Le Pirate (Montémont)/Chapitre XXII

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 16p. 239-255).

CHAPITRE XXII.

le pirate.


Le sourire diabolique qui errait sur ses lèvres excitait également la rage et la frayeur ; et quand son sourcil sombre se fronçait de colère, l’Espérance flétrie s’envolait, la Pitié soupirait un adieu.
Lord Byron. Le corsaire, Chant Ier.


La pêche de la morue est la principale occupation des habitants des îles Shetland, et c’était autrefois sur quoi comptaient les riches pour leurs revenus, les pauvres pour leur subsistance. La saison de la pêche est donc, comme celle de la moisson dans une contrée agricole, l’époque la plus occupée et la plus importante, aussi bien que la plus gaie de l’année.

Les pêcheurs de chaque canton se rassemblent à des endroits différents avec leurs barques et leur équipage, et élèvent sur le rivage de petites huttes, composées de branches faibles et recouvertes de gazon, pour en faire leur habitation temporaire, et des skeos ou séchoirs pour le poisson ; de sorte que le rivage solitaire prend tout-à-coup l’air d’une ville indienne. L’endroit où se fait cette pêche est souvent éloigné de plusieurs milles du village : aussi sont-ils toujours vingt ou trente heures absents, quelquefois plus long-temps ; et, lorsque le vent et la marée ne leur sont pas favorables, ils restent en mer avec fort peu de provisions, et dans une barque qui semble d’une construction peu solide, pendant deux ou trois jours : il arrive aussi quelquefois qu’on n’entend plus parler d’eux. Le départ des pêcheurs pour de telles expéditions éveille donc des idées de péril et de souffrance qui relèvent leur profession, et l’inquiétude des femmes qui restent sur le rivage à voir disparaître les barques qui s’éloignent, ou à épier leur retour, donne quelque chose de touchant à cette scène[1].

Tout présentait donc un air de vie et d’activité lorsque l’udaller et ses amis approchèrent du rivage. Il y avait environ trente barques dont chacune devait recevoir un équipage de trois à six hommes. Les pêcheurs prenaient congé de leurs femmes et de leurs parents, puis s’élançaient dans leurs longues barques de Norwége, où leurs lignes et leurs filets étaient préparés. Magnus n’était pas tranquille spectateur de cette scène ; il allait d’un endroit dans un autre, s’informant de la quantité de provisions qu’ils emportaient, et s’enquérant à droite, à gauche, avec un gros juron hollandais ou norse, traitant les pêcheurs de nigauds, pour s’en aller en mer avec des barques si mal approvisionnées, et finissant toujours par ordonner qu’on allât prendre à son magasin un gallon de genièvre, un lispund de farine, ou toute autre chose essentielle. Les rudes marins remerciaient d’une façon brève et brusque qui plaisait beaucoup à leur maître, mais les femmes étaient plus bruyantes dans leur gratitude, et Magnus avait souvent besoin de leur imposer silence, en maudissant toutes les langues des femmes, y compris celle d’Ève.

Enfin, tous étaient montés sur leurs barques et prêts ; les voiles étaient hissées, le signal du départ donné ; les rameurs commençaient à ébranler l’onde, et tous s’éloignaient du rivage, pleins d’une noble émulation à qui arriverait le premier au lieu de la pêche et y jetterait ses lignes avant les autres ; exploit auquel celui qui pouvait y réussir n’attachait pas peu d’importance.

Tant qu’il fut encore possible de les entendre du rivage, ils chantaient une ancienne chanson norse appropriée à la circonstance, dont Claude Halcro avait rimé la traduction littérale qu’on va lire :

Adieu, jeunes fillettes,
Aux regards enchanteurs :
Dansez sans nous, coquettes,
Mais gardez-nous vos cœurs.

Pendant qu’à la veillée
La folâtre assemblée
Chantera ses refrains,
Nous serons à la rame
Et verrons sur la lame
Danser les veaux marins.

Adieu, jeunes fillettes,
Aux regards enchanteurs :
Dansez sans nous, coquettes,
Mais gardez-nous vos cœurs.

Amis, qu’on se dépêche :
En amour, à la pêche,
Ne perdons point un jour.
Hâtons notre voyage :
Charmons gaîment l’ouvrage,
En songeant au retour.

Adieu, jeunes fillettes,
Aux regards enchanteurs :
Dansez sans nous, coquettes.
Mais gardez-nous vos cœurs.

En quittant le rivage,
Saluons le village.
Nos amis, nos parents

Et Magnus, notre père :
Car aux jours de misère.
Il nous dit : Mes enfants !

Adieu, jeunes fillettes.
Aux regards enchanteurs :
Dansez sans nous, coquettes,
Mais gardez-nous vos cœurs.

Les rudes paroles de la chanson furent bientôt étouffées par le bruit monotone des vagues, mais l’air continua long-temps à se mêler au son de la mer et du vent, et les barques étaient comme autant de taches noires sur la surface de l’Océan : elles disparaissaient peu à peu, tandis que l’oreille pouvait encore distinguer des sons de voix humaine, presque aussitôt couverts par celle des éléments.

