Le Pirate (Montémont)/Chapitre XVII

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 16p. 182-193).

CHAPITRE XVII.

la baleine.


Les barques sont montées, et tous les jeunes gens s’arment de ce qui peut terrasser les monstres marins : piques, hallebardes, broches, et javelots qui blessent de loin, instruments de paix et outils de guerre. Voici pour les vigoureux garçons l’occasion de montrer ce que l’amour et l’honneur peuvent les exciter à faire. La mer offre un théâtre magnifique : les rochers d’alentour sont couronnés de vieillards vénérables et de jolies filles.
La Bataille des îles Summer.


La matinée qui suit une fête comme celle de Magnus Troil manque un peu du sel qui assaisonnait les plaisirs du jour précédent, comme le lecteur fashionable peut l’avoir remarqué à un déjeuner public pendant les courses de chevaux d’une ville de province. Parmi ce qu’on appelle la meilleure société, ces moments perdus sont ordinairement employés, par chaque membre de la compagnie, dans son cabinet de toilette. À Bargh-Westra, on croira sans peine qu’il n’y avait point de place pour les lieux de retraite ; et les jeunes filles, les joues pâles, les vieilles dames, clignant de l’œil et bâillant, furent forcées de se réunir avec les hommes, tous accablés de maux de tête, trois heures après s’être quittés.

Éric Scambester avait fait tout ce qu’un homme peut faire pour chasser l’ennui d’un déjeuner ; la table gémissait sous le poids des énormes tranches de bœuf fumé, accommodées à la manière des îles Shetland, des pâtés, des ragoûts cuits au four, du poisson arrangé et servi de toutes les manières possibles, et même de friandises étrangères, telles que thé, café et chocolat. Car, comme nous avons déjà eu occasion de le remarquer, la position de ces îles leur fit faire de bonne heure connaissance avec les inventions diverses du luxe étranger, qui n’étaient encore que peu connues en Écosse. À une époque beaucoup plus rapprochée de celle où nous écrivons, une livre de thé vert fut accommodée comme des choux, et une autre convertie en sauce végétale pour du bœuf salé, par l’ignorance des bonnes ménagères écossaises à qui on les avait envoyées comme de rares présents.

Outre ces préparatifs, la table offrait encore toutes les généreuses boissons qui sont comprises par les bons vivants sous le nom facétieux « d’un poil du chien qui vous a mordu. » C’était du capiteux usquebaugh d’Irlande, de la vraie liqueur de Nantes, du véritable Shiedamm, l’eau-de-vie de Caithness et l’eau d’or de Hambourg ; c’était aussi du rhum d’une formidable antiquité, et les cordiaux des îles du Levant. Après cette énumération, il serait inutile de mentionner la forte ale brassée à la maison, le mum allemand et la bière de Schwartz, et il serait encore plus indigne de nous arrêter sur les innombrables espèces de potages et soupes destinés, avec le bland et diverses préparations de laitage, à ceux qui préféraient des aliments moins lourds.

Il n’était donc pas merveilleux que la vue d’une si bonne chère réveillât l’appétit et rallumât le courage des convives fatigués. Les jeunes gens se mirent en devoir de chercher leurs dames de la soirée précédente, et recommencèrent les petites causeries qui avaient si joyeusement fait passer la nuit, tandis que Magnus, avec tous ses vieux amis norses, encourageait de précepte et d’exemple les gens moins âgés ou plus sobres à faire raffle complète des bonnes choses qu’ils avaient devant eux. Cependant il y avait encore un long intervalle de temps à employer avant le dîner, car les déjeuners les plus longs ne peuvent durer au delà d’une heure ; et il était à craindre que Claude Halcro ne songeât à remplir cette matinée en chantant ses propres chansons ou en racontant dans toute sa longueur la formidable histoire de sa présentation au glorieux John Dryden. Mais la fortune épargna aux hôtes de Burgh-Westra un si grand malheur, en leur envoyant un amusement fort convenable à leurs goûts et à leurs habitudes.

