Le Pirate (Montémont)/Chapitre XXXI

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 16p. 330-344).

CHAPITRE XXXI.

le pirate.


Par cette main, tu me crois aussi bien marqué que toi et Falstaff sur le livre du diable, pour obstination et entêtement. Que l’homme se reconnaisse par sa fin… Et pourtant je peux te le dire à toi (comme à celui qu’il me plaît, faute d’un meilleur, d’appeler mon ami), j’en pourrais avoir du chagrin, et beaucoup de chagrin encore.
Shakspeare. Henri IV, partie ii.


Il faut maintenant que nous transportions le théâtre de l’action, des îles Shetland aux îles Orcades, et que nous priions nos lecteurs de nous accompagner sur les ruines d’un édifice élégant, quoique d’un ancien style, nommé Palais du Comte. Ces restes, ravagés par le temps, existent encore dans le voisinage de l’église massive et vénérable que la dévotion norwégienne a dédiée à saint Magnus le martyr. Ces ruines touchent au palais de l’évêque, qui est aussi fort délabré, et cet endroit excite une forte émotion en étalant à la fois les vestiges des changements survenus au milieu des Orcades dans l’Église et dans l’État, bien que les îles eussent dû se trouver plus à l’abri des révolutions que tout autre pays du monde. On pourrait prendre certaines parties de ces bâtiments ruinés, sauf quelque modification, pour le modèle d’un manoir gothique ; il faudrait pourtant que l’architecte se contentât d’imiter ce qui est réellement beau dans ce genre de construction, qu’il ne mélangeât point au hasard le caractère des constructions domestiques, religieuses, ou militaires ; qu’il n’ajoutât point à une architecture formée capricieusement du génie de tous les âges, les inventions de son propre cerveau.

Le Palais du Comte forme les trois côtés d’un carré oblong, et paraît encore, dans ses ruines, un morceau d’architecture élégant. Quoique massif, il réunissait, comme c’était l’ordinaire dans les manoirs des princes féodaux, le caractère d’un palais à celui d’un château fort. Une grande salle à manger, avec une vaste cheminée à chaque bout, communiquant avec plusieurs larges tourelles rondes et saillantes, témoigne de l’antique hospitalité des comtes des Orcades ; cette salle ouvre, presque à la mode moderne, sur une galerie ou antichambre de dimensions correspondantes, où l’on trouve, comme dans la salle, des tourelles en saillie. L’appartement principal est éclairé par une belle fenêtre gothique en pierre sculptée, et l’on y arrive par un escalier spacieux et richement orné, dont les marches, en pierre, se divisent en trois paliers. Les ornements extérieurs et les proportions de cet antique bâtiment sont également admirables ; mais comme il n’est nullement entretenu, ce reste de la pompe et de la grandeur des comtes, qui osaient s’ériger en petits souverains, marche de jour en jour à une dégradation complète : il a surtout considérablement souffert depuis la date de notre histoire.

Les bras croisés et les yeux baissés, le pirate Cleveland se promenait lentement dans la salle délabrée que nous venons de décrire, retraite qu’il avait probablement choisie parce qu’elle était éloignée de tout lieu de réunion. Son habillement ne ressemblait guère à celui qu’il avait coutume de porter dans les îles Shetland. C’était une espèce d’uniforme richement galonné, et couvert de broderies ; un chapeau surmonté d’une plume, et une petite épée d’un travail exquis, arme inséparable de quiconque prenait le titre de gentilhomme, montraient ses prétentions à cet honneur ; mais si son extérieur était changé à son avantage, il semblait en être autrement de sa santé et de son humeur. Il était pâle et avait perdu le feu de ses yeux aussi bien que la vivacité de sa démarche, et toute sa personne annonçait ou tristesse d’esprit, ou souffrance de corps, ou réunion de ces deux peines.

Tandis que Cleveland errait dans cette vaste salle, un jeune homme, léger et mince de corps, dont la mise élégante semblait avoir été étudiée avec soin, bien qu’elle indiquât plus d’extravagance que de jugement et de goût, et dont les manières affectaient l’aisance des élégants de l’époque, dont enfin la physionomie avait une expression d’amabilité mêlée d’une assez forte dose d’effronterie, grimpa lestement l’escalier, entra dans l’appartement et se présenta devant Cleveland. Celui-ci le salua simplement d’un signe de tête, enfonça son chapeau plus avant sur ses yeux, et reprit d’un air mécontent sa promenade solitaire.

