Le Pirate (Montémont)/Chapitre XL

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 16p. 427-437).

CHAPITRE XL.

les prisonniers.


Pour un coquin, voici la loi… il faut le saisir et l’attacher pour être sans pitié pendu et ballotté au gré du vent.
La Ballade de la Jolie Brunelle.


Bien avant la pointe du jour, Mordaunt avait relevé les sentinelles qui étaient de garde depuis minuit, et après avoir ordonné qu’on les relevât encore au lever du soleil, il s’était retiré dans une petite pièce, et il sommeillait dans un fauteuil avec ses armes près de lui ; tout-à-coup il se sentit tirer par le manteau dont il était enveloppé.

« Le soleil se lève-t-il déjà, » dit-il, lorsqu’en se relevant il vit les premiers rayons de l’aurore briller à l’horizon.

« Mordaunt ! » dit une voix dont chaque son pénétra au fond de son cœur.

Il se tourna vers l’endroit d’où partait la voix, et Brenda Troil, à son agréable surprise, se trouva devant lui. Au moment où il allait lui parler avec ivresse, il s’arrêta soudain en observant des symptômes de chagrin et d’inquiétude sur ses joues pâles, ses lèvres tremblantes et ses yeux humides de pleurs.

« Mordaunt, reprit-elle, il faut nous rendre un service à Minna et à moi… il faut nous permettre de sortir tranquillement du château et sans alarmer personne, pour que nous allions jusqu’aux pierres de Stennis. — Et pourquoi ce caprice, ma chère Brenda ? » répondit Mordaunt, fort surpris d’une pareille requête… « pour accomplir quelque cérémonie superstitieuse de mode aux îles Orcades, peut-être ? mais les temps sont trop dangereux, et les ordres que m’a donnés votre père trop stricts, pour que je vous permette de sortir sans son consentement. Songez, ma chère Brenda, que je suis un soldat en faction, et qu’avant tout, je dois obéir à la consigne. — Mordaunt, reprit encore Brenda, il ne s’agit pas de plaisanter… la raison de Minna, sa vie même dépendent de vous, suivant que vous accorderez ou refuserez cette permission. — Mais à quel propos ? demanda Mordaunt… que je sache au moins pourquoi. — Pour un projet bizarre et insensé ; elle veut avoir une entrevue avec Cleveland. — Cleveland !… si l’infâme avait le malheur de venir à terre, il y serait reçu par une grêle de balles. Que j’approche seulement à cent pas de lui, » ajouta-t-il en saisissant son fusil, « et un morceau de plomb lui rendra tout le mal qu’il m’a fait ! — Sa mort rendrait Minna folle ; et celui qui porterait un pareil coup à Minna, Brenda ne le reverrait jamais. — Mais c’est une folie, une pure folie… songez à votre honneur… songez à votre devoir. — Je ne puis songer qu’au péril de Minna, » répondit Brenda en laissant échapper un torrent de pleurs ; « sa première indisposition n’était rien en comparaison de l’état où elle a passé la nuit. Elle tient sans cesse la lettre, écrite, sans doute, plutôt avec du feu qu’avec de l’encre, où il la conjure de venir recevoir ses derniers adieux, si elle veut sauver un corps mortel et une âme immortelle… où il l’assure qu’elle ne courra aucun danger et déclare qu’aucune puissance ne le forcera à quitter la côte avant qu’il l’ait revue… Il faut que vous nous laissiez sortir. — Impossible, » répliqua Mordaunt, dans la plus grande perplexité… « Ce bandit a sans doute de superbes protestations au bout de sa plume, mais quelle autre garantie peut-il offrir ?… Je ne puis permettre à Minna d’aller le rejoindre. — Je suppose, « dit Brenda d’un ton de reproche, tandis qu’elle essuyait ses larmes tout en continuant de sangloter, « je suppose que Norna vous a dit quelque chose qui concerne Minna et vous, et que vous êtes trop jaloux de ce pauvre infortuné pour lui permettre de causer un instant avec elle avant son départ. — Vous êtes injuste, » répliqua Mordaunt avec chagrin, mais aussi un peu flatté de ces soupçons ; « vous êtes aussi injuste qu’imprudente. Vous savez… vous pouvez savoir… que Minna m’est surtout chère, parce qu’elle est votre sœur. Dites-moi, Brenda… et dites-moi, vraiment… si je vous seconde dans ce projet insensé, ne doutez-vous nullement de la bonne foi du pirate ? — Non, nullement… si j’en doutais le moins du monde, croyez-vous que je vous presserais ainsi ?… il est criminel et malheureux, mais je pense que nous pouvons nous fier à lui. — Le lieu du rendez-vous est le cercle de Stennis, et l’heure le point du jour ? — Oui, l’heure est venue… pour l’amour du ciel, laissez-nous sortir ! — Je vais aller moi-même relever la sentinelle de la grande porte dans quelques minutes, et je vous laisserai passer… Vous ne prolongerez pas une entrevue si périlleuse, j’espère ? — Non, certainement ; et vous, de votre côté, ne profiterez-vous pas d’une rencontre où ce malheureux homme viendra sans défense, pour lui nuire où l’arrêter ? — Fiez-vous en à mon honneur ; on ne lui fera aucun mal, à moins qu’il ne veuille en faire. — Je vais alors appeler ma sœur, » dit Brenda, et elle sortit précipitamment de la chambre.

