Le Pirate (Montémont)/Chapitre XLII

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 16p. 443-452).

CHAPITRE XLII et dernier.

conclusion.


Courez, quelqu’un de vous ; demandez un délai
épigraphe


Cependant le capitaine Weatherport était arrivé en personne à Kirkwall, et il avait été reçu avec une vive joie et de longs remercîments par les magistrats qui s’étaient réunis en conseil tout exprès. Le prévôt, en particulier, déclara qu’il était enchanté de ce que la Providence leur eût envoyé l’Alcyon au moment même où le pirate ne pouvait échapper. Le capitaine parut un peu surpris, et répliqua : « Sur ce point, monsieur, c’est à l’avis que vous m’avez vous-même donné que nous devons cette bonne fortune. — À l’avis que j’ai donné ! » répéta le prévôt au comble de l’étonnement.

« Oui, monsieur, repartit le capitaine Weatherport ; je pense que vous êtes bien George Torfe, premier magistrat de Kirkwall, qui a signé cette lettre. »

Le prévôt ébahi prit la lettre adressée au capitaine Weatherport, commandant l’Alcyon. La lettre indiquait la structure, la force, etc., du vaisseau pirate ; mais elle disait aussi que l’équipage de ce vaisseau savait que l’Alcyon était dans les parages voisins ; qu’il se tenait en conséquence sur ses gardes, et prêt à se jeter au milieu des basses eaux, dans les golfes où la frégate ne pourrait pas les suivre aisément ; qu’au pis aller, les pirates étaient assez résolus pour faire échouer leur sloop contre la côte ou y mettre le feu, et qu’alors un riche butin et d’immenses trésors seraient perdus. On engageait donc l’Alcyon à croiser deux ou trois jours entre le promontoire Duncansbay et le cap Wrath, afin que les pirates oubliassent les craintes qu’ils avaient d’abord conçues, et s’endormissent dans une vaine sécurité ; l’auteur de la lettre savait d’ailleurs que leur intention était, si la frégate quittait la côte, d’entrer dans la baie de Stromness, d’y débarquer leurs canons pour faire quelques réparations nécessaires à leur bâtiment, et même le radouber, s’il était possible. La lettre finissait en assurant au capitaine Weatherport que, s’il pouvait amener sa frégate dans la baie de Stromness, vers la matinée du 24 août, il aurait bon marché des pirates ; s’il arrivait plus tôt, il les manquerait vraisemblablement.

« Cette lettre n’est ni écrite ni signée par moi, capitaine Weatherport, dit le prévôt ; je n’aurais pas osé vous engager à différer d’une minute votre arrivée ici. »

Le capitaine fut à son tour fort surpris. « Tout ce que je sais, dit-il, c’est que cette lettre m’a été remise quand j’étais dans la baie de Thurso, et que j’ai donné cinq dollars à l’équipage de la barque qui l’a apportée, pour la peine qu’il avait prise de traverser par un temps horrible le détroit de Pentland. Le patron de la barque était un nain muet, le monstre le plus hideux que j’aie jamais vu. Je vous félicite, monsieur le prévôt, de l’exactitude de vos renseignements. — Il n’importe, puisque tout s’est passé pour le mieux, répliqua le prévôt ; j’ignore cependant si l’auteur de cette lettre n’eût pas mieux aimé que vous trouvassiez le nid froid et les oiseaux envolés. »

En parlant ainsi, il passa la lettre à Magnus Troil, qui la lui rendit en souriant, mais sans faire aucune observation, car il s’était sans doute aperçu, comme l’aura dû faire le lecteur intelligent, que Norna avait beaucoup de raisons pour calculer avec exactitude la date de l’arrivée de l’Alcyon.