L’étranger rajusta son propre chapeau, rendit un signe de tête au capitaine, prit du tabac, de l’air d’un petit-maître, dans une boîte d’or richement travaillée, et en offrit à Cleveland. Cleveland refusa avec quelque froideur ; le jeune homme alors remit sa tabatière dans sa poche, croisa les bras à son tour et se mit à examiner attentivement chaque mouvement du promeneur dont il avait interrompu la solitude. Enfin, le capitaine s’arrêta soudain, comme impatienté d’être si long-temps un objet d’observation, et dit brusquement : « Pourquoi ne puis-je rester seul une demi-heure, et de quoi diable avez-vous besoin ? — Je suis charmé que vous ayez parlé le premier, » répondit l’étranger avec indifférence ; « je voulais savoir si vous étiez bien Clément Cleveland, ou seulement son esprit ; et, comme on dit que les esprits ne lâchent jamais le premier mot, je suis maintenant convaincu que c’est bien vous en vie et en corps. Je vous trouve dans un vieil et beau manoir qui conviendrait fort à un hibou pour se cacher en plein jour, ou à un revenant pour jouir de la pale clarté de la lune, comme dit le divin Shakspeare. — Bien ! bien ! » répondit Cleveland d’un ton brusque ; « votre plaisanterie est jetée ; maintenant expliquez-vous promptement. — Je m’expliquerai donc promptement, capitaine Cleveland ; je pense que vous me reconnaissez pour votre ami ? — Je veux bien le supposer. — C’est plus qu’une supposition ; je l’ai prouvé, prouvé ici aussi bien qu’ailleurs. — Bien ! bien ! j’admets que vous avez toujours été un brave camarade ; qu’en résulte-t-il ? — Bien ! bien !… qu’en résulte-t-il ? répéta le jeune homme ; voilà une bien brève manière de remercier les gens. Voyez-vous, capitaine, Benson, Barlow, Dick Fletcher, et quelques autres, nous vous souhaitons du bien, et nous avons fait rester votre vieux camarade le capitaine Goffe dans ces parages, pour vous attendre, tandis que lui et Hawkins, et la plus grande partie de l’équipage du bâtiment, auraient voulu cingler vers la Nouvelle-Espagne pour reprendre le vieux métier. — Plût à Dieu que vous vous fussiez seulement mêlé de vos affaires, en m’abandonnant à mon destin ! — Qui aurait consisté à être accusé et pendu, capitaine, la première fois qu’un de ces bandits de Hollandais ou d’Anglais, dont vous avez allégé les cargaisons, aurait jeté les yeux sur vous ; et il n’existe pas d’endroit où l’on rencontre plus de marins que dans ces îles. C’est pour vous garantir d’un tel risque que nous avons perdu ici un temps précieux. Car pendant ce temps les insulaires sont devenus fort exigeants, et quand nous n’aurons plus ni marchandises ni argent à répandre parmi eux, les drôles jetteront le grappin sur le vaisseau. — Eh bien, alors, pourquoi ne décampez-vous pas sans moi ? Le partage s’est fait d’après les lois de l’équité, et tout le monde a eu sa part… que chacun fasse comme il lui plaît. J’ai perdu mon vaisseau ; et après avoir été capitaine, je ne me remettrai pas en mer sous le commandement de Goffe ni de personne autre. D’ailleurs, vous savez bien que Hawkins et lui m’en veulent parce que je les ai empêchés de couler à fond le brick espagnol avec les pauvres diables de nègres qui étaient à bord. — Est-ce que le diable vous possède ? Êtes-vous encore Clément Cleveland, notre ancien et vaillant Clem du Cleug ? Que parlez-vous d’avoir peur de Hawkins, de Goffe, et d’une vingtaine de coquins semblables, quand vous m’avez, moi, ainsi que Barlow et Dick Fletcher pour vous soutenir ? Quand est-ce que nous vous avons abandonné dans le conseil ou dans l’action, pour craindre de nous voir déserter aujourd’hui ? Quant à servir sous Goffe, ce n’est pas chose nouvelle, pour des gentilshommes de fortune qui tâchent de s’enrichir, que de changer de capitaine de temps à autre. Mais laissez-nous faire, vous serez capitaine ; car la mort me saisisse tout endormi, si je sers sous ce drôle de Goffe, qui est aussi véritablement chien qu’aucun chien du monde ! Non, non, je vous remercie… mon capitaine doit avoir un peu du gentilhomme chez lui. D’ailleurs, vous savez que c’est vous qui trempâtes le premier mes mains dans l’eau salée, et, de comédien ambulant sur la terre, m’avez fait rôdeur sur la mer. — Hélas ! pauvre Bunce ! vous me devez peu de remercîments pour un pareil service. — Cela dépend de la manière de voir les choses ; pour ma part, je ne trouve aucun mal à lever des contributions sur le public d’une manière ou d’une autre. Mais je voudrais que vous oubliassiez ce nom de Bunce, pour m’appeler Altamont, comme je vous ai souvent prié de le faire. J’espère qu’un gentilhomme, écumeur de profession, a tout aussi bon droit à prendre un autre nom qu’un comédien ambulant, et je n’ai jamais monté sur les planches sans être au moins Altamont. — Eh bien donc, Jack Altamont, puisque Altamont est le nom… — Oui Altamont ; mais, capitaine, Jack n’est pas l’autre nom. Jack Altamont !… ma foi, c’est un justaucorps de velours avec des broderies de papier… Dite Frédéric, capitaine ; Frédéric Altamont, voici qui va tout seul. — Passe pour Frédéric Altamont, et de tout mon cœur, dit Cleveland ; mais, dites-moi donc, je vous prie, lequel de ces noms se placera le mieux en tête des Dernières Paroles, Aveux et Discours prononcés avant de mourir par John Bunce, ou par Frédéric Altamont, qui a été pendu ce matin à la place des exécutions pour crime de piraterie en pleine mer ? — Ma foi, je ne puis répondre à cette question sans un verre de grog, capitaine ; si donc vous voulez descendre avec moi jusqu’au quai, chez Bet Haldane, je réfléchirai sur cette matière, en m’aidant d’une vraie pipe de tabac de la Trinité. On nous servira le bol d’un gallon, plein du meilleur liquide que vous ayez jamais goûté, et je connais quelques drôlesses qui nous aideront à le vider. Mais vous branlez la tête… vous n’êtes pas en veine ?… en ce cas je resterai avec vous ; car, par cette main, Clem, je ne vous quitterai pas. Seulement je veux vous arracher à ce terrier de vieilles pierres, et vous mener à la clarté du soleil et en bon air… Où irons-nous ? — Où vous voudrez, pourvu que nous ne rencontrions ni vos coquins ni même personne. — En ce cas il nous faut aller sur la montagne de Whitford, qui domine la ville, et nous nous y promènerons aussi gravement, aussi honnêtement qu’un couple de procureurs affairés. »