Mordaunt réfléchit un instant, puis, allant trouver la sentinelle qui montait la garde à la porte de devant, il lui commanda de courir tout de suite au poste, de faire prendre les armes à tous les hommes qui s’y trouveraient, et de ne revenir que quand il les aurait tous vus prêts à marcher. Il ajouta que pendant ce temps il monterait lui-même la garde. Pendant que la sentinelle allait porter cet ordre, la porte s’ouvrit lentement, et Minna parut avec Brenda, toutes deux enveloppées dans leurs manteaux. La première s’appuyait sur sa sœur et tenait les yeux baissés, comme si elle eût senti tout ce qu’avait de coupable la démarche qu’elle allait faire. Brenda aussi passa en silence devant son amant, mais elle se retourna pour lui lancer un regard de reconnaissance et de tendresse qui doubla, s’il était possible, son inquiétude pour leur sûreté.

Cependant les deux sœurs perdirent bientôt le château de vue, et Minna, dont les pas avaient été jusque-là chancelants et incertains, commença à se redresser et à marcher avec tant de vitesse et d’assurance que Brenda, qui avait quelque peine à la suivre, ne put s’abstenir de lui représenter combien il était imprudent d’épuiser son courage et de fatiguer ses forces par une hâte si peu nécessaire.

« Ne craignez rien, ma chère sœur, dit Minna ; le courage qui m’anime maintenant, peut et doit me soutenir pendant cette terrible entrevue. Je n’ai pu marcher que la tête baissée et d’un pas vacillant tant que j’ai dû être aperçue d’un homme qui, nécessairement, me regarde comme digne de sa pitié ou de son mépris. Mais vous saurez, ma chère Brenda, et Cleveland le saura aussi, que l’amour que je porte à cet homme infortuné était aussi pur que les rayons du soleil qui se réfléchissent maintenant sur les vagues. Oui, j’ose en prendre à témoin ce glorieux soleil et ce beau ciel bleu, sans le désir de l’engager à quitter au plus vite son misérable genre de vie, je n’aurais jamais consenti à le voir davantage. »

Tandis qu’elle parlait d’un ton qui inspirait beaucoup de confiance à Brenda, les deux sœurs arrivèrent au sommet d’une éminence d’où la vue s’étendait sur le Stonehenge des Orcades, qui consiste en un demi-cercle de pierres droites, qui déjà étaient colorées d’un blanc grisâtre et projetaient au loin, vers l’ouest, leurs ombres gigantesques. Une autre fois le spectacle de ce lieu aurait produit une vive impression sur l’imagination exaltée de Minna, et intéressé du moins la curiosité de sa sœur moins romanesque. Mais en ce moment elles n’avaient pas le loisir de recevoir les émotions que ce merveilleux monument de l’antiquité excite souvent dans l’esprit des spectateurs ; car elles voyaient non loin du bord, et sur la partie du lac supérieure à ce qu’on appelle le pont de Broisgar, une barque montée par des hommes nombreux et bien armés, qui venaient de débarquer un des leurs sur le rivage ; et cet individu s’avançait seul, enveloppé d’un manteau de marin, vers le monument circulaire où elles allaient arriver d’un autre côté.

« Ils sont nombreux et armés, » dit Brenda, en tressaillant, à l’oreille de sa sœur.

« C’est une pure précaution, répondit Minna, que leur condition, hélas ! ne rend que trop nécessaire. Ne craignez aucune trahison de sa part… on ne peut du moins lui reprocher ce crime. »

Tandis qu’elles parlaient ainsi, elles arrivèrent au centre, où au milieu de ces hautes masses de pierres brutes on en voit une plate et renversée, soutenue jadis par quatre piliers massifs dont quelques restes sont encore visibles, et qui avait pu autrefois servir d’autel.