Les femmes des pêcheurs restèrent tant qu’elles purent apercevoir les voiles, puis elles prirent lentement, d’un air abattu et inquiet, le chemin des huttes, où elles avaient à faire les arrangements nécessaires pour préparer et sécher le poisson, dont elles espéraient voir leurs maris et leurs amis revenir lourdement chargés. Çà et là une vieille sibylle déployait l’importance d’un savoir acquis par les ans, pour prédire, selon l’apparence de l’atmosphère, que le vent serait bon ou mauvais, tandis que d’autres allaient commander un vœu à l’église de Saint-Ninian pour le salut des marins et de leurs barques, ancienne superstition catholique qui n’est pas encore totalement abolie. D’autres, mais d’un ton bas et craintif, exprimaient leurs regrets qu’on eût laissé, le matin même, Norna de Fitful-Head partir mécontente de Burgh-Westra… « De tous les jours de l’année, le premier jour de la pêche était celui qu’il fallait choisir pour la fâcher ! »

Les nobles hôtes de Magnus Troil, après avoir consacré le plus de temps possible à voir la petite flotte mettre à la voile, et à causer avec les pauvres femmes des pêcheurs, commencèrent alors à se séparer en différents groupes, en diverses bandes, et se dispersèrent dans toutes les directions où les entraînait un caprice, pour jouir de ce qu’on peut appeler le clair-obscur d’un jour d’été dans les îles Shetland ; cette lumière, dépouillée de son vif éclat qui réjouit d’autres contrées pendant la belle saison, a pourtant un caractère doux et agréable à elle propre, qui adoucit, en les attristant un peu, des paysages dont le ton froid, nu et monotone, présente un aspect aussi sauvage que stérile.

Dans une des parties les plus solitaires du rivage où les rocs, profondément rongés par la mer, donnent à la marée accès dans la caverne, ou, comme on l’appelle, dans le hallier de Swartaster, Minna Troil se promenait avec le capitaine Cleveland. Ils avaient probablement choisi cette promenade pour être mieux à l’abri des importuns ; car, de même que la force de la marée sur cette côte y rendait la navigation et la pêche impossibles, de même le lieu n’était pas recherché des promeneurs, parce qu’on supposait la caverne habitée par une sirène, être que la superstition norwégienne revêt d’une puissance magique et d’une forte propension au mal. C’était là, disons-nous, qu’erraient Minna et son amant. Une petite longée de sable blanc comme le lait, qui s’étendait sous une des roches dont la crique était bordée d’un côté, leur offrait une promenade sèche, ferme et agréable, d’environ trois cents verges. Cette promenade était bornée à une extrémité par un sombre renfoncement de la baie à peine agitée par le vent et unie comme une glace ; on apercevait cette étendue d’eau entre deux hauts rochers, dont les cimes venaient presque la toucher. L’autre extrémité de la promenade était fermée par un roc sourcilleux et presque inaccessible, repaire de mille oiseaux marins d’espèces différentes, au milieu duquel s’entr’ouvrait le vaste hallier, comme pour avaler la marée montante, qui venait tomber dans un abîme d’une étendue et d’une profondeur incommensurables. L’entrée de cette affreuse caverne ne consistait pas en une seule arche ; mais elle était divisée en deux par un énorme pilier de roc naturel, qui, sortant de la mer et montant jusqu’au sommet de la caverne, semblait soutenir la voûte, et formait ainsi un double portail que les pêcheurs et les paysans avaient baptisé du nom singulier de Narines du Diable. Dans ce lieu sauvage et solitaire, dont le silence n’était troublé que par les cris des oiseaux de mer, Cleveland s’était déjà rencontré plus d’une fois avec Minna Troil. C’était la promenade favorite de la fille de Magnus ; car cette scène déployait tout ce qu’il fallait pour satisfaire ceux qui aiment les aspects sauvages, mélancoliques et merveilleux. Mais alors la conversation qui occupait les deux promeneurs était de nature à éloigner leur attention du paysage qui les entourait.

« Vous ne pouvez le nier, disait Minna, vous agissez envers ce jeune homme avec prévention et violence ; prévention injuste, en ce qui vous concerne au moins, et violence également injuste et sans motif. — J’aurais cru, répondit Cleveland, que le service qu’il a reçu de moi hier pouvait me sauver d’une pareille accusation. Je ne parle point de mon propre péril, car j’ai vécu au milieu du danger et je l’aime ; tout le monde pourtant ne se serait pas aventuré si près d’une baleine furieuse pour sauver un individu complètement indifférent. — Tout le monde, il est vrai, n’en eût pas fait autant, » répliqua gravement Minna ; » mais, pour le faire, il suffisait d’avoir du courage et de la générosité. Ce fou de Claude Halcro aurait fait comme vous, si sa force eût répondu à sa bonne volonté ; mon père en aurait fait aussi autant, quoiqu’il ait de justes motifs de ressentiment contre ce jeune homme, pour l’abus vain et imprudent qu’il a fait de notre hospitalité. Ne vous glorifiez pas trop de votre exploit, mon bon ami, de peur que vous ne me fassiez croire qu’il vous a coûté un grand effort. Je sais que vous n’aimez pas Mordaunt, quoique vous ayez pu vous exposer pour lui sauver la vie. — Ne m’accorderez-vous donc rien, dit Cleveland, en faveur des longues souffrances qu’il m’a fait endurer, quand partout la renommée publiait que cet imberbe dénicheur d’oiseaux : se plaçait entre moi et ce que je désirerais le plus au monde : l’affection de Minna Troil ? »

Il parlait d’un ton à la fois passionné et insinuant, et toutes ses expressions, toutes ses manières avaient une grâce et une élégance qui formaient le contraste le plus frappant avec les discours et les gestes d’un marin grossier, tel qu’il paraissait ordinairement. Mais son excuse ne satisfit point Minna.