Pendant qu’ils s’éloignaient du château ruiné, Bunce, s’étant retourné pour considérer son compagnon, lui dit :

« Écoutez donc, capitaine, savez-vous quel fut le dernier habitant de ce vieux poulailler ? — Un comte des Orcades, dit-on. — Et savez-vous de quelle mort il mourut ? j’ai ouï dire que c’était d’une cravate trop serrée… d’une fièvre de chanvre, ou de quelque chose comme cela. — Les gens du pays disent que Sa Seigneurie, il y a quelques centaines d’années, eut le malheur de faire connaissance avec la nature d’un nœud coulant et d’un saut en l’air. — À merveille, vous y êtes ! Il y avait un certain honneur à être pendu dans ce temps-là et en compagnie si respectable. Mais qu’avait donc fait Sa Seigneurie pour mériter une pareille élévation ? — Il avait, dit-on, pillé, blessé, tué les sujets du roi ; il avait tiré sur le pavillon de Sa Majesté, etc. — Alors, proche parent des gentilshommes écossais ! » dit Bunce en faisant une révérence théâtrale au vieil édifice ; « c’est pourquoi, mon très puissant, très grave et très révérend seigneur comte, je vous demande la permission de vous appeler mon cher cousin, et vous dis très cordialement adieu. Je vous laisse en bonne compagnie avec des rats et des souris, et j’emmène avec moi un honnête gentilhomme qui depuis peu n’a pas plus de cœur qu’une souris, qui maintenant désirerait envoyer au diable sa profession et ses amis, comme un rat, et serait en conséquence un très convenable habitant du palais de Votre Seigneurie.

— Je vous conseillerais de ne pas parler si haut, mon cher ami Frédéric Altamont ou John Bunce. Quand vous étiez sur la scène, vous pouviez sans péril crier aussi fort que bon vous semblait ; mais dans votre profession actuelle, que vous aimez tant, tout homme parle en vue d’une grande vergue et d’un nœud coulant. »