Beaucoup de convives avaient déjà tiré leur cure-dent, et quelques uns commençaient à parler de ce qu’on pourrait faire, lorsque, la démarche précipitée et l’œil en feu, Éric Scambester, un harpon à la main, vint annoncer à la compagnie qu’il y avait une baleine sur la côte, à peu près vers l’embouchure du Woe ; alors vous auriez vu une joyeuse, bruyante et universelle agitation, comme l’amour d’un exercice étroitement lié à notre naturel peut seul en faire naître. Une bande de gentilshommes campagnards, allant chasser les premiers coqs de bruyère de la saison, serait une comparaison aussi imparfaite par rapport à la joie qu’à l’importance du motif ; une battue dans les épais taillis de la forêt d’Ettrick, pour la destruction des renards ; l’insurrection des chasseurs du Lennox, quand un des daims de leur duc s’éloigne d’Inch-Mirran ; même le joyeux rendez-vous d’une chasse au renard, avec tous les gais accompagnements de chiens qui aboient et de cors qui sonnent : rien n’est comparable à l’enthousiasme avec lequel les braves enfants de Thulé s’élancèrent pour aller combattre le monstre que la mer avait envoyé si à propos pour leur amusement.

Les nombreux magasins de Burgh-Westra furent aussitôt dépouillés de toutes les espèces d’armes qu’on pouvait employer en pareille occasion. Harpons, épées, piques et hallebardes tombèrent entre les mains des uns ; d’autres se contentèrent de fourches, de broches, et de tout ce qu’ils purent trouver qui fût aussi long et aussi pointu. Équipés ainsi à la hâte, une division, sous le commandement du capitaine Cleveland, courut se jeter dans les barques qui se trouvaient dans le petit port, tandis que le reste de la compagnie se rendait par terre au théâtre de l’action.

Le pauvre Triptolème fut interrompu dans un plan qu’il venait de former contre l’obstination des Shetlandais, et qui consistait en un sermon sur l’agriculture et les ressources du pays, par ce charivari soudain qui arrêta en même temps la poésie d’Halcro et sa non moins formidable prose. On peut aisément imaginer que le facteur ne prit qu’un bien faible intérêt à l’amusement qu’on substituait si subitement à ses savantes instructions, et qu’il n’aurait pas même daigné jeter un coup d’œil sur la scène active qui allait avoir lieu, s’il n’eût été stimulé à s’y rendre par les exhortations de mistress Baby. « Mettez-vous en avant, frère, dit la prudente dame : mettez-vous en avant. Qui sait où peut tomber la bénédiction du ciel ? On dit que tout le monde aura part, et part égale, à la carcasse et à l’huile de la bête ; or, une pinte de cette huile aura bien son prix pour nous éclairer dans les longues nuits dont on nous parle. Mettez-vous en avant, frère ; voyons, prenez mon bras. Jamais cœur poltron ne gagna dame jolie. Et, qui sait, quand cette huile est fraîche, elle peut être bonne à manger, et épargner du beurre. »

De combien le zèle de Triptolème fut augmenté par la perspective de manger de l’huile fraîche de baleine en place de beurre, nous ne saurions le dire ; mais ne pouvant faire mieux, il se mit à brandir… la fourche… dont il était armé, et s’en alla livrer bataille à l’animal.