« Vous avez su, reprit-elle, peut-être trop tôt et trop bien, combien peu vous aviez à craindre, si vous l’avez réellement craint, que Mertoun, ou tout autre, eût gagné la tendresse de Minna Troil : trêve de remercîments et de protestations ; la meilleure preuve de gratitude que vous puissiez me donner, c’est de vous réconcilier avec ce jeune homme, ou du moins d’éviter toute dispute avec lui. — Que nous devenions amis, Minna, c’est impossible ; même l’amour que je vous porte, le sentiment le plus puissant que mon cœur ait jamais connu, ne peut opérer ce miracle. — Et pourquoi, s’il vous plaît ? vous n’avez reçu aucune offense l’un de l’autre ; mais plutôt c’est un échange mutuel de services qui a existé entre vous ; pourquoi ne pouvez-vous être amis ?… J’ai plusieurs raisons de le souhaiter. — Et pouvez-vous donc, vous, oublier les mépris qu’il a déversés sur Brenda, sur vous-même, et sur la maison de votre père ? — Je puis tout oublier ; n’en pouvez-vous dire autant, vous qui n’avez réellement reçu aucune offense ? »

Cleveland baissa la tête et réfléchit un instant, puis il releva les yeux et répondit : « Je pourrais aisément vous tromper, Minna, et vous promettre une chose dont mon âme me démontre l’impossibilité ; mais je suis obligé à trop de déguisement à l’égard des autres, et je ne l’emploierai pas avec vous. Je ne puis devenir l’ami de ce jeune homme ; il y a une haine naturelle, une aversion instinctive, et comme un principe de répugnance dans nos deux caractères qui nous rend odieux l’un à l’autre. Interrogez-le, il vous dira qu’il a la même antipathie contre moi. L’obligation que je lui devais était comme un obstacle à mon ressentiment ; et j’étais tellement torturé par la contrainte que j’aurais rongé le frein jusqu’à ensanglanter mes lèvres. — Vous avez porté si long-temps ce que vous avez coutume d’appeler votre masque de fer, que vos traits gardent l’impression de la roideur, même lorsqu’il est ôté. — Vous ne me rendez pas justice, Minna, et vous vous fâchez contre moi parce que je suis franc et sincère avec vous. Je vous dirai pourtant avec sincérité que je ne puis être l’ami de Mertoun ; mais ce sera sa propre faute, et non la mienne, si je suis jamais son ennemi. Je ne cherche pas à lui nuire ; mais ne me demandez pas de l’aimer, et soyez-en certaine, quand j’y pourrais parvenir, ce serait vainement ; car, j’en suis convaincu, autant je ferais d’efforts et d’avances pour gagner sa confiance, autant j’éveillerais son aversion et ses soupçons. Laissez-nous dans nos sentiments naturels ; et comme indubitablement ils nous tiendront aussi éloignés que possible, il est fort probable qu’ils empêcheront toute querelle entre nous. Êtes-vous contente ? — Il le faut bien, puisque vous m’assurez qu’il n’y a aucun remède. Et dites-moi maintenant pourquoi vous eûtes l’air si triste en apprenant l’arrivée de votre vaisseau matelot ? car c’est lui, je n’en puis douter, qui est dans le port de Kirkwall. — Je crains les conséquences de l’arrivée de ce navire avec son équipage ; et surtout que la première ne soit la ruine de mes plus chères espérances. J’avais fait quelques progrès dans la faveur de votre père, j’en aurais fait davantage avec le temps ; mais voici Hawkins et son équipage qui viennent renverser tous mes projets. Je vous ai dit à quels termes nous nous sommes quittés. Je commandais alors un navire plus solide et mieux équipé que le leur, avec un équipage qui, au moindre de mes signes, aurait fait face à des démons armés des feux de l’enfer ; mais à présent je suis seul, privé de tout moyen de les intimider ou de les contraindre ; bientôt ils se livreront à l’indomptable licence de leurs habitudes et de leurs passions, et selon toute probabilité ils causeront leur ruine et la mienne. — Ne le craignez pas, répondit Minna ; mon père ne sera jamais assez injuste pour vous rendre responsable des crimes des autres. — Mais que dira Magnus Troil des miens ? dit Cleveland avec un sourire. — Mon père est Norwégien ; c’est le descendant d’une race opprimée ; il ne s’inquiétera pas si vous combattez contre les Espagnols, qui sont les tyrans du nouveau monde, ou contre les Hollandais ou les Anglais, qui leur ont succédé dans leurs domaines usurpés. Ses propres ancêtres ont conservé et mis en pratique la liberté des mers sur ces braves navires dont les pavillons étaient l’effroi de toute l’Europe. — Je crains néanmoins, » dit Cleveland, avec un nouveau sourire, « que le fils d’un roi des mers ait peine à voir une digne connaissance dans un corsaire moderne. Je ne vous ai pas déguisé que j’ai des raisons pour craindre les lois anglaises ; et Magnus, quoique grand ennemi des taxes, des impôts, du scalt, du wattle et autres droits, n’a point les idées bien larges sur des points d’un caractère général ; il suspendrait volontiers une corde à la grande vergue en faveur d’un malheureux flibustier. — Ne le supposez pas, répondit Minna ; il souffre trop lui-même de l’oppression des lois tyranniques de nos fiers voisins d’Écosse. Je compte qu’il sera bientôt capable d’y résister ouvertement. Les ennemis, c’est le nom que je veux leur donner, sont maintenant divisés entre eux, et chaque vaisseau venant de leurs ports apporte la nouvelle de commotions récentes : les Highlanders contre les Lowlanders, les Williamites contre les Jacobites, les Whigs contre les Torys, et pour rendre la fête complète, le royaume d’Angleterre contre celui d’Écosse. Qui donc nous empêcherait, comme Claude Halcro nous l’a si bien donné à penser, de profiter des querelles de ces brigands pour reconquérir l’indépendance dont ils nous ont privés ? — Pour hisser l’étendard du corbeau sur le château de Scalloway, » ajouta Cleveland, en imitant le ton et les gestes de son amante ; « pour proclamer votre père le comte Magnus Ier. — comte Magnus VII, s’il vous plaît, reprit Minna ; car six de ses ancêtres ont porté la couronne de comte avant lui. Vous riez de mon ardeur ; mais qui est-ce qui empêcherait tout cela ? — Rien ne l’empêchera, parce que rien ne sera jamais tenté ; mais, pour l’empêcher, il ne faudrait pas une force plus imposante que celle de la grande chaloupe d’un vaisseau de guerre anglais. — Vous nous traitez avec mépris, monsieur, pourtant vous devriez savoir par expérience ce que peuvent faire quelques hommes déterminés. — Mais il faut les armer ; il faut qu’ils consentent à exposer leur vie dans chaque aventure désespérée. Ne songez plus à de tels rêves : le Danemarck mutilé n’est plus qu’un royaume de seconde classe, incapable d’échanger une seule bordée avec l’Angleterre ; et dans l’archipel où nous sommes, l’amour de l’indépendance s’est éteint sous un long asservissement, et il ne se montre plus que par quelques grognements sourds au milieu des bols et des bouteilles. D’ailleurs, quand vos compatriotes feraient aussi vaillants que leurs ancêtres, que pourraient les équipages sans armes de vos bateaux pêcheurs contre la marine britannique ? N’y pensez donc plus, douce Minna ; c’est un rêve, et je dois l’appeler ainsi, quoiqu’il donne tant d’éclat à vos yeux, tant de noblesse à votre démarche. — Oh ! oui, c’est un rêve !» répéta Minna en baissant les yeux ; « et il convient mal à une fille d’Hialtland d’avoir l’air ou la tournure d’une femme libre : nos yeux doivent regarder la terre, et nos pas doivent être lents et peu empressés comme ceux de l’esclave qui obéit à l’ordre d’un maître. — Il est des régions, dit Cleveland, où l’œil peut promener ses brillants regards sur des bosquets de palmiers et de cocotiers ; où le pied peut glisser aussi légèrement qu’une galère avec sa voile sur des prairies émaillées de fleurs et dans des savanes ombragées de bois parfumés ; des régions où la servitude est inconnue, excepté celle du brave au plus brave, et celle de tous à la plus belle. »