Les deux amis sortirent en silence de la petite ville de Kirkwall, et gravirent la montagne de Whitford, qui élève au nord de l’ancien Burgh de Saint-Magnus sa cime couronnée de noires bruyères, sans qu’on y aperçoive enclos ni culture d’aucune espèce. La plaine, au pied de cette montagne, était déjà occupée par bon nombre de personnes qui se hâtaient de faire leurs préparatifs pour la foire de Saint-Olla. Cette foire, qui devait avoir lieu le jour suivant, forme un rendez-vous général pour toutes les îles des Orcades, et elle est même fréquentée par beaucoup de monde de l’archipel plus éloigné des îles Sethland. C’est, aux termes de la proclamation : « Un franc marché et une foire tenus au bon bourg de Kirkwall, le 3 août, jour de saint Olla ; » elle se continue ensuite dans un temps illimité, depuis trois jours jusqu’à une semaine au plus. Cette foire est d’une grande antiquité, et tire son nom d’Olaus, Olave, Ollaw, ce fameux monarque de Norwège qui, plutôt à la pointe de l’épée qu’au moyen d’arguments plus doux, introduisit le christianisme dans ces îles, et fut respecté comme patron de Kirkwall, quelque temps avant de partager cet honneur avec saint Magnus le martyr.

Cleveland n’avait nullement intention de prendre part à la scène animée qui se déroulait à ses yeux ; et prenant sur la gauche, ils gravirent la montagne dans une solitude complète. Seulement les coqs de bruyère, plus nombreux dans les îles Orcades que dans toute autre partie de l’empire britannique, se levaient à leur approche et fuyaient devant eux. Après avoir gravi sans s’arrêter presque jusqu’au faîte de cette montagne conique, ils se retournèrent tous deux, par un même mouvement, pour regarder et admirer la perspective qui s’étendait au dessous d’eux.

Les occupations variées auxquelles on se livrait, depuis le pied de la montagne jusqu’à la ville, donnaient de la vie et de la variété à cette partie de la scène ; plus loin on voyait la ville elle-même, d’où s’élevait comme une grande masse, qui semblait à elle seule plus considérable que tout le bourg, l’antique cathédrale de Saint-Magnus, de l’ordre le plus lourd de l’architecture gothique, mais grande, solennelle et majestueuse, ouvrage d’une époque reculée et d’une main savante. Le quai, avec les barques amarrées, ajoutait encore à la variété de la scène ; et non seulement la charmante baie qui s’étend entre les promontoires d’Inganess et de Quanterness, au fond de laquelle est située Kirkwall, mais encore toute la mer, aussi loin qu’elle était visible, et en particulier tout le détroit compris entre l’île de Shapinsha et celle qu’on nomme Pomona ou le Mainland, étaient couverts et animés par une infinité de barques et de petits vaisseaux, frétés des îles éloignées pour amener des marchandises ou des curieux à la foire de Saint-Olla.

Après avoir atteint l’endroit d’où cette belle et riante perspective se voyait dans sa plus grande étendue, chacun des étrangers eut recours à sa lunette d’approche pour aider son œil nu à considérer la baie de Kirkwall et les nombreux vaisseaux qui la traversaient. Mais l’attention des deux compagnons paraissait être arrêtée par des objets différents. Celle de Bunce, ou d’Altamont, comme il voulait qu’on le nommât, était fixée sur le sloop armé qui, remarquable par la forme des agrès et la longueur de la quille, aussi bien que par le pavillon anglais qu’on avait eu la précaution d’arborer, et ancré au milieu des vaisseaux marchands, s’en distinguait autant par sa belle tenue qu’un soldat discipliné au milieu d’une troupe de conscrits.

« Le voilà, dit Bunce ; plût à Dieu qu’il fût aussi bien dans la baie d’Honduras… vous, capitaine, dans le gaillard d’arrière ; moi, votre lieutenant, et Fletcher, contre-maître, avec cinquante vigoureux gaillards à nos ordres !… Je ne souhaiterais pas de revoir sitôt ces chétives bruyères et ces noirs rochers !… Et vous serez bientôt notre capitaine. Cette vieille brute de Goffe s’enivre comme un lord tous les jours ; il fait le rodomont ; il tire sur son équipage ou blesse son monde à coups d’épée. D’ailleurs, il s’est querellé si damnablement avec les insulaires, qu’ils veulent à peine nous laisser prendre des provisions et de l’eau à bord ; et nous nous attendons chaque jour à une rupture ouverte. »