La position dans laquelle le mauvais destin de l’ennemi l’avait placé était des plus favorables à l’entreprise des insulaires. Une marée d’une hauteur surprenante avait poussé la baleine sur un large banc de sable, dans le Woe, ou lac, au milieu duquel on allait l’attaquer. Dès qu’il sentit l’onde se retirer, il comprit son péril, et déjà il avait tenté plus d’un effort désespéré pour sortir des eaux basses et repasser par dessus la barre ; mais jusque-là il avait plutôt empiré qu’amélioré sa condition en s’enfonçant dans le sable et restant ainsi exposé à l’attaque méditée. En ce moment, les Shetlandais s’élancèrent contre lui : les premiers rangs étaient occupés par les hommes les plus jeunes et les plus hardis, armés des diverses manières que nous avons décrites ; tandis que, pour voir et pour encourager leurs efforts, les jeunes filles et les personnes plus âgées des deux sexes se placèrent sur les rochers qui dominaient le théâtre de l’action.

Comme les barques avaient à doubler un petit cap avant d’arriver à l’embouchure du Woe, ceux qui étaient venus par le rivage eurent le temps de faire la reconnaissance nécessaire des forces et de la situation de l’ennemi contre lequel ils allaient commencer simultanément l’attaque par mer et par terre.

Le général, vaillant et expérimenté, car l’udaller méritait ces épithètes, ne voulut, dans un cas si important, se fier qu’à ses propres yeux, et à vrai dire son costume et sa rare adresse le rendaient également digne du commandement à lui dévolu. Son chapeau galonné d’or avait été remplacé par un bonnet de peau d’ours ; son habit de drap bleu avec doublure d’écarlate, couvert de ganses et de broderies, par une jaquette de flanelle rouge avec boulons de corne noire, sur laquelle il portait une espèce de chemise en veau marin artistement cousue et brodée par devant, du genre de celles que mettent les Esquimaux et quelquefois les Groënlandais pour aller à la pêche de la baleine. Des bottes de mer d’une formidable hauteur complétaient son équipement ; et il tenait à la main un grand couteau à écorcher, qu’il brandissait comme impatient de s’en servir pour l’opération du dépècement, qui consiste à séparer la chair des os de l’énorme animal. Après un examen plus scrupuleux, pourtant, il fut obligé de confesser que l’amusement auquel il avait conduit ses amis, quoique taillé sur l’échelle de sa magnifique hospitalité, serait probablement accompagné de périls et de difficultés.

L’animal, long de plus de soixante pieds, restait parfaitement tranquille dans la partie la plus profonde du Woe où il s’était lancé, et où il paraissait attendre le retour de la marée, dont son instinct l’assurait probablement. Un conseil de harponneurs expérimentés s’assembla aussitôt, et il fut décidé qu’on tenterait d’enserrer la queue de ce léviathan engourdi au moyen d’un fort câble qu’on attacherait ensuite au rivage par des ancres, pour l’empêcher ainsi de s’échapper en cas que la marée revînt avant qu’on pût l’expédier. Trois barques furent désignées pour cette périlleuse tentative : le vieil udaller se proposa pour en commander une, tandis que, Cleveland et Mertoun devaient diriger les autres. Ces précautions une fois prises, on s’assit sur le rivage, attendant avec impatience que les forces navales arrivassent à l’entrée du Woe. Ce fut durant cet intervalle que Triptolème Yellowley, après avoir mesuré des yeux la taille extraordinaire de la baleine, observa que, selon ses faibles lumières, « un attelage de six bœufs, ou de soixante si on prenait des bœufs du pays, ne pourrait tirer un si grand monstre hors de l’eau où il était étendu. »

Cette remarque, si futile qu’elle puisse sembler au lecteur, se rattachait à un sujet qui échauffait toujours le sang du vieil udaller ; et lançant alors sur Triptolème un sévère et sauvage regard, il lui demanda à quoi diable il en voulait venir, en supposant que même cent bœufs ne pourraient tirer la baleine sur le rivage. M. Yellowley, quoique peu charmé du ton avec lequel la question était posée, sentit qu’il était de sa dignité et de son profit de faire la réponse suivante : « À coup sûr vous devez savoir, monsieur Magnus Troil, et tout le monde sait, pour peu qu’on sache la moindre chose, que les baleines trop monstrueuses pour être tirées de l’eau au moyen d’un attelage de six bœufs, sont de droit la propriété de l’amiral qui, en ce moment, se trouve être le noble lord, chambellan de ces îles. — Et je vous dis, moi, monsieur Triptolème Yellowley, répliqua l’udaller, comme je le dirais à votre maître s’il était là, que toute personne qui risque sa vie pour ôter cette bête de l’eau en aura sa part et portion, suivant nos anciennes et excellentes coutumes norses ; même si, parmi les fillettes qui nous regardent, il en est une qui touche seulement le câble, elle partagera avec nous ; oui, et pour peu qu’elle nous allègue quelque raison, nous garderons une part au poupon qui n’est pas né. »