Minna réfléchit un moment avant de répondre, et dit enfin : « Non, Cleveland, mon sauvage pays a des charmes pour moi : tout affreux qu’il vous semble, tout méprisé qu’il soit, il a pour moi des charmes qu’aucune autre contrée au monde ne pourrait m’offrir. Je m’efforce en vain de me représenter ces arbres, ces bosquets que mes yeux n’ont jamais vus ; mon imagination ne peut concevoir aucun spectacle dans la nature plus sublime que ces vagues, quand elles sont agitées par la tempête, et plus beau que lorsqu’elles viennent, comme à cette heure, rouler calmes et tranquilles sur le rivage. Non, le plus séduisant paysage d’une contrée étrangère, ni le plus brillant soleil qui ait jamais lui sur la plus riche perspective, ne distrairaient pas un instant mes pensées de ce roc escarpé, de cette montagne couronnée de brouillards, de cet Océan sans bornes ; l’Hialtland est la terre où moururent mes aïeux, où vit mon père ; et dans l’Hialtland, je veux vivre et mourir ! — Alors, je veux aussi vivre et mourir dans l’Hialtland. Je n’irai pas à Kirkwall… je ne ferai pas même savoir à mes camarades que j’existe ; car autrement, il me serait difficile de leur échapper. Votre père m’aime, Minna ; qui sait si mes longues attentions, mes soins inquiets ne le disposeront pas à me recevoir dans sa famille ? Qui regarderait à la longueur du voyage, s’il était certain de le terminer heureusement ? — Ne rêvez pas un tel succès, il est impossible. Tant que vous vivrez dans la maison de mon père, tant que vous partagerez sa table, vous trouverez en lui un ami généreux, un hôte cordial ; mais sondez-le sur ce qui touche son nom et sa famille, et le franc, le simple udaller deviendra sur l’heure le fier comte norwégien. Voyez, un soupçon est tombé sur Mordaunt, et il a retiré toute sa faveur au jeune homme qu’il chérissait naguère comme un fils. Personne ne s’alliera à sa maison, s’il ne descend pas d’une noble famille du Nord. — Peut-être puis-je prétendre à un tel honneur, si peu que j’en sache sur mon origine, dit Cleveland. — Comment ! s’écria Minna ; êtes-vous fondé à croire que vous descendez d’une race norse ? — Je vous ai déjà dit, répliqua Cleveland, que ma famille m’est totalement inconnue. J’ai passé les jours de mon enfance dans une plantation solitaire, située dans la petite île de Tortuga, et dirigée par mon père, alors bien différent de ce qu’il devint dans la suite. Nous fûmes pillés par les Espagnols, et réduits à une si affreuse pauvreté, que mon père prit les armes par désespoir et par soif de vengeance. Il s’entoura d’une petite bande d’hommes malheureux comme lui ; il croisa contre l’Espagne avec diverses vicissitudes de bonne et de mauvaise fortune, jusqu’à ce que, voulant réprimer les excès de ses compagnons, il tomba sous leurs coups… sort assez commun parmi les capitaines de forbans. Mais d’où venait mon père, ou quel était l’endroit de sa naissance, je l’ignore, belle Minna, et je n’ai jamais ressenti la moindre curiosité à cet égard. — Il était Anglais, du moins, votre malheureux père ? — Je ne puis en douter ; son nom que j’ai rendu trop formidable pour qu’on le prononce publiquement, est Anglais ; et la connaissance qu’il possédait de la langue et même de la littérature anglaise, les peines qu’il se donna, en des temps meilleurs, pour m’apprendre l’une et l’autre, montrent évidemment qu’il était Anglais. Si les rudes manières que j’emploie à l’égard des autres ne constituent pas réellement mon caractère, c’est à mon père, Minna, que je dois l’acquisition d’idées et de principes meilleurs qui peuvent me rendre quelque peu digne de vos éloges et de votre approbation. Et pourtant, il me semble quelquefois que je suis un être double, car il m’est presque impossible de croire que moi, qui maintenant me promène sur cette côte solitaire, moi, à qui vous permettez de parler d’une passion qui fait mon bonheur, j’aie jamais été le chef audacieux de la bande hardie dont le nom était aussi redouté qu’un ouragan. — Vous n’eussiez jamais reçu la permission de tenir ce langage téméraire à la fille de Magnus Troil, si vous n’aviez pas été le brave et intrépide chef qui, avec si peu de ressources, a rendu son nom formidable. Mon cœur est comme celui d’une vierge des anciens jours : il faut le conquérir, non par de belles paroles, mais par de vaillantes actions. — Hélas ! dit Cleveland, que puis-je faire, moi ? que pourrait faire un homme pour mériter autant d’amour que j’en désire ? — Rejoignez vos amis… poursuivez le cours de vos aventures… et abandonnez le reste au destin ; si vous reveniez chef d’une belle flotte, qui peut dire ce qu’il adviendrait ? — Et qui m’assurera que, quand je reviendrai… si je reviens jamais… je ne trouverai pas Minna Troil fiancée ou épouse ?.. Non, Minna, je n’abandonnerai pas au destin le seul objet digne d’attachement que ma vie orageuse m’ait encore présenté. — Écoutez-moi, je vous jurerai, si vous osez recevoir un pareil engagement, par la promesse d’Odin, le plus sacré des rites du Nord qui soit encore en pratique parmi nous, de n’accueillir les prétentions de personne avant que vous abandonniez les droits que je vous ai donnés… serez-vous alors satisfait ?… Quant à faire davantage, je ne le puis… je ne le veux pas. — Il faut donc que je me contente de cela, » dit Cleveland après un instant de réflexion ;… « mais songez-y, c’est vous-même qui me renvoyez à une vie que les lois de la Grande-Bretagne déclarent criminelle, et que les violentes passions des hommes sans pitié qui l’embrassent ont rendue infâme. — Mais moi, je suis au dessus de tels préjugés. Quand vous faites la guerre aux Anglais, je ne considère pas leurs lois sous un autre jour que si vous étiez aux prises avec un ennemi qui, dans la plénitude de son orgueil et de sa puissance, a déclaré qu’il ne ferait pas de quartier à son antagoniste. Un brave n’en combat pas moins vaillamment. Quant aux mœurs de vos camarades, en tant qu’elles n’infectent pas les vôtres, pourquoi leur mauvaise réputation retomberait-elle sur vous ? »