Comme Bunce ne recevait pas de réponse, il se retourna soudain vers son compagnon, et remarquant que son attention était fixée autre part, il s’écria : « Mais que diable avez-vous donc ? que pouvez-vous voir dans tous ces misérables bateaux qui ne sont chargés que de poisson salé, de morue, d’oies enfumées et de tonneaux d’un beurre pire que du suif ? Toutes leurs cargaisons réunies ne vaudraient pas une amorce de pistolet… Non, non, donnez-moi à chasser un bâtiment comme nous en apercevions du grand mât, à la hauteur de l’île de la Trinité. C’est le Don, tirant de l’eau comme une baleine, pesamment chargé de rhum, sucre et carottes de tabac, avec tous ses lingots, ses moidores[1] sa poudre d’or ; alors hissez toutes les voiles, débarrassez le tillac, chacun à son poste ; arborez le joyeux Roger[2]… nous l’approchons… nous reconnaissons qu’il est bien monté, bien armé… — Vingt canons sur le deuxième pont, dit Cleveland. — Quarante si vous voulez, riposta Bunce, et nous n’en avons que dix en état… cela ne fait rien… Le Don lance la flamme d’un bout à l’autre… cela ne fait pas davantage. Mes braves amis, mettez-vous bord à bord, et vite à l’abordage… À l’ouvrage, maintenant, avec vos grenades, vos sabres, vos haches d’armes, vos pistolets… Le Don crie misericordia, et nous prenons la cargaison sans co licentia, senor[3]. — Sur ma foi, dit Cleveland, vous êtes si chaud au métier, que tout le monde peut s’apercevoir que les honnêtes gens n’ont rien perdu à ce que vous vous fissiez pirate. Mais vous ne me déciderez point à suivre davantage la route du diable avec vous ; car vous n’ignorez pas vous-même que ses faveurs ne durent guère. Vous savez comment, après une semaine ou un mois au plus, le rhum ou le sucre est parti, les carottes de tabac s’en sont allées en fumée, les moidores, les lingots, la poudre d’or nous ont échappé des mains pour passer dans celles des gens honnêtes, tranquilles et consciencieux qui demeurent à Port-Royal, ou ailleurs… On tolère notre commerce tant que nous avons de l’argent, pas une seconde de plus. Alors on nous accueille froidement, et peut-être donne-t-on tout bas avis au juge-maréchal ; car, dès que nos goussets sont à sec, nos honnêtes amis, plutôt que de s’en passer, feraient de l’argent avec nos têtes. Alors viennent une haute potence et un étroit licou ; ainsi meurt le gentilhomme pirate. Je vous le répète, je quitte le métier, et quand je promène ma lunette d’une de ces barques à l’autre, je n’en vois pas de si mauvaise que je n’aimasse mieux y ramer le reste de ma vie plutôt que de continuer d’être ce que j’ai été. Ces pauvres gens ne demandent à la mer qu’une honnête subsistance, qu’un moyen de communication amicale d’un rivage à un autre pour l’avantage mutuel des habitants ; mais nous, nous la parcourons pour ruiner les autres, pour nous perdre nous-mêmes en ce monde et dans l’éternité… Je suis déterminé à me faire honnête homme et à ne pas mener plus long-temps une pareille vie. — Et où votre honnêteté s’ira-t-elle loger, s’il vous plaît ? demanda Bunce… Vous avez enfreint les lois de toutes les nations, et la main de la loi vous découvrira pour vous écraser partout où il est possible de se réfugier… Cleveland, je vous parle plus sérieusement que je n’ai coutume de le faire. J’ai fait mes réflexions aussi, et elles ont été assez tristes, assez amères, quoiqu’elles n’aient duré que quelques minutes, pour m’ôter ma gaîté pendant des semaines ; mais voici la question : Que pouvons-nous faire sinon ce que nous avons déjà fait, à moins que notre intention positive ne soit d’orner la grande vergue ? — Nous pouvons réclamer le bénéfice de la proclamation en faveur des gens de notre espèce qui vont se livrer