Sans chercher davantage à pénétrer un fait qui paraissait inexplicable, le capitaine demanda qu’on procédât aux interrogatoires. Cleveland et Altamont, ainsi que Bunce aimait à se faire appeler, furent amenés les premiers de tout l’équipage, comme accusés d’avoir rempli les fonctions de capitaine et de lieutenant. On venait de commencer l’interrogatoire, lorsqu’après quelques pourparlers avec les officiers qui gardaient la porte, Basile Mertoun se précipita dans l’appartement, et s’écria : « Prenez la vieille victime en place de la plus jeune !… Je suis Basile Vaughan, trop bien connu sur toutes les mers… Prenez ma vie, épargnez celle de mon fils ! »

Tout le monde fut fort étinné, et Magnus Troil plus que tous les autres ; il expliqua en peu de mots, aux magistrats et au capitaine Weatherport, que cet individu vivait depuis plusieurs années, d’une manière paisible et honnête, dans la principale des îles Shetland.

« En ce cas, dit le capitaine, je n’ai rien à faire contre le pauvre homme, car il est gracié par deux proclamations ; et sur mon âme, quand je les vois ainsi suspendus au cou l’un de l’autre, je voudrais en pouvoir dire autant du fils. — Mais qu’est-ce à dire ?… comment cela se fait-il ? dit le prévôt ; nous avons toujours appelé ce vieillard Mertoun et ce jeune homme Cleveland, et maintenant ils se nomment tous deux Vaughan ? — Vaughan, répliqua Magnus, est un nom que j’ai quelque raison de me rappeler ; et, d’après les confidences que m’a faites récemment ma cousine Norna, ce vieillard a droit de le porter. — Et ce jeune homme aussi, je pense, » dit le capitaine après avoir consulté son portefeuille. « Écoutez-moi un moment, » ajouta-t-il en s’adressant au jeune Vaughan, que nous avons jusqu’ici appelé Cleveland, « écoutez-moi, monsieur : vous vous nommez, dit-on, Clément Vaughan… Dans votre première jeunesse ne commandiez-vous pas une bande de pirates qui pilla, il y a huit ou neuf ans, un village espagnol, appelé Quempoa, dans la Nouvelle-Espagne, avec l’intention de vous emparer de quelques trésors ? — Il serait inutile de le nier, répondit le captif. — Non, répliqua le capitaine Weatherport ; mais cet aveu peut vous faire beaucoup de bien. Les muletiers s’échappèrent avec les trésors, tandis que vous étiez occupé à protéger, au risque de votre propre vie, l’honneur de deux dames espagnoles contre la brutalité de vos gens. Ne vous en souvenez-vous pas ? — Je m’en souviens, moi, dit Jack Bunce ; car notre capitaine, que voilà, fut abandonné sur une île déserte pour sa galanterie ; et c’est à peine si j’ai pu échapper au fouet pour avoir pris son parti. — Puisque ces faits sont patents, reprit le capitaine Weatherport, la vie de Clément Vaughan est en sûreté… les dames qu’il sauva étaient des personnes de qualité, les filles du gouverneur de la province ; et il y a long-temps qu’une requête fut adressée par l’Espagnol reconnaissant à notre gouvernement pour qu’on traitât leur sauveur avec égard. Je reçus des ordres tout particuliers sur Clément Vaughan lorsque je fus envoyé en croisière contre les pirates dans les Indes occidentales, il y a six ou sept ans. Vaughan n’était plus qu’un nom dans ces parages, et j’entendis parler de Cleveland. Néanmoins, capitaine Cleveland ou Vaughan, dès que vous êtes bien l’homme qui se montra si généreux à Quempoa, je puis vous assurer d’une grâce entière lorsque vous arriverez à Londres. »

Cleveland s’inclina et le sang lui monta au visage. Mertoun tomba à genoux et rendit mille actions de grâces au ciel. On les fit retirer au milieu de l’émotion de tous les spectateurs.

« Et maintenant, mon cher monsieur le lieutenant, qu’avez-vous à dire pour votre défense ? » demanda le capitaine Weatherport au ci-devant Roscius.

« Ma foi, peu de chose ou rien, s’il plaît à Votre Honneur ; sinon que je souhaite vivement que Votre Honneur puisse trouver mon nom sur le livre de pardon que vous tenez à la main, car j’étais à côté du capitaine Clément Vaughan dans cette affaire de Quempoa.

— Vous vous nommez Frédéric Altamont, répliqua le capitaine Weatherport. Je ne vois ici aucun nom qui ressemble à cela ; ces dames ont écrit sur mon livre le nom d’un John Bounce ou Bunce.