Cleveland la regardait, tandis qu’elle parlait ainsi, avec une admiration de surprise au milieu de laquelle perçait en même temps un sourire que lui arrachait la simplicité de son amante.

« Je n’aurais pas cru, dit-il, qu’un si haut courage pouvait se trouver uni à une pareille ignorance du monde, tel qu’il est aujourd’hui. Quant à mes mœurs, ceux qui me connaissent bien conviendront aisément que j’ai fait mon possible, au risque de ma popularité et de ma vie même, pour adoucir la férocité de mes compagnons ; mais comment enseigner l’humanité à des hommes qui brillent de se venger d’un monde où ils sont proscrits ? comment leur apprendre la tempérance et la modération à jouir des plaisirs que le hasard jette sur leur chemin pour adoucir une vie qui serait autrement une scène continuelle de périls et de souffrances ? Mais cette promesse, Minna, cette promesse qui est tout ce que je dois recevoir en retour de mon fidèle attachement… qu’au moins je ne perde pas mon temps à la solliciter. — Ce n’est pas ici qu’elle doit être faite, mais à Kirkwall… Il nous faut invoquer, comme témoin de l’engagement, l’Esprit qui préside à l’antique cercle de Stennis. Mais peut-être craindrez-vous de nommer l’ancien Père des guerriers morts dans l’action, le Sévère, le Terrible ? »

Cleveland sourit.