« Ah ! reprit Minna, dans des temps reculés, si nous pouvons encore ajouter foi à des légendes qui ne m’ont déjà coûté que trop cher, nos ancêtres offraient des sacrifices aux divinités païennes… et là, moi, je vais de toute mon âme rejeter, abjurer et offrir en sacrifice à un Dieu meilleur et plus miséricordieux les vaines idées qui ont séduit ma jeune imagination. »

Quand elle fut auprès de cette table de pierre renversée, elle vit s’avancer Cleveland, dont le pas indécis et les regards abattus différaient autant de sa démarche et de sa physionomie ordinaires, que la dignité du maintien de Minna et l’expression calme et contemplative de son beau visage contrastaient avec la jeune fille brisée par un amour malheureux, qui avait eu tant besoin du bras de Brenda pour sortir du château de Stennis.

Si l’opinion de ceux qui assignent aux druides la construction de ce singulier monument est fondée, Minna était en ce moment la Haxa, ou grande prêtresse, de laquelle quelque champion attendait son initiation. Et si l’on admet que le cercle est d’origine gothique ou Scandinave, elle semblait être le fantôme de Freya, l’épouse du Dieu tonnant, devant laquelle un courageux roi de la mer s’inclinait respectueusement, lui qui était inaccessible à toutes les terreurs de ce monde. Brenda, accablée de doute et de frayeurs inexprimables, se tenait à un ou deux pas derrière elle, observant avec anxiété les mouvemens de Cleveland et ne faisant attention à rien de ce qui l’entourait, sinon à lui et à sa sœur.

Cleveland s’avança jusqu’à deux ou trois pas de Minna et inclina profondément la tête ; il y eut un silence de mort pendant quelques minutes, enfin Minna dit d’un ton ferme et mélancolique : « Homme infortuné ! pourquoi cherches-tu à aggraver encore notre malheur ? Éloigne-toi en paix, et puisse le ciel te permettre d’embrasser un genre de vie meilleur que celui que tu as suivi jusqu’à ce jour ! — Le ciel ne peut m’aider, dit Cleveland, que s’il parle par votre voix. Je vins en ce pays, rude et sauvage, sachant à peine que ma profession, ma profession désespérée était aux jeux des hommes et de Dieu plus criminelle que celle des armateurs que vos lois reconnaissent. Je fus élevé dans ce hideux métier, et sans l’espérance que vous m’avez laissé concevoir j’y serais peut-être mort, endurci et impénitent. Oh ! ne me rejetez pas loin de vous… laissez-moi faire quelque chose pour racheter mes crimes passés, et n’abandonnez pas votre ouvrage à demi fait ! — Cleveland, reprit Minna, je ne vous reproche point d’avoir abusé de mon inexpérience ou profité des illusions que la crédulité de l’enfance a répandues autour de moi ; illusions qui m’ont conduite à confondre votre fatal genre de vie avec les exploits de nos anciens héros. Hélas ! dès que j’ai vu vos compagnons, cette erreur a disparu ! je ne vous accuse pas de son existence. Allez, Cleveland, séparez-vous des misérables auxquels vous vous êtes associé. Croyez que si le ciel vous accorde les moyens de distinguer votre nom par des actions bonnes ou glorieuses, il y aura dans ces îles solitaires des yeux qui pleureront autant de joie qu’ils… qu’ils pleurent maintenant de chagrin. — Est-ce là tout ? et ne puis-je espérer que si je m’arrache à mes infâmes compagnons… si j’obtiens mon pardon en me montrant aussi zélé pour le bien que je l’ai trop long-temps été pour le mal… si après un terme, quelque long qu’il soit, je puis me vanter d’avoir rétabli ma réputation… ne puis-je… ne puis-je espérer que Minna oublie des crimes que mon Dieu et mon pays auront pardonnés ? — Jamais, Cleveland, jamais ! » répondit Minna avec le plus grand calme ; « nous allons nous quitter ici, nous quittera jamais, nous quitter sans le moindre espoir. Pensez à moi comme si j’étais morte, si vous continuez la vie que vous menez encore. Mais si, puisse le ciel vous le permettre ! vous quittez votre fatale profession, pensez alors à moi comme à une infortunée qui adressera soir et matin ses prières au ciel pour votre bonheur, quoiqu’il n’y ait plus de bonheur pour elle-même… Adieu, Cleveland.