— Ma foi, c’est moi… c’est moi-même, capitaine… je puis le prouver, et je suis résolu, quoique ce dernier nom soit un peu plébéien, à vivre sous le nom de Jack Bunce plutôt que d’être pendu avec celui de Frédéric Altamont. — En ce cas, reprit le capitaine, je puis vous donner quelques espérances, pourvu que vous ayez nom Jack Bunce. — Grand merci, mon noble seigneur, » s’écria Bunce. Puis, changeant de ton, il ajouta : « Oh ! puisqu’un changement de nom a une si grande vertu, le pauvre Dick Fletcher aurait pu trouver grâce en s’appelant Timothée Tugmutton ; mais, quoi qu’il en soit, voyez-vous, pour me servir de sa phrase ordinaire… — Assez pour le lieutenant, interrompit le capitaine. Amenez maintenant Goffe et les autres coquins ; je crois qu’il nous faudra des cordes pour quelques uns d’entre eux. « Cette prévision promettait d’être pleinement remplie, car les charges étaient accumulées contre eux.

Bientôt l’Alcyon reçut l’ordre de conduire tous les prisonniers à Londres, et il mit à la voile deux jours après.

Pendant le temps que l’infortuné Cleveland passa à Kirkwall, il fut traité avec politesse par le capitaine de l’Alcyon ; et l’amitié de sa vieille connaissance, Magnus Troil, qui savait en secret les liens intimes qui l’unissaient à sa famille, le pressa d’accepter mille choses propres à adoucir sa captivité ; mais il n’accepta presque rien.

Norna, qui portait encore un plus vif intérêt à ce malheureux prisonnier, était alors incapable de le lui témoigner. Le sacristain l’avait trouvée étendue et sans connaissance sur le pavé, et lorsqu’elle revint à elle, son esprit avait totalement perdu son équilibre, et il fut nécessaire de la placer sous la garde de plusieurs personnes.

Quant aux sœurs de Burgh-Westra, tout ce qu’en put entendre dire Cleveland, c’est qu’elles étaient tombées malade par suite de la frayeur qu’elles avaient éprouvée. La veille au soir du jour où partit l’Alcyon, il reçut alors en secret le billet suivant : « Adieu, Cleveland… nous nous séparons à jamais, et nous devons nous séparer… soyez vertueux et heureux. Les illusions qu’une éducation solitaire et une connaissance étroite du monde ont répandues autour de mon esprit sont évanouies et dissipées pour toujours. Mais quant à vous, je suis certaine d’être si peu tombée dans l’erreur, que je vous regarde encore comme plus naturellement porté au bien qu’au mal, comme un homme que la nécessité seule, l’exemple et l’habitude ont retenu de force dans un pareil genre de vie. Que je sois dans votre pensée comme si j’avais cessé d’exister ; et si vous deveniez un jour l’objet de la louange générale, comme vous êtes maintenant celui du blâme universel, pensez alors qu’une femme se réjouit de la réhabilitation de votre honneur, quoiqu’elle ne doive jamais vous revoir. » Le billet était signé M. T. Cleveland le relut cent fois avec une émotion profonde et d’abondantes larmes, puis le plaça sur son cœur.

Mordaunt Mertoun reçut une lettre aussi, mais dans un style bien différent. Elle était de son père : Basile Vaughan lui disait adieu pour toujours, et le dispensait, pour l’avenir, de ses devoirs de fils, attendu que, malgré ses efforts de plusieurs années, le vieux Mertoun n’avait pu lui témoigner l’affection d’un père. La lettre désignait un endroit caché dans la vieille maison de Jarlshof, où Mordaunt trouverait une somme considérable tant en espèces qu’en argent non monnayé, et engageait Mordaunt à en user comme de son bien. « Ne craignez pas, disait Vaughan, de me devoir la moindre reconnaissance pour ce cadeau, ou de partager des dépouilles de piraterie. Le trésor que je remets entre vos mains provient entièrement de la fortune de votre défunte mère, Louisa Gonzago, et vous appartient de droit, Oublions-nous l’un l’autre (c’était la conclusion), comme des gens qui ne doivent jamais se revoir… » Et en effet, ils ne se revirent plus, car le vieux Mertoun, contre qui aucune accusation ne fut portée, disparut après que le sort de Cleveland fut décidé ; on pensa généralement qu’il s’était retiré dans un couvent étranger.