« Rendez-moi la justice de penser, aimable Minna, que je suis peu sujet à la crainte, lorsqu’il y a quelque motif de craindre ; et quant aux terreurs idéales, j’y suis tout-à-fait insensible. — Vous n’y croyez donc pas ? alors il vous conviendrait mieux d’être l’amant de Brenda que le mien. — Je crois tout ce que vous croyez. Tous les habitans du Walhalla dont vous causez si souvent avec ce fou poète et musicien, Claude Halcro, deviendront pour moi des êtres réellement existants… Mais, Minna, ne me demandez pas d’en craindre un seul. — D’en craindre un seul ?… Non, non, ne les craignez pas, répondit la jeune fille ; car jamais, pas même devant Thor ou Odin, quand ces dieux se montraient dans toutes leurs terreurs, les héros de ma race intrépide n’ont reculé d’un pas. Mais quand vous proférez cette vanterie, croyez que vous défiez un ennemi tel que vous n’en avez encore jamais rencontré. — Soit, dans ces latitudes septentrionales, » répliqua l’amant avec un sourire, « où jusqu’à présent je n’ai vu que des anges ; mais j’ai combattu, dans mon temps, les démons de la ligne équinoxiale que nous autres forbans nous supposons être aussi puissants et pervers que ceux du Nord. — Avez-vous donc contemplé ces merveilles qui sont au delà du monde visible ? » demanda Minna avec une sorte de frayeur.

Cleveland s’efforça de prendre un air grave et répondit : « Un peu avant la mort de mon père, je fus chargé, quoique encore très jeune, du commandement d’un sloop monté par trente gaillards les plus déterminés qui furent jamais. Nous croisâmes long-temps sans aucun succès, ne prenant rien que de méchants filets destinés à la pêche des tortues, ou des barques chargées de brimborions sans beauté ni valeur. J’avais beaucoup de peine à empêcher mes camarades de se venger sur les équipages de ces misérables bateaux du désappointement qu’ils nous occasionnaient. Enfin, le désespoir nous gagna, et nous fîmes une descente dans un village où nous apprîmes que nous pourrions intercepter un convoi de mules chargées des trésors d’un certain gouverneur espagnol. Nous parvînmes à emporter la place d’assaut ; mais tandis que je m’efforçais d’arracher les habitans à la fureur de mes gens, les muletiers, avec leur précieuse cargaison, s’enfuirent dans les bois voisins, accident qui mit le comble à mon impopularité. Mes hommes, qui avaient d’anciens griefs contre moi, se mutinèrent ouvertement : je fus déposé dans un conseil solennel de ma place de capitaine, et condamné, comme ayant trop peu de bonheur et beaucoup trop d’humanité pour la profession que j’avais embrassée, à être abandonné dans une de ces petites îles sablonneuses et boisées, qu’on appelle Keis dans les Indes occidentales, et qui ne sont fréquentées que par les tortues et les oiseaux de mer. On les suppose habitées, les unes par les démons qu’adoraient les anciens naturels, les autres par les caciques que les Espagnols ont mis à mort au milieu de cruelles tortures, pour les forcer à découvrir où ils avaient caché leurs trésors, et d’autres enfin par les différents spectres auxquels les marins de toute nation ajoutent une foi implicite. Le lieu de mon bannissement, appelé Coffin-Key, à trois lieues et demie vers le sud-est des Bermudes, avait une si mauvaise renommée, comme repaire de ces êtres surnaturels, que les richesses du Mexique n’auraient pas, je crois, persuadé aux plus braves des bandits qui me débarquèrent dans cette île d’y passer une heure seuls, même en plein jour ; et quand ils s’en éloignèrent, ils regagnèrent au plus vite notre sloop, sans oser seulement jeter un coup d’œil en arrière. Ce fut là qu’ils m’abandonnèrent, pour subsister comme je pourrais, sur un sable stérile, entouré par l’Atlantique sans bornes, et fréquenté, disait-on, par des démons malfaisants. — Et qu’en arriva-t-il ? » demanda Minna avec empressement.