Il s’agenouilla, accablé par l’amertume de ses remords, pour saisir la main qu’elle lui tendait. En cet instant son confident Bunce, sortant de derrière un des gros blocs de pierre, les yeux mouillés de larmes, s’écria :

« Je n’ai jamais vu au théâtre une scène d’adieu si touchante ! Mais — — ! vous ne ferez point votre sortie comme vous vous y attendez. »

À ces mots, avant que Cleveland pût recourir aux représentations ou à la résistance, avant même qu’il pût se relever, Bunce se rendit aisément maître de lui, en le renversant sur le dos ; aussitôt deux ou trois hommes de l’équipage de la chaloupe le saisirent par les bras et les jambes, et se mirent à l’entraîner vers le lac. Minna et Brenda jetèrent des cris et tentèrent de fuir, mais Derrick attrapa la première comme un faucon s’empare d’un pigeon, tandis que Bunce, avec un ou deux jurements par manière de consolation, s’empara de Brenda, et toute la troupe, augmentée de deux ou trois autres pirates qui s’étaient tenus en embuscade, courut précipitamment vers la barque, où étaient restés deux matelots. Cependant leur fuite fut interrompue et leur criminel projet ne put s’exécuter.

Lorsque Mordaunt Mertoun avait ordonné à tous ses gens de prendre les armes, c’était dans l’intention bien naturelle de veiller à la sûreté des deux sœurs. Ils avaient donc observé les mouvements des pirates, et quand ils les virent en si grand nombre quitter la chaloupe et se glisser vers le lieu du rendez-vous assigné à Cleveland, ils soupçonnèrent naturellement quelque trahison. Cachés dans une espèce de fossé ou chemin creux, qui peut-être avait dépendu autrefois du monument circulaire, les Orcadiens se placèrent sans être aperçus entre les pirates et leur barque. Aux cris des deux sœurs, ils sortirent de leur cachette et se jetèrent sur le chemin des bandits, en les couchant en joue, mais sans oser tirer, de peur de blesser les deux jeunes filles, retenues comme elles l’étaient par les mains vigoureuses des maraudeurs. Mordaunt s’élança sur Bunce avec la légèreté d’un daim sauvage ; le pirate ne voulant pas lâcher sa proie, mais ne pouvant se défendre, tournait Brenda d’un côté et puis d’un autre, l’exposant aux coups dont Mordaunt le menaçait. Cette défense devint bientôt inutile contre un jeune homme qui pouvait se vanter d’avoir le pied le plus léger et la main la plus active des îles Shetland ; après une feinte ou deux Mordaunt renversa le pirate à terre d’un coup de la crosse de sa carabine, dont il n’osait se servir autrement. Quelques coups de feu furent alors échangés de part et d’autre par ceux qu’un semblable motif n’empêchait pas de recourir à leurs fusils ; les pirates qui avaient saisi Cleveland le lâchèrent assez naturellement pour s’occuper de leur propre défense ou prendre la fuite. Mais ils ne firent qu’ajouter au nombre de leurs ennemis, car le capitaine, apercevant Minna dans les bras de Derrick, l’arracha au bandit d’une main, et de l’autre l’étendit mort sur la place. Deux ou trois autres flibustiers furent tués ou pris, le reste se sauva vers la chaloupe, quitta le rivage, et continua de tirer sur les Orcadiens qui rendaient la pareille, mais il n’en résulta aucun mal. Cependant Mordaunt, après avoir vu les deux sœurs fuir librement vers la maison, s’avança vers Cleveland le sabre à la main. Le capitaine saisit un pistolet et s’écriant : « Mordaunt, je n’ai jamais manqué mon coup, » il le tira en l’air et le jeta dans le lac ; puis, il dégaina son sabre, le brandit autour de sa tête et le lança de toutes ses forces dans la même direction. Pourtant si haute était l’idée qu’on se faisait de la vigueur personnelle et des ressources du pirate, que Mordaunt usa encore de précaution en s’approchant de Cleveland pour lui demander s’il se rendait.

« Je ne me rends à personne, répondit le capitaine, mais vous pouvez voir que j’ai jeté toutes mes armes. »

Il fut immédiatement saisi par les Orcadiens sans opposer la moindre résistance ; mais Mordaunt intervint pour défendre qu’on le maltraitât ou qu’on l’attachât. Les vainqueurs le conduisirent dans un appartement supérieur et bien fermé du château de Stennis, et placèrent une sentinelle à la porte. Bunce et Fletcher, qui étaient tous deux tombés sur le champ de bataille pendant l’escarmouche, furent logés dans la même pièce ; deux prisonniers d’un rang inférieur furent enfermés dans un caveau.

