêt à le dédommager, autant que possible, de l’interruption apportée à son voyage de Kirkwall ; enfin que le capitaine Cleveland désirait avoir l’agrément de M. Troil, pour lui présenter ses respects à bord du brick, le remercier de l’asile qu’il lui avait donné, et s’excuser des circonstances malheureuses qui avaient occasionné la détention du respectable udaller.

C’était Bunce, comme l’homme le moins grossier de l’équipage, que Cleveland avait chargé de ce message. Le vieil udaller, qui parlait toujours franchement, lui fit la réponse suivante : « Dites à votre capitaine que je ferais ravi de pouvoir penser que tous ceux qu’il a jamais arrêtés en pleine mer n’ont pas eu à souffrir plus que moi. Dites-lui encore que si nous continuons à être amis, ce sera à distance ; car j’aime aussi peu entendre le tonnerre de ses canons à boulets sur mer, qu’il aimerait, sur terre, à entendre siffler les balles de ma carabine. Dites-lui enfin que je suis fâché de m’être trompé à son égard, et qu’il aurait mieux fait de réserver pour les Espagnols les mauvais traitements dont il accable ses compatriotes. — C’est là votre message, vieux sac à colère ! dit Bunce ; que je meure si je n’ai pas envie de m’acquitter de votre commission par dessus l’épaule gauche, et de vous apprendre le respect que l’on doit à des gentilshommes de fortune ! Mais je ne le ferai point pour l’amour de vos deux jolies filles ; sans rien dire de mon vieil ami Claude Halcro, dont le visage seul m’a rappelé les décorations à vue et les mouchures de chandelles. Ainsi donc, bonsoir, compère au bonnet de veau marin ; tout ce que nous avions à nous dire est dit. »

Dès que la barque fut partie avec les pirates, qui abandonnèrent le brick et retournèrent à leur propre bâtiment, Magnus, pour ne pas se fier sans nécessité à la bonne foi des gentilshommes de fortune, ainsi qu’ils s’appelaient eux-mêmes, mit son brick en marche ; et secondé par le vent, qui doubla encore au lever du soleil, il fit déployer toutes les voiles, et cingla vers Scalpa-Flow, avec l’intention d’y débarquer pour se rendre par terre à Kirkwall, où il s’attendait à retrouver ses filles et son ami Claude Halcro.