« Je parvins à vivre, répondit l’aventurier, aux dépens des oiseaux de mer qui étaient assez simples pour me permettre d’approcher d’eux, de manière à les tuer à coups de bâton, et au moyen d’œufs de tortue, lorsque les complaisants oiseaux eurent mieux appris à connaître les méchantes dispositions de l’espèce humaine, et à prendre lestement leur vol, dès qu’ils me voyaient approcher. — Et les démons dont vous parliez ? reprit Minna. — J’avais mes appréhensions secrètes à leur égard : en plein jour et dans une obscurité complète, je ne redoutais pas beaucoup leur approche ; mais durant le crépuscule sombre du matin, ou lorsque la nuit commençait à tomber, je vis, la première semaine de mon séjour dans l’île grand nombre de spectres obscurs et informes, ressemblant, ceux-ci à un Espagnol, avec sa capa autour du corps et son grand sombrero[2], aussi large qu’un parasol, sur la tête… ceux-là à un marin hollandais, avec son haut bonnet et sa courte culotte… ou bien à un cacique indien, avec sa couronne de plumes et sa longue lance de canne. — N’approchiez-vous jamais d’eux pour leur parler ? — J’en approchais toujours ; mais je suis fâché de tromper votre attente, ma belle amie… chaque fois que j’avançais vers lui, ce fantôme se changeait en buisson, en bouquet d’arbres, en bouffée de brouillard ou quelque autre chose semblable, jusqu’à ce qu’enfin l’expérience m’apprit à ne plus m’effrayer de pareilles visions. Dès lors, je vécus seul à Coffin-Key, aussi peu alarmé de terreurs imaginaires que je l’avais jamais été dans la grande cabine d’un grand vaisseau avec une vingtaine de camarades autour de moi. — Vous vous amusez à mes dépens, Cleveland, avec ce conte qui n’aboutit à rien ; mais combien de temps êtes-vous resté dans l’île ? — Quatre semaines d’une misérable existence. Au bout de ce temps, je fus secouru par l’équipage d’un bâtiment qui venait chasser les tortues. Cependant, ma rigoureuse pénitence ne me fut pas inutile, car sur ce sable nu je trouvai le masque de fer qui fut depuis ma principale sécurité contre la trahison ou la mutinerie de mes gens. Ce fut là que je formai la résolution de ne plus paraître ni plus humain, ni mieux instruit, ni plus sensible, ni plus scrupuleux que les hommes auxquels la fortune m’avait attaché. Je réfléchis à ma première aventure, et je vis qu’en paraissant plus brave, plus adroit, plus entreprenant que les autres, j’avais acquis les titres nécessaires au commandement et au respect ; mais qu’en me montrant mieux élevé et plus civilisé qu’eux, j’avais encouru leur haine et leur envie, comme un être d’une espèce différente. Je résolus donc, puisque je ne pouvais me défaire de la supériorité que m’assuraient mon intelligence et mon éducation, d’aviser de mon mieux à dissimuler sous la rudesse d’un marin toute apparence de sentiments plus doux et plus humains. Je prévis alors ce qui arriva depuis, qu’en paraissant agir avec une dureté inébranlable, j’acquerrais un tel pouvoir sur mes gens, que je pourrais user de leur obéissance pour maintenir la discipline et secourir dans leur détresse les malheureux qui tomberaient en notre pouvoir. Bref, je compris que, pour arriver à l’autorité, il me fallait ressembler, extérieurement du moins, à ceux sur qui je l’exercerais. La nouvelle du sort de mon père, tout en m’excitant à la colère et à la vengeance, me confirma dans la résolution que j’avais adoptée : il avait aussi succombé victime de sa supériorité d’esprit, de mœurs, de manières, sur ceux qu’il commandait. Ils avaient coutume de l’appeler le gentilhomme, et ils en tiraient cette conséquence, qu’il épiait quelque occasion favorable de se réconcilier, peut-être à leurs dépens, avec les formes de la société auxquelles ses habitudes naturelles semblaient mieux convenir ; ce fut pour cela qu’ils l’assassinèrent. La nature et la justice m’appelaient également à la vengeance : je fus bientôt à la tête d’une nouvelle bande d’aventuriers, qui sont si nombreux dans ces îles. Je poursuivis, non pas les misérables qui m’avaient abandonné, mais les assassins qui avaient tué mon père, et je me vengeai sur eux d’une façon si terrible, qu’il n’en fallut pas davantage pour m’imprimer le caractère de cette férocité inexorable que je désirais paraître posséder, et qui peut-être envahit peu à peu mon naturel primitif. Mes manières, mes discours, ma conduite, semblaient si totalement changés, que ceux qui m’avaient connu autrefois étaient disposés à attribuer ce changement à la compagnie dont m’avaient honoré les démons qui fréquentaient les sables de Coffin-Key ; il y eut même des gens assez superstitieux pour croire que j’avais vraiment formé une ligue avec eux. — Je tremble d’entendre le reste ! ne devîntes-vous pas le monstre de courage et de cruauté dont vous prîtes les dehors ? — Si j’ai échappé à ce malheur, c’est à vous, Minna, répondit Cleveland, qu’il faut attribuer ce prodige. Il est vrai que j’ai toujours cherché à me distinguer plutôt par des actes de la plus aventureuse valeur que par des projets de vengeance et de pillage ; qu’enfin j’ai pu arracher des malheureux à la mort par une plaisanterie grossière, et quelquefois, par l’atrocité des mesures que je proposais moi-même, forcer mes gens à intercéder en faveur des prisonniers : de sorte que la sévérité apparente de mon caractère a mieux servi la cause de l’humanité que si j’eusse réellement paru m’y dévouer. »

Il se tut, et comme Minna ne répliquait pas, ils gardèrent tous deux le silence un instant, puis Cleveland continua :