Sans prétendre décrire la joie de Magnus Troil qui, réveillé par le bruit et les coups de carabine, trouva ses filles en sûreté et son ennemi captif, nous dirons seulement qu’elle fut si grande, qu’il oublia, pour le moment, de demander comment elles s’étaient trouvées en péril. Il serra cent fois Mordaunt sur son cœur, l’appela leur sauveur, et jura autant de fois par les os de son saint patron que, s’il avait mille filles, un jeune garçon si résolu et un ami si fidèle choisirait parmi elles toutes, dût lady Glovvrowrum dire tout ce qu’elle voudrait.

Une scène bien différente se passait dans la chambre qui servait de prison à l’infortuné Cleveland et à ses camarades. Le capitaine était assis près de la fenêtre, les yeux attachés sur la mer qu’il apercevait au loin, et paraissait si occupé à contempler les vagues, qu’il n’avait pas l’air de remarquer la présence des deux pirates. Jack Bunce méditait quelques bouts rimés pour faire les avances d’une réconciliation avec Cleveland ; car, en y réfléchissant, il commençait à sentir que le rôle qu’il avait joué à l’égard du capitaine, quoique conçu dans les meilleures intentions, n’ayant pas réussi, serait très probablement désapprouvé. Son admirateur et fidèle adhérent, Fletcher, était étendu à moitié endormi sur un méchant lit de camp et ne tenta point de prendre part à la conversation qui s’entama bientôt.

« Voyons, parlez-moi, Clément, dit le lieutenant contrit, ne fût-ce que pour maudire ma stupidité…

Pas un juron ? Le monde est perdu si Clifford
N’a pas pour ses amis un juron un peu fort.

— Taisez-vous, et laissez-moi, je vous prie ! répliqua Cleveland ; il me reste encore un ami de cœur, et vous me forcerez à m’en servir contre vous ou contre moi-même. — M’y voilà ! reprit Bunce, m’y voilà ! » et il continua en récitant des vers du rôle de Jaffier :

Par l’enfer qui m’attend, je ne te quitte pas,
Jusqu’à ce que ton cœur, oubliant sa colère,
M’ait donné le pardon qu’ici même j’espère…

— Je vous supplie encore une fois de garder le silence… N’est-ce pas assez de m’avoir perdu par votre trahison, sans venir m’étourdir de vos sottes bouffonneries ? Je n’aurais jamais cru que ce fût vous, Jack, de tous les hommes ou démons de cet équipage, qui auriez levé seulement un doigt contre moi. — Comment, moi ! j’ai levé un doigt contre vous ! Ce que j’ai fait, c’était par pure amitié, et pour vous rendre le plus heureux des capitaines qui foulèrent jamais un tillac, avec votre maîtresse près de vous et cinquante beaux gaillards à vos ordres. Voilà Dick Fletcher qui vous dirait que je faisais pour le mieux, si seulement il pouvait parler, au lieu de rester là couché comme un dogre hollandais qu’on renverse pour le radouber… Levez-vous, Dick, et rendez-moi témoignage.

— Oui, Jack Bunce, oui, » répondit Fletcher en se levant avec peine, et en parlant d’une voix faible… « je parlerai, si je peux. Je sais que toujours vous avez parlé et agi pour le mieux… mais, quoi qu’il en soit, voyez-vous, les affaires ont tourné au plus mal pour moi cette fois-ci, car je suis blessé mortellement, je crois.

— Vous n’êtes pas assez sot pour le croire, » dit Jack Bunce en courant à son secours, ainsi que Cleveland ; mais tout secours humain venait trop tard. Fletcher retomba sur son lit, et, tournant la tête de côté, il expira sans un seul gémissement.

« Je l’ai toujours regardé comme un parfait imbécile, » dit Bunce en essuyant une larme qui coulait de ses yeux, « mais jamais comme un idiot assez consommé pour se laisser si sottement tomber du perchoir. J’ai perdu le meilleur des camarades… » et il s’essuya encore les yeux.