On apprendra en peu de mots quel fut le sort de Cleveland, suivant une lettre que Minna reçut deux mois après que l’Alcyon avait quitté Kirkwall. La famille était réunie à Burgh-Westra, et Mordaunt en était devenu un membre, le bon udaller ayant pensé qu’il ne pourrait jamais le récompenser assez d’avoir sauvé ses filles. Norna, qui commençait à revenir de son égarement d’esprit, se trouvait alors chez Magnus, et Minna, zélée dans ses attentions pour cette malheureuse victime de vaines illusions, était assise près d’elle, épiant chaque symptôme du retour de sa raison, lorsque la lettre dont nous parlons lui fut remise entre les mains.

« Minna, disait cette lettre, chère Minna !… adieu pour toujours… Croyez-moi, je ne vous voulus jamais de mal, jamais. Du moment où j’eus le bonheur de vous connaître, je résolus de quitter mes odieux camarades, et je formai cent projets qui ont été aussi inutiles qu’ils méritaient de l’être… Pourquoi et comment le sort d’une femme si aimable, si sage, si innocente, serait-il lié à celui d’un homme si coupable ?… Je ne parlerai plus de ces rêves. Ma triste situation est encore plus douce que je ne m’y attendais et que je ne l’avais mérité. Le peu de bien que j’aie fait en ma vie a compensé tous mes autres crimes dans l’esprit de juges honorables et compatissants. J’ai non seulement échappé à la mort ignominieuse qu’ont subie plusieurs de mes compagnons, mais encore le capitaine Weatherport, qui va partir pour la Nouvelle-Espagne, sous l’appréhension d’une guerre prochaine avec cette contrée, a généreusement sollicité et obtenu la permission de me donner du service, à moi et à deux ou trois autres de mes camarades moins coupables. Cette mesure lui fut suggérée, à lui par sa générosité naturelle, et aux autres par la connaissance que nous devons avoir des côtes et des parages. Quelle que soit la manière dont nous avons acquis cette position nouvelle, nous espérons nous en servir pour le bien de notre pays. Si la vertu peut donner le bonheur, je n’ai pas besoin de souhaiter que vous soyez heureuse, car alors vous l’êtes déjà… Adieu, Minna. »

Minna pleura si amèrement après avoir lu cette lettre, qu’elle attira l’attention de la convalescente Norna. Celle-ci arracha le papier des mains de sa parente, et le parcourut d’abord d’un air confus, comme si elle n’y comprenait rien… puis avec un commencement de souvenir… puis enfin avec des transports de joie mêlés de chagrin, elle le laissa tomber de ses mains. Minna ramassa la lettre, et se retira dans sa chambre avec son trésor.

Depuis ce jour, Norna parut prendre un caractère tout différent : elle adopta pour ses vêtements un genre plus simple et moins imposant. Son nain fut congédié après avoir amplement reçu de quoi vivre. Elle ne témoigna plus aucune envie de continuer sa vie errante, et ordonna que son observatoire de Fitful-Head, comme on peut l’appeler, fût démoli. Elle ne répondit plus au nom de Norna, et voulut qu’on l’appelât de son véritable nom d’Ulla Troil. Mais il s’opéra encore en elle un changement plus important. Autrefois épouvantée par les remords de sa conscience et par le désespoir où l’avaient plongée les circonstances de la mort de son père, elle semblait s’être considérée comme hors de la grâce divine ; en outre, livrée aux vaines sciences occultes qu’elle prétendait exercer, ses études, comme celles du médecin de Chaucer, ne portaient pas souvent sur la Bible. Maintenant le livre sacré la quittait rarement, et lorsque de pauvres gens venaient, dans leur ignorance, la consulter comme autrefois, et invoquer son pouvoir sur les éléments, elle se contentait de répondre : « Les vents sont dans le creux de sa main. » Sa conversion ne fut peut-être pas entièrement selon la raison ; l’état de son esprit troublé par une telle complication d’événements horribles s’y opposait sans doute ; mais elle semblait sincère, et fut certainement utile. Elle parut se repentir amèrement de ses tentatives présomptueuses pour diriger le cours des choses humaines, réglé par des puissances bien supérieures, et elle témoignait une vive componction lorsque ses anciennes prétentions étaient, d’une manière ou d’une autre, rappelées à sa mémoire. Elle montrait encore une tendresse toute particulière pour Mordaunt, quoique ce fût peut-être par habitude ; et il n’était pas aisé de savoir si elle se rappelait bien ou mal les événements compliqués où elle avait joué un si grand rôle. Quand elle mourut, quatre ans environ après les derniers incidents que nous avons rapportés, on trouva que, cédant aux vives instances de Minna, elle avait légué son immense fortune à Brenda Troil. Une de ses dernières volontés fut qu’on livrât aux flammes tous les livres, tous les instrumens de son laboratoire, et tous les objets qui avaient rapport à ses anciennes études.