« Vous ne répondez plus, miss Troil, et je me suis fait tort dans votre opinion par la franchise avec laquelle j’ai développé mon caractère devant vous. Je puis vraiment dire que mes dispositions naturelles ont été contraintes, mais non altérées par les tristes circonstances où je suis placé. — Je doute, » répondit alors Minna après un moment de réflexion, « que vous eussiez été aussi sincère, si vous n’aviez pas su que je verrais bientôt vos camarades, et que je découvrirais, par leur conversation et leurs manières, ce qu’autrement vous m’auriez caché avec soin. — Vous me faites injure, Minna, cruellement injure ; dès l’instant où vous avez su que j’étais un marin de fortune, un aventurier, un flibustier, ou, pour trancher le mot, un pirate, pouviez-vous attendre moins que je ne vous en ai dit ? — Vous dites trop vrai… j’aurais dû tout prévoir, et j’ignore pourquoi je m’attendais à autre chose. Mais il me semblait qu’une guerre contre les cruels et superstitieux Espagnols avait quelque chose d’ennoblissant… quelque chose qui relevait la fière profession à laquelle vous venez de donner son véritable et terrible nom. Je pensais que les guerriers indépendants de l’Océan occidental, allant punir les maux faits à tant de tribus dépouillées et massacrées, devaient montrer une noble élévation d’âme, comme les fils du Nord dont les longues galères surent venger sur tant de rivages les vexations de Rome dégénérée. Voilà quelles étaient mes idées, quel était mon rêve… Je m’afflige d’avoir été détrompée à mon réveil ; pourtant je ne vous accuse pas de l’écart de mon imagination… Adieu, il faut à présent nous quitter. — Dites au moins, s’écria Cleveland, que vous ne me regarderez pas avec horreur pour avoir dit la vérité. — Il me faut le temps de réfléchir, répondit Minna ; il me faut le temps de peser ce que vous m’avez avoué, avant que je puisse bien me rendre compte de mes propres sentiments. Mais aussi, je puis vous dire dès à présent que l’homme qui, pour satisfaire une misérable envie de pillage, se livre à des actes de sang et de cruauté, et qui est obligé de déguiser un reste de remords naturels sous l’affectation d’une perversité pire, n’est pas et ne peut être l’amant que Minna Troil croyait trouver dans Cleveland ; et si elle l’aime encore, ce sera pour son repentir, et non pas pour son héroïsme. »

En parlant ainsi, elle s’arracha de ses bras, car il cherchait encore à la retenir, et lui défendit par un signe impératif de songer à la suivre. « Elle est partie… » dit Cleveland en la voyant s’éloigner ; « si sauvage et si bizarre qu’elle soit, je n’étais pas préparé à cela… Elle n’a point tressailli au nom de mon périlleux genre de vie, et pourtant voici qu’elle ne peut souffrir l’idée du mal qu’il y faut commettre ; ainsi tout le mérite que m’avait valu ma ressemblance avec un champion norse ou un roi des mers va disparaître, parce qu’une bande de pirates ne peut être une assemblée de saints. Je voudrais que Rackam, Hawkins et les autres eussent été engloutis par la marée de Portland ; je voudrais que le courant les eût emportés aux enfers, au lieu de les amener aux Orcades ! Je n’abandonnerai pourtant pas la poursuite de cet ange, quoi que puissent faire ces démons… J’irai… il faut que j’aille aux Orcades, avant que l’udaller y fasse un voyage… Ma rencontre avec mes amis pourrait alarmer même sa grossière intelligence ; quoique, Dieu merci ! dans cette sauvage contrée on ne connaisse la nature de notre état que par des ouï-dire, grâce à nos honnêtes amis les Hollandais qui ont toujours soin de ne jamais parler trop mal de ceux qui leur font gagner de l’argent… Eh bien, si seulement la fortune veut me servir près de cette belle enthousiaste, je ne poursuivrai plus ma route au milieu des mers, mais je m’établirai parmi ces rocs, aussi heureux que s’ils étaient autant de bosquets de bananiers et de palmiers. »

Avec ces pensées et autres pareilles, les unes exprimées à demi-voix et par phrases entrecoupées, les autres roulant à travers son esprit, le pirate Cleveland retourna au manoir de Burgh-Westra.



  1. Le docteur Edmonstone, ingénieux auteur d’une Vue sur l’état ancien et actuel des îles Shetland, a présenté cette partie de son sujet sous un jour intéressant. « Il est vraiment pénible, dit-il, de voir l’inquiétude et les angoisses qu’éprouvent les femmes de ces pauvres pêcheurs à l’approche d’une tempête. S’inquiétant peu des fatigues, elles abandonnent leurs demeures, et courent à l’endroit où elles pensent que leurs maris aborderont, ou gravissent au faîte d’un roc pour tâcher de les apercevoir en mer. Si une voile vient à frapper leurs yeux, elles la suivent avec une vive sollicitude, tandis qu’elle s’élève et s’abaisse alternativement sur les vagues. Souvent elles sont tranquillisées par l’heureux retour des objets de leur tendresse, mais quelquefois elles attendent la barque qui ne doit jamais revenir. Sujets à l’influence d’un climat variable, et s’engageant sur des mers naturellement orageuses et pleines de rapides courants, il se passe à peine une saison sans quelque fatal accident ou quelque merveilleux prodige qui empêche un naufrage. » Vue, etc., des îles Shetland. Vol. Ier, p. 236. On peut trouver dans l’ouvrage que nous venons de citer beaucoup de détails curieux sur les pêcheries et l’agriculture de ces contrées, aussi bien que sur leurs antiquités. w. s.
  2. Capa, manteau d’homme, et sombrero, chapeau. a. m.