eux-mêmes. — Bah ! » répondit sèchement Jack Bunce ; « l’époque de ce jour de grâce est passée depuis un certain temps, et ils peuvent infliger la punition ou accorder le pardon suivant leur bon plaisir ; si j’étais à votre place, je n’exposerais pas mon cou à pareille aventure. — Ma foi ! d’autres ont, tout récemment encore, obtenu leur grâce, pourquoi n’obtiendrais-je pas la mienne ? — Oui, Harry Glasby et quelques autres ont été épargnés ; mais Glasby a rendu à l’État ce qu’on appelle un bon service en trahissant ses camarades, en aidant à saisir la Joyeuse Fortune ; or, je crois que vous rejetteriez un pareil moyen, fût-ce pour vous venger de cette brute de Goffe. — J’aimerais mieux mourir mille fois. — Je suis prêt à le jurer. Les autres étaient de simples matelots… de misérables brigands de rien, valant à peine la corde qu’il aurait fallu pour les pendre. Mais votre nom occupe une place trop honorable sur la liste des gentilshommes de fortune pour que vous vous tiriez si aisément d’affaire. Vous êtes le vieux cerf qui mène le troupeau, et l’on vous soignera en conséquence. — Et pourquoi, je vous prie ? vous connaissez assez bien ma conduite. Jack ? — Frédéric, s’il vous plaît. — Au diable votre folie !… trêve d’esprit, je vous en conjure, et soyons graves pour un moment. — Pour un moment… soit ! mais je sens l’esprit d’Allamont qui me travaille… Je suis un homme grave déjà depuis dix minutes. — Soyez-le donc pour quelque temps encore. Je sais que vous m’aimez réellement, Jack ; et puisque nous avons commencé l’entretien, je me confierai entièrement à vous. Dites-moi d’abord pourquoi l’on me refuserait le bénéfice de cette proclamation de grâce ? Je me suis fait des manières dures ; mais, au besoin, je puis démontrer combien j’ai sauvé de vies ; combien de fois j’ai rendu aux possesseurs des biens qui, sans mon intercession, auraient été détruits le lendemain. En un mot, Bunce, je peux démontrer… — Que vous êtes aussi honnête brigand que Robin Hood lui-même, interrompit Bunce, et c’est pour cette raison que moi, Fletcher, et ceux d’entre nous qui ne sont pas trop méprisables, nous vous chérissons ; car vous nous préservez, nous autres gentilshommes pirates, d’une entière réprobation… Eh bien, supposons votre grâce obtenue ; qu’allez-vous faire ?… quelle classe de la société vous recevra ?… À qui vous associerez-vous ? Le vieux Drake, du temps de la reine Élisabeth, a pu piller le Pérou et le Mexique sans montrer une ligne de commission qui lui en donnât le droit, et, bénie soit sa mémoire ! la reine l’en a récompensé en le faisant chevalier à son retour. À une époque plus rapprochée, au temps du joyeux roi Charles, Hal Morgan, le Gallois, a bien rapporté chez lui tous ses profits, a possédé tranquillement son domaine et sa maison de campagne. Mais à présent tout est fini… pirate un jour, proscrit à jamais… Le pauvre diable peut aller, évité et méprisé de tout le monde, vivre dans quelque port obscur, avec telle portion de sa fortune criminelle que les grands dignitaires et les clercs lui ont laissée (car il en coûte beaucoup pour faire sceller des lettres de grâce), et quand il va se promener sur la jetée, si un étranger demande quel est cet homme mélancolique, aux yeux baissés, aux traits noircis, devant qui tout le monde se dérange comme s’il portait la peste dans toute sa personne, ou lui dira que c’est un tel, pirate gracié… Jamais honnête homme ne lui parlera… jamais femme bien famée ne lui donnera sa main. — Votre tableau est trop rembruni, Jack, » dit Cleveland en interrompant soudain son ami ; « il est des femmes… il en est une du moins qui serait fidèle à son amant, fût-il celui dont vous venez de tracer le portrait. »