Deux années environ avant la mort de Norna, Brenda devint réponse de Mordaunt Mertoun. Il s’écoula quelque temps avant que le vieux Magnus Troil, malgré toute son affection pour sa fille et toute sa partialité pour Mordaunt, pût franchement se réconcilier avec l’idée de ce mariage. Mais les qualités du jeune homme étaient particulièrement du goût de l’udaller, et le vieillard sentit si bien l’impossibilité où il se trouvait de mieux remplir la place vide dans sa famille, que le sang norse céda aux sentiments naturels du cœur. Il consola son orgueil en voyant ce qui se passait autour de lui, en considérant ce qu’il nommait les usurpations de la petite noblesse écossaise sur le pays (car c’est ainsi que les Shetlandais se plaisent à appeler leur patrie), et finalement il crut que « sa fille avait aussi bien fait d’épouser le fils d’un pirate anglais que celui d’un brigand écossais ; » allusion insultante aux familles des Highlands auxquelles les îles Shetland doivent tant de propriétaires respectables ; mais les ancêtres de ces dignes personnages étaient généralement moins renommés par leur vieille origine et leur brillant courage, que par leurs égards scrupuleux pour les vaines distinctions du meum et du tuum. Le jovial vieillard vécut jusqu’à l’extrémité de la carrière donnée à l’homme, avec l’heureux espoir d’une postérité nombreuse dans la famille de sa plus jeune fille. Sa table était alternativement égayée par les chansons de Claude Halcro, et éclairée par la science de M. Triptolème Yellowley. Ce dernier mit de côté ses hautes prétentions lorsqu’il connut mieux les usages des insulaires, et se rappela les nombreuses mésaventures qui avaient accompagné ses premiers essais de réforme. Il était devenu un honnête et utile représentant de son noble patron, et il n’était jamais plus heureux que quand il pouvait échapper au chétif ordinaire de sa sœur pour participer à la bonne chère de l’udaller. Le naturel de miss Barbara s’était cependant de beaucoup adouci après qu’elle eut inopinément recouvré la corne remplie de pièces d’argent, trésor que Norna avait jadis caché dans la vieille maison de Sturmburgh pour servir à la réussite de quelque dessein mystérieux, et qu’elle rendit par la suite à ceux qui l’avaient accidentellement trouvé, en leur déclarant qu’il disparaîtrait encore, à moins qu’ils n’en fissent un usage raisonnable pour les besoins du ménage. On peut croire que ce fut à cette recommandation que Tronda Dronsdaughter, probablement affidée de Norna, dut le bonheur de ne pas succomber lentement d’inanition.

Mordaunt et Brenda furent aussi heureux qu’il est permis de l’être en ce monde. Ils s’aimaient et s’estimaient l’un l’autre… Ils jouissaient d’une ample fortune, et avaient à remplir des devoirs faciles, qu’ils ne négligeaient pas ; la conscience pure et le cœur joyeux, ils riaient, chantaient, dansaient, s’inquiétaient peu du monde, et ne dépendaient de personne.