Le strict principe d’équité qui dictait ce dernier arrangement occasionna un long rire parmi les hommes, et quelque peu de confusion parmi les femmes. Le facteur cependant pensa qu’il ne pouvait sans honte céder si aisément : « Suum cuique tribulto, dit-il, je défendrai les droits de milord et les miens. — Oui vraiment ? répliqua Magnus ; eh bien, par les os du martyr, vous n’aurez pas droit à d’autre part qu’à celle de Dieu et de saint Olave, que nous connaissions avant d’avoir ouï parler de facteur, de trésorier ou d’amiral… tous ceux-là partageront qui mettront la main à l’œuvre, et personne autre… Vous donc, monsieur le facteur, vous travaillerez tout comme nous, et comme nous encore vous vous estimerez heureux de partager. Sautez dans cette barque (car les barques avaient enfin doublé le promontoire). Et vous, mes enfants, faites place au facteur, donnez-lui la place périlleuse… c’est lui qui, dans ce malheureux jour, frappera le premier la baleine. »

La grosse voix, le ton d’autorité et l’habitude d’un commandement absolu qui dominait dans toutes les manières de l’udaller, et la voix de la conscience qui disait à Triptolème qu’il n’avait ni partisans ni amis dans le reste de la société, firent qu’il lui fut extrêmement difficile d’éluder une telle mission, quoique l’Écossais dût être ainsi placé dans une situation aussi nouvelle que dangereuse. Il hésitait pourtant encore, et tâchait de s’excuser d’une voix où la colère était dominée par la crainte : déguisant mal ses véritables sentiments par une tentative facétieuse, il allait essayer de présenter ce qu’il avait avancé comme une pure plaisanterie, quand il entendit la voix de Baby marmotter à son oreille : « Voulez-vous perdre votre part d’huile ? Nous voilà bientôt au long hiver des îles Shetland, pays où le jour le plus clair de décembre n’est pas si beau qu’une nuit sans lune dans les Mearns. »

Cette instigation domestique, la peur que lui inspirait l’udaller, et la honte de paraître moins courageux que les autres, enflammèrent tellement l’ardeur de l’agriculteur, qu’il se mit à brandir sa fourche, et entra dans la barque avec l’air de Neptune lui-même qui agite son trident.

Les trois bateaux destinés à cette périlleuse entreprise se dirigèrent alors vers la sombre masse qui gisait comme un îlot dans la partie la plus profonde du Woe, et qui se laissa approcher sans laisser paraître le moindre signe de vie. En silence, et avec autant de précaution qu’une opération aussi délicate en exigeait, les intrépides pêcheurs, après avoir échoué une fois et perdu un temps considérable, réussirent à jeter un câble autour du corps de ce monstre engourdi, et à en reporter les deux bouts au rivage, où cent mains se mirent aussitôt en devoir de les attacher. Mais, avant que ce travail fût fini, la marée commença à revenir, et l’udaller annonça à ses amis qu’il fallait tuer la baleine ou la blesser grièvement du moins, avant que la profondeur de l’eau à la barre fût assez considérable pour la mettre à flot ; sinon il n’était pas impossible qu’elle leur échappât, malgré tous leurs efforts. « Il faut donc, dit-il, nous mettre à l’ouvrage, et le facteur aura l’honneur de frapper le premier coup. »