Bunce garda le silence un instant et regarda fixement son ami. « Par mon âme ! s’écria-t-il enfin, je commence à me croire devin. Tout improbable qu’était la chose, je n’ai pu m’empêcher dès le commencement de soupçonner qu’il y avait une fille sous le tapis. Ma foi ! c’est pis que le prince Volscius épris d’amour, ha, ha, ha ! — Riez tant que vous voudrez, c’est la pure vérité… Il existe une jeune fille qui a la bonté de m’aimer, tout pirate que je suis ; et je vous avouerai franchement, Jack, que, quoique j’aie souvent détesté notre vie de corsaire, et me haïsse moi-même de l’avoir embrassée, pourtant je doute que j’aurais jamais eu le courage de prendre la résolution que je vais exécuter, sans l’amour dont je brûle pour elle. — Miséricorde divine ! mais il ne faut pas parler raison à un fou. L’amour, dans notre métier, capitaine, ne vaut guère mieux que l’extravagance d’un lunatique. Il faut que la fille soit un rare morceau, pour qu’un homme sage s’expose à se faire pendre pour elle. Mais, dites-moi, n’a-t-elle pas comme vous le cerveau un peu détraqué ?… et n’est-ce pas la sympathie qui vous a rendus amoureux ? C’est, je pense bien, non pas une de nos sirènes ordinaires, mais une fille de sage réputation et de bonne conduite. — Oui, aussi sûrement qu’elle est la plus belle et la plus séduisante créature qui parût jamais en ce monde. — Et elle vous aime, très noble capitaine, sachant que vous êtes commandant d’une bande de ces gentilshommes de fortune que le vulgaire appelle pirates ? — Oui… cela est certain. — En ce cas, elle est folle à lier, comme je l’ai déjà dit, où elle ne sait pas ce que c’est qu’un pirate. — Vous avez raison sur ce dernier point. Elle a été élevée dans une simplicité si naïve, dans une ignorance si complète de ce qui est mal, qu’elle compare notre métier à celui des vieux Norses qui balayaient mers et ports avec leurs galères victorieuses, établissaient des colonies, soumettaient des royaumes, et prenaient le titre de rois de la mer. — C’est un titre meilleur que celui de pirate, mais revenant à peu près au même, j’ose le dire… Ce doit être une vaillante fille !… pourquoi ne l’avez-vous pas amenée à bord ? il fallait satisfaire son caprice. — Et croyez-vous que je veuille complètement jouer le rôle d’un démon, profiter de son erreur enthousiaste et faire connaître à un ange de beauté et d’innocence un enfer tel que votre diabolique navire ?… Je vous dis que, fussent mes premiers crimes encore plus hideux, une telle infamie les surpasserait tous. — Eh bien donc, capitaine Cleveland, il me semble que c’était déjà une folie que de mettre le pied dans ces îles. Un jour la nouvelle se serait répandue que le célèbre pirate Cleveland, avec son beau sloop la Vengeance, avait fait un complet naufrage à la hauteur de l’île Mainland. Vous auriez donc pu rester ignoré de vos amis comme de vos ennemis, vous auriez épousé votre jolie Shetlandaise, vous auriez converti votre ceinture et votre écharpe en filets de pêcheur, votre sabre en harpon, et vous auriez couru la mer pour attraper des poissons, et non plus pour des florins. — Je l’avais résolu ainsi, mais un porte-balle, un colporteur, un vaurien qui se mêle toujours des affaires d’autrui, a apporté aux îles Shetland la nouvelle de votre mouillage ici ; il m’a fallu partir pour reconnaître si vous étiez le vaisseau matelot dont je leur avais parlé bien longtemps avant de songer à quitter la profession de pirate. — Allez, c’était le plus sage parti : car de même que vous avez appris notre arrivée à Kirkwall, de même nous aurions appris bientôt votre séjour dans les îles Shetland ; et quelques camarades, les uns par amitié, les autres par haine, d’autres par crainte que vous ne leur jouassiez le même tour qu’Harry Glasby, seraient allés vous trouver pour vous reprendre dans leur compagnie. — J’en avais peur ; aussi m’a-t-il fallu refuser l’offre obligeante d’un ami qui proposait de m’amener ici vers cette époque. D’ailleurs, Jack, je me rappelais que, comme vous dites, mon pardon ne serait pas scellé sans argent : le mien diminuait… chose peu étonnante, vous savez que je n’en fus jamais chiche… aussi… — Aussi veniez-vous chercher votre part de la poule. Vous avez sagement fait ; on a partagé suivant les lois de l’honneur… en cela Goffe a exécuté nos conventions, il faut l’avouer. Mais gardez pour vous votre projet de le quitter, car je crains qu’il ne vous joue un tour de sa façon. Il se croyait très sûr de votre part, et vous pardonnera avec peine de revenir vivant le désappointer. — Je ne le crains pas, et il le sait bien. Je voudrais être aussi bien quitte des risques que je cours pour avoir été son camarade, que de ceux que peut enfanter sa malveillance. Il est une autre malheureuse affaire qui m’embarrasse davantage… j’ai blessé un jeune drôle qui m’avait vexé quelque temps, dans une misérable querelle qui m’est survenue le matin où j’ai quitté les îles Shetland. — Est-il mort ? demanda Bunce : ici, c’est une question plus sérieuse qu’au grand Caimains, ou dans les îles Bahama, où l’on peut descendre deux ou trois fâcheux dans une matinée, sans qu’on entende parler d’eux, sans qu’on s’en inquiète plus que si c’étaient des pigeons ramiers. Mais il peut en être autrement ici ; j’espère donc que vous n’avez