Cleveland regarda fixement pendant quelques minutes le cadavre du malheureux, dont les traits rudes n’avaient été nullement défigurés par l’agonie de la mort. « Un boule-dogue, dit-il, de la vraie race anglaise ; et, avec un meilleur conseiller, c’eût été un excellent homme. — Vous en pouvez dire autant de quelques autres, si vous êtes disposé à leur rendre justice, capitaine, répliqua Bunce. — Oui, certes, je le peux, et particulièrement de vous-même. — Eh bien, dites donc : Jack, je vous pardonne ; ce n’est qu’une phrase à prononcer, encore n’est-elle pas longue. — Je vous pardonne de tout mon cœur, Jack, » dit Cleveland qui avait repris sa place à la fenêtre ; « et d’autant mieux, que votre folie n’aura point de grandes conséquences… la matinée qui devait nous perdre tous est arrivée. — Quoi ! vous pensez à la prophétie de la vieille femme dont vous m’avez parlé ? — Elle sera bientôt accomplie. Venez ici : pour quoi prenez-vous ce large vaisseau avec ses énormes agrès qui double, comme vous voyez, le promontoire de l’est et entre dans la baie de Stromness ? — Ma foi, je ne saurais trop dire ; mais voici le vieux Goffe qui le prend pour un vaisseau des Indes occidentales, chargé de rhum et de sucre, je suppose, car du diable s’il ne fait point couper le câble et cingler vers ce bâtiment ! — Au lieu de courir se jeter dans les basses eaux, la seule ressource qui lui restait !… Le fou ! l’imbécile ! l’ivrogne ! la sotte bête !… On lui servira une copieuse rasade, car c’est l’Alcyon,… Voyez, il arbore ses couleurs et tire une bordée… bientôt va sauter la Favorite de la Fortune ! J’espère seulement qu’ils se défendront jusqu’à la dernière planche : le contre-maître était ordinairement assez brave, et Goffe aussi, quoiqu’il soit un diable incarné… Enfin, voilà le sloop qui fait feu et s’éloigne avec toutes ses voiles au vent ; c’est montrer quelque sens commun. — Il arbore le Joyeux-Roger, le vieux pavillon noir, avec la tête de mort et le sablier ! Au moins ils n’ont pas perdu tout courage. — C’est pour nous que le sablier va finir cette fois, Jack… notre sable s’écoule vite… Feu ! feu encore, mes vaillants camarades ! la mer profonde et le ciel azuré, plutôt qu’une corde à la grande vergue. »

Il y eut un moment de silence inquiet, le sloop, quoique vivement pressé, continuait encore à tirer en s’enfuyant, et la frégate le poursuivait en lui rendant à peine ses bordées. Enfin, les deux bâtiments s’approchèrent de façon à faire voir que le vaisseau de guerre avait dessein d’aborder le sloop, et non de le couler à fond, probablement pour s’emparer du butin qui pouvait se trouver sur le navire pirate.

« Allons, Goffe… allons, contre-maître ! » s’écria Cleveland dans un accès d’impatience, comme s’ils eussent pu entendre ses ordres… « à vos postes, à la manœuvre !… lâchez-lui une bordée, maintenant que vous êtes sous son avant, puis, virant de bord, filez comme une oie sauvage… Les voiles s’affaissent et le gouvernail est de côté… Ah !… la mer engloutisse ces marins d’eau douce !… ils n’ont pas donné vent devant, et la frégate va les aborder ! »

En effet, les différentes manœuvres qu’avaient occasionné cette lutte avaient tellement rapproché les deux vaisseaux, que Cleveland, avec sa lunette, put apercevoir l’équipage du navire de guerre, qui était considérable, monter à l’abordage par les vergues et le beaupré, avec les sabres nus qui luisaient au soleil ; mais en ce moment critique, les deux bâtiments furent enveloppés d’un nuage de fumée noire et épaisse, qui s’éleva tout-à-coup à bord du pirate capturé.

« Exeunt omnes[1] ! s’écria Bunce les mains jointes.

« Adieu, Favorite de la Fortune ! adieu, vaisseau et équipage ! » dit en même temps Cleveland.

Mais la fumée, se dissipant aussitôt, laissa voir que le dommage n’avait été que partiel, et que, faute d’une quantité de poudre suffisante, les pirates n’avaient pas réussi dans la tentative désespérée de faire sauter leur vaisseau avec l’Alcyon.

Peu après la fin de l’action, le capitaine Weatherport de l’Alcyon envoya un officier et un détachement de matelots au château de Stennis, pour demander qu’on leur livrât les pirates prisonniers, et surtout Cleveland et Bunce, qui étaient, l’un capitaine, l’autre lieutenant de la bande.

C’était une demande à laquelle on