Le vaillant Triplolème entendit ces mots ; et il est nécessaire de dire que la patience de l’animal, en se laissant attacher la queue sans résistance, avait dompté ses terreurs, et beaucoup fait baisser les monstres dans son opinion. Il protesta que la baleine n’avait pas plus de malice, ni même plus de force qu’un limaçon ; et influencé par ce mépris injuste de l’ennemi, il n’attendit ni un nouvel ordre, ni une meilleure arme, ni une position plus commode, mais, se levant dans son enthousiasme, il lança sa fourche de toutes ses forces contre la malheureuse bête. Les barques ne s’étaient pas encore retirées à la distance nécessaire pour éviter tout péril, quand eut lieu cette déclaration de guerre inopportune.

Magnus Troil, qui avait seulement plaisanté avec le facteur, et qui réservait la tâche d’enfoncer le premier trait dans la baleine à quelque main plus aguerrie, n’eut pas le temps de s’écrier : « À vous ! mes enfants, ou nous sommes submergés ! » Le monstre, réveillé soudain de son engourdissement par le coup que lui avait lancé le facteur, lança en l’air, avec un bruit pareil à l’explosion d’une pompe à feu, une grosse pluie d’eau, et en même temps il se mit à battre les vagues de sa queue dans toutes les directions. La barque que commandait Magnus reçut cette pluie salée que faisait jaillir l’animal ; et l’aventureux Triptolème, qui avait sa bonne part d’immersion, fut si étonné, si épouvanté des suites de sa malheureuse action, qu’il tomba à la renverse sous les pieds de ses compagnons, tandis que ceux-ci, trop occupés pour faire attention à lui, luttaient d’efforts pour conduire leur bateau hors de la portée du monstre. Le facteur resta donc quelques minutes dans cette position, foulé et piétiné par tout le monde, jusqu’à ce qu’on déposât les rames pour vider l’eau ; alors l’udaller ordonna d’approcher du rivage et de débarquer le pauvre marin qui avait entamé si maladroitement la bataille.

Cependant les autres barques s’étaient aussi retirées à distance du péril, et de la mer aussi bien que du rivage, le malheureux habitant de l’abîme fut accablé d’une grêle de traits en tout genre… harpons et épieux pleuvaient sur lui de tous côtés… on lui tirait des coups de fusil, et l’on n’épargnait aucun moyen possible pour l’exciter à épuiser sa force en une rage inutile. Quand le colosse sentit qu’il était environné de tous côtés par des bas-fonds, et s’aperçut en même temps qu’il était retenu par le câble, les efforts convulsifs qu’il fit pour échapper, accompagnés de sons qui ressemblaient à de longs et profonds gémissements, eussent ému de compassion toute autre espèce de gens que des hommes habitués à la pêche de la baleine. Les jets d’eau qu’il ne cessait de lancer en l’air commençaient à se rougir de sang, et les flots qui l’entouraient prenaient aussi une teinte rougeâtre. Cependant les efforts des assaillants redoublaient ; mais Mordaunt et Cleveland, en particulier, luttaient à qui déploierait le plus de courage en approchant du colosse, si terrible dans son agonie, et porterait dans ses larges flancs la blessure la plus profonde et la plus mortelle.

Enfin le combat ne semblait plus douteux ; car, quoique l’animal continuât de temps à autre à se débattre en désespéré, pourtant ses forces paraissaient tellement épuisées, que même avec le secours de la marée, qui alors était très haute, il semblait impossible qu’il pût reconquérir sa liberté.