Mais Minna, avec son âme élevée et sa vive imagination… Minna, douée d’une sensibilité si profonde et d’un enthousiasme si exalté, et condamnée à voir l’une et l’autre s’éteindre dès sa jeunesse, parce qu’avec l’inexpérience d’un caractère romanesque et l’ignorance du monde, elle avait jeté les fondements de son bonheur, non pas sur le roc, mais sur le sable mouvant… était-elle, pouvait-elle être heureuse ? Oui, lecteur, elle fut heureuse ; car, quoi que puisse alléguer un sceptique dédaigneux, à chaque devoir rempli est attachée une heureuse paix d’esprit, une douce conscience d’honorables efforts, proportionnés à la difficulté de la tâche accomplie. Le repos du corps, qui succède à un travail rude et fatigant, ne peut être comparé au calme dont jouit l’âme en pareille circonstance. Sa résignation, cependant, et l’affection constante qu’elle témoigna à son père, à sa sœur, à l’infortunée Norna et à tous ceux qui avaient droit à ses égards, n’étaient ni l’unique ni la plus précieuse source de ses consolations. Comme Norna, mais avec un jugement mieux dirigé, elle apprit à changer les visions d’un fol enthousiasme qui avaient agité et troublé son imagination pour une liaison plus pure et plus vraie avec le monde supérieur que celle qu’avaient pu lui fournir les chants de bardes païens, ou les productions romanesques de poètes plus modernes. Ce fut à cette source qu’elle puisa la force, après avoir connu à diverses reprises l’honorable et glorieuse conduite de Cleveland, d’apprendre avec résignation qu’il avait enfin succombé, en commandant une noble et courageuse entreprise, entreprise qui fut heureusement terminée par ceux à qui sa bravoure déterminée avait ouvert le chemin. Bunce, devenu son imitateur en bien, comme il l’avait été jadis en mal, transmit à Minna un récit de ce douloureux événement, en termes qui montraient que, quoique sa tête fût faible, son cœur n’avait pas été tout-à-fait corrompu par la vie infâme qu’il avait menée quelque temps ; au moins il paraissait s’être amendé ; il avait obtenu de l’avancement et s’était distingué dans la même action ; mais rien disait-il, ne pouvait compenser la douleur que lui causait la perte de son ancien capitaine et camarade,[1]. Minna lut cette nouvelle ; et levant vers le ciel des yeux mouillés de pleurs, elle remercia Dieu d’avoir permis à Cleveland de mourir dans la voie de l’honneur ; elle eut même le courage de rendre des actions de grâces à la Providence pour avoir retiré son malheureux ami d’un monde rempli de tentations avant qu’elles eussent fait succomber sa vertu encore mal affermie. Cette réflexion produisit sur Minna un effet si puissant, que, le premier moment de la douleur passé, elle parut non seulement résignée, mais encore plus heureuse qu’auparavant. Ses pensées néanmoins étaient détachées du monde, et elle semblait ne les ramener vers la terre qu’en faveur des amis qu’elle chérissait ou des pauvres qu’elle pouvait servir et consoler : elle était alors animée d’un sentiment semblable à celui d’un ange gardien.

Ce fut ainsi qu’elle vécut, recevant de tous ceux qui l’approchaient une affection mêlée de respect ; aussi, lorsque ses amis pleurèrent sa mort, qui n’arriva que dans une extrême vieillesse, ils se consolèrent par la douce pensée que l’humanité qu’elle venait de dépouiller était la seule circonstance qui l’avait placée, suivant les paroles de l’Écriture, « un peu au dessous des anges. »


fin du pirate.




IMPRIMERIE DE E.-J. BAILLY, PLACE SORBONNE, 2.



  1. Nous n’ayons rien pu recueillir de certain sur le sort de Bunce ; mais notre ami le docteur Dryasdust, croit qu’il peut être identifié avec un vieux gentleman, qui au commencement du règne de George Ier, fréquentait régulièrement le Café-Rose, allait au spectacle tous les soirs, contait d’incroyables histoires sur la Nouvelle-Espagne, grommelait toujours contre la carte, criait contre les garçons, et était généralement connu sous le nom de capitaine Bunce. w. s.