pas rendu votre ennemi immortel. — Je l’espère aussi, quoique ma colère ait toujours été fatale à tous ceux qui m’avaient provoqué le moins du monde. À vrai dire, j’en suis fâché pour ce pauvre garçon, vu surtout qu’il m’a fallu le laisser en folle compagnie. — En folle compagnie ! Ma foi, que voulez-vous dire ? — Vous allez l’apprendre. En premier lieu, vous saurez que ce jeune homme se trouva soudain près de moi dans un moment où je tâchais de séduire l’oreille de Minna pour qu’elle m’accordât une entrevue secrète avant que je misse à la voile, et que je pusse lui expliquer mon projet relativement à notre amour. Or, être interrompu par ce jeune homme sans usage du monde, à un pareil instant… — L’interruption méritait la mort, de par toutes les lois de l’amour et de l’honneur. — Trêve à vos tirades dramatiques, Jack, et prêtez-moi l’oreille une minute… Le jeune homme, qui est naturellement très vif, trouva convenable de riposter quand je lui ordonnai de passer son chemin. Je ne suis pas, vous savez, très patient, et j’assaisonnai mon ordre d’un coup qu’il me rendit de la bonne façon. Nous luttâmes à forces égales, jusqu’à ce que l’envie me prenant d em’en débarrasser à tout prix, il me fallut absolument recourir à la pointe de mon poignard, que, suivant un vieil usage, je porte toujours sur moi. À peine la blessure fut-elle faite que je m’en repentis ; mais je n’avais que le temps de m’enfuir et de me cacher, car si l’on me découvrait de la maison, j’étais perdu ; le fier vieillard qui est chef de la famille aurait fait justice de moi, lors même que j’aurais été son frère. Je chargeai au plus vite le corps sur mes épaules pour le porter vers la mer, déterminé à le jeter, sans plus de gêne dans une riva, comme disent les Shetlandais, c’est-à-dire dans un précipice d’une grande profondeur, où il serait bien des années avant d’être découvert. Ensuite j’avais l’intention de sauter dans la barque que j’avais fait préparer, et de cingler vers Kirkwall. Mais, tandis que je courais vers le rivage avec mon fardeau, le pauvre jeune homme se mit à gémir, et je reconnus ainsi que la blessure n’avait pas été mortelle. J’étais en ce moment bien caché au milieu des rocs ; et ne désirant pas consommer le crime, je déposai mon antagoniste à terre, et je faisais tout mon possible pour étancher le sang, quand une vieille femme se présenta soudain à moi. C’était une personne que j’avais souvent vue dans l’île, et que les habitants sont assez simples pour croire sorcière ; c’est une obie, comme disent les nègres. Elle me pria de lui confier le blessé, et le temps m’était trop précieux pour que j’hésitasse à satisfaire sa demande. Elle voulait m’en dire davantage, lorsque nous entendîmes la voix d’un sot vieillard qui faisait partie de la maison, et qui chantait à peu de distance. Elle mit alors un doigt sur ses lèvres pour m’ordonner de faire silence, siffla tout doucement, et une brute de nain difforme et contrefait venant à son secours, ils emportèrent le blessé dans une des cavernes dont l’endroit est rempli, et moi je me hâtai de gagner le rivage et ma barque. Si cette vieille coquine est, comme on le dit, en relation avec le roi de l’air, elle m’a servi ce matin-là un plat de sa façon ; car les ouragans des Indes occidentales que nous avons essuyés ensemble ne font pas un plus affreux tintamarre que la bourrasque qui m’a écarté de ma route, à tel point que, sans une boussole de poche que j’avais par hasard sur moi, je n’aurais jamais pu arriver à Belle-Île, où je trouvai un brick qui m’amena à Kirkwall. Mais que cette vieille me voulût du bien ou du mal, je suis enfin venu sain et sauf ici ; me voilà à terre, mais entouré de périls et de difficultés de plus d’une espèce. — Oh ! le diable emporte le Head-Sumburgh, ou quel que soit le nom de ce roc contre lequel vous avez brisé notre charmante petite Vengeance ! — Ne dites pas que je l’ai brisée contre ce maudit roc ; ne vous ai-je pas dit claquante fois que si les lâches ne s’étaient pas jetés dans leur chaloupe, quoique je leur montrasse le danger et les avertisse qu’ils seraient tous engloutis (ce qui leur arriva à l’instant où ils coupèrent le câble), elle serait encore à flot en ce moment ? S’ils étaient restés avec moi et avec le vaisseau, leur vie à tous était sauvée ; si j’étais allé avec eux, je serais mort : qui peut dire si j’ai bien fait ? — Allons, je connais votre affaire maintenant, et je puis vous secourir et vous conseiller pour le mieux. Je serai fidèle, Clément, fidèle comme la lame à la poignée ; mais je ne puis penser à nous quitter : comme dit la vieille chanson écossaise,


« Malheur à moi si nous nous séparons. »


Mais vous viendrez à bord avec nous aujourd’hui, en tout cas ? — je n’ai pas d’autre lieu de refuge, » dit Cleveland avec un soupir.

Alors il parcourut encore une fils la baie des yeux, braqua sa lunette sur tous les navires qui la traversaient, dans l’espoir de distinguer le bâtiment de Magnus Troil, puis, suivant son compagnon, il descendit la montagne en silence.



  1. Pièce d’or portugaise qui vaut 32 fr. 40 c.a. m.
  2. Les pirates donnaient ce nom à un pavillon noir semé d’horribles emblèmes qui le rendaient effroyable. C’était leur enseigne favorite. w. s.
  3. Avec votre permission, monsieur. a. m.