Magnus donna le signal pour qu’on attaquât la baleine de plus près : « En avant ! mes amis, » s’écria-t-il à tue-tête ; « elle n’est plus si méchante actuellement… Maintenant, monsieur le facteur, recueillez de l’huile pour entretenir cet hiver deux lampes à Harfra… Plus près encore, mes enfants ! »

Avant que ses ordres pussent être exécutés, les deux autres barques l’avaient prévenu ; et Mordaunt Mertoun, jaloux de se distinguer plus que Cleveland, de toute la force dont il était capable, avait plongé une demi-pique dans le corps du monstre. Mais le léviathan, comme une nation dont les ressources semblent totalement épuisées par des pertes et des calamités précédentes, rassembla toute la vigueur qui lui restait pour un dernier effort, qui ne fut pas moins heureux que désespéré. La dernière blessure qu’il venait de recevoir avait probablement pénétré ses défenses extérieures de graisse, et atteint quelque partie fort sensible du système nerveux, car il rugit effroyablement, tandis qu’il lançait jusqu’aux cieux une colonne d’eau mêlée de sang ; et brisant le gros câble comme une ficelle, il renversa la barque de Mordaunt d’un coup de sa queue, s’élança par un effort surprenant au dessus de la barre que la marée recouvrait alors d’eau jusqu’à une certaine hauteur, et rentra en mer, emportant tout une forêt des dards qu’on avait fichés sur son corps, et laissant derrière lui sur les vagues une trace rougeâtre.

« Voilà votre cruche d’huile qui tomber dans la mer, monsieur Yellowley, dit Magnus, et il vous faudra brûler du suif de mouton, ou aller au lit sans lumière. — Operam et oleam perdidi, murmura Triptolème ; mais s’ils me reprennent jamais à pêcher des baleines, je veux bien que le monstre m’avale, comme il avala Jonas. — Mais où donc est Mordaunt Mertoun ? » s’écria Claude Halcro ; et l’on s’aperçut alors que le jeune homme qui avait été submergé, lorsque la barque avait coulé bas, ne pouvait gagner le rivage en nageant comme faisaient les autres pêcheurs, et flottait évanoui sur les vagues.

Nous avons mentionné l’étrange et inhumain préjugé qui rendait les Shetlandais de cette époque fort peu disposés à secourir un homme qu’ils voyaient près de se noyer, quoique ce fût un malheur auquel les insulaires se trouvaient fort sujets. Trois personnes pourtant foulèrent aux pieds cette superstition. La première fut Claude Halcro, qui s’élança dans la mer d’un petit roc qui dominait les flots, en oubliant, comme il l’avoua ensuite lui-même, qu’il ne savait pas nager, et que, s’il avait la harpe d’Arion, il n’avait pas de dauphin pour lui servir d’escorte. Le premier plongeon dans les profondeurs de l’abîme lui rappela toute son incapacité ; il lui fallut gravir une seconde fois le rocher d’où il avait sauté, et il dut s’estimer fort heureux de regagner le rivage, sans autre mal qu’un bain de mer.

Magnus Troil, se livrant à sa bonté naturelle, et oubliant la froideur qu’il avait témoignée à Mordaunt, lorsqu’il vit le jeune homme en péril, lui aurait aussitôt porté un secours plus efficace, si Éric Scambester ne l’eût pas retenu.

« Holà, monsieur ! ho… là ! s’écria ce fidèle serviteur ; le capitaine Cleveland a empoigné M. Mertoun… Laissons ces deux étrangers se secourir l’un l’autre et en courir les risques. Ce n’est pas pour de telles gens qu’il faut éteindre la lumière de notre pays… Encore une fois, arrêtez, monsieur ! On ne peut pas repêcher un homme dans le Woe de Brendess comme une rôtie dans un bol de punch. »

Cette sage remontrance n’aurait pas produit le moindre effet sur Magnus, s’il n’eût pas observé que Cleveland s’était élancé de sa barque, et nageait au secours de Mertoun, qu’il soutint au dessus de l’eau jusqu’à ce qu’une barque vînt les secourir tous deux. Dès que le péril pressant eut disparu, l’ardeur du digne udaller pour courir au secours s’apaisa aussi ; et se rappelant les motifs de mécontentement qu’il avait ou pensait avoir contre Mordaunt Mertoun, il se débarrassa de son sommelier qui le tenait toujours, et s’éloignant d’abord avec un air de mépris, appela Éric un vieux fou, pour avoir supposé qu’il eût la moindre inquiétude sur le sort du jeune drôle.

Cependant malgré sa prétendue indifférence, Magnus ne put encore s’empêcher de regarder par dessus les têtes de ceux qui entourèrent Mordaunt dès qu’il fut déposé sur le sable, et qui s’efforçaient charitablement de le rappeler à la vie : il lui fut impossible de prendre un air d’indifférence complète avant que le jeune homme fût assis sur le rivage, et qu’on reconnût, à n’en pas douter, que l’accident n’aurait aucune suite fâcheuse… Ce fut alors seulement que, jurant contre les insulaires qui ne donnaient pas un verre d’eau-de-vie au pauvre diable, il s’éloigna tout-à-coup, comme ne s’inquiétant guère de sa santé.

Les femmes, qui excellent à surprendre les unes aux autres leurs émotions, ne manquèrent pas de remarquer que, quand les sœurs de Burgh-Westra virent Mordaunt lancé au milieu des vagues, Minna devint pâle comme la mort, tandis que Brenda poussait des cris affreux. Mais, malgré les signes de tête, les clignements d’yeux et les demi-mots pour dire qu’une vieille connaissance ne s’oubliait pas aisément, en somme, on finit par avouer naïvement qu’on ne devait pas s’attendre à de moindres signes d’intérêt, lorsqu’elles voyaient le compagnon de leur jeunesse près de périr sous leurs yeux.

D’ailleurs cet intérêt qu’avait excité la position de Mordaunt, tant qu’elle avait semblé périlleuse, commença à diminuer en même temps que le péril ; et lorsqu’il eut entièrement repris l’usage de ses sens, Claude Halcro avec deux ou trois autres personnes se trouvèrent près de lui. À une dizaine de pas était Cleveland… Ses cheveux et ses vêtements étaient imprégnés d’eau, et ses traits portaient une expression si particulière, qu’elle attira aussitôt l’attention de Mordaunt : c’était un sourire qui errait malgré lui sur ses lèvres, et dans ses yeux un air d’orgueil qui annonçait un homme délivré d’une pénible contrainte. Claude Halcro se hâta d’apprendre à Mordaunt qu’il devait la vie à Cleveland ; et, ne songeant plus qu’à la reconnaissance, Mordaunt s’avança vers son sauveur, en lui présentant la main pour le remercier d’un tel service. Mais il demeura muet de surprise lorsque Cleveland, reculant d’un pas ou deux, croisa les bras sur sa poitrine et refusa de serrer la main qu’on lui tendait. Le jeune homme recula à son tour, et vit avec étonnement les manières peu gracieuses et l’air presque insultant que prenait le capitaine pour recevoir ses remercîments, après lui avoir jusque là témoigné plutôt une franche cordialité, ou du moins l’apparence d’un attachement sincère.

« C’en est assez, » dit Cleveland en remarquant cette surprise, « il n’est pas nécessaire d’en parler davantage. Ma dette est payée, et maintenant nous sommes quittes. — Vous êtes plus que quitte envers moi, monsieur Cleveland, répondit Mordaunt, puisque vous avez exposé votre vie, pour me rendre ce que j’avais fait pour vous sans le moindre danger ; d’ailleurs, » ajouta-t-il en essayant de donner à la conversation un tour moins sérieux, « j’ai reçu votre fusil par dessus le marché. — Les lâches seuls font entrer le péril en ligne de compte, reprit Cleveland ; le péril fut toujours le compagnon de ma vie ; il a fait voile avec moi dans mille aventures… Quant au fusil, j’en ai assez d’autres, et vous pourrez voir, quand vous le voudrez, lequel de nous sait mieux s’en servir. »

Il y avait dans le ton dont cette phrase fut dite quelque chose qui frappa vivement Mordaunt ; c’était une malice cachée (miching malicho), comme dit Hamlet, une mauvaise intention déguisée. Cleveland vit sa surprise ; il se rapprocha de lui, et parlant à voix basse : « Écoutez-moi, mon jeune ami, dit-il, nous autres enfants de fortune, quand nous donnons la chasse au même bâtiment et que nous prenons l’un sur l’autre l’avantage du vent, nous pensons qu’un espace de soixante pas sur le rivage et une paire de fusils ne sont pas une mauvaise manière de terminer la dispute. — Je ne vous comprends pas, capitaine Cleveland, dit Mordaunt. — Je le crois bien… Je me doutais que vous ne me comprendriez pas, » répondit le capitaine, et tournant les talons avec un sourire qui ressemblait à de l’ironie, il se mêla parmi la foule ; puis on l’aperçut au côté de Minna : la jeune fille lui parlait avec des traits animés, et semblait le remercier de sa brave et généreuse conduite.

« N’était Brenda, pensa Mordaunt, j’aurais autant aimé qu’il me laissât dans le lac, car personne ne semble s’inquiéter si je suis mort ou vivant.. Deux fusils et soixante pas de distance sur le rivage… est-ce là ce qu’il demande ?… Il peut venir… mais pas le jour où il m’a sauvé la vie au risque de la sienne. »

Tandis qu’il s’abandonnait à ces idées, Éric Scambester murmurait à Halcro ; « Si ces deux jeunes gens ne se lâchent pas quelque mauvais coup, je ne crois plus à rien. M. Mordaunt sauve Cleveland… bien ! Cleveland, pour l’en récompenser, attire sur lui-même tous les rayons du soleil de Burgh-Westra ; et songez-y bien ! perdre les faveurs d’une maison comme celle-là, où la bouilloire à punch n’a jamais permission de se refroidir ! Eh bien ! à présent que Cleveland, à son tour, a été assez fou pour repêcher Mordaunt hors du Woe, gare que celui-ci ne lui donne des sillocks pour sa morue ! — Bah, bah ! répliqua le poète, ce sont des contes de vieille femme, mon ami Éric ; car, que dit le glorieux Dryden… John, le saint poète ?…

La bile errante en vos âmes blessées
Engendre ces tristes pensées.

— Saint John, et saint James aussi, peuvent bien se tromper dans cette affaire, reprit Éric ; car je crois que ni l’un ni l’autre n’ont habité les îles Shetland. Je dis seulement que, si on peut croire aux vieux dictons, ces deux drôles se tireront un mauvais coup ; et en ce cas, je demande que M. Mordaunt en pâtisse. — Et pourquoi, » s’écria le poète avec colère, « pourquoi, Éric Scambester, souhaiteriez-vous du mal à ce pauvre jeune homme, qui vaut cinquante fois mieux que l’autre ? — Laissez chacun passer le gué à sa manière, répondit Éric ; M. Mordaunt est toujours pour l’eau claire, comme son vieux chien de père ; or, le capitaine Cleveland tient son verre en joyeux luron, en homme comme il faut. — Admirablement raisonné ! fort bien raisonné pour ta charge ! » répliqua Halcro ; et brisant là l’entretien, il se dirigea vers Burgh-Westra où retournaient les hôtes de Magnus, discutant le long du chemin, avec beaucoup de chaleur, les divers incidents de leur attaque contre la baleine, et fort scandalisés de ce qu’elle eût résisté à tous leurs efforts.

« J’espère que le capitaine Donderdrecht de l’Eintracht à Rotterdam n’en saura jamais rien, dit Magnus ; il jurerait ciel et terre que nous ne sommes capables de pêcher que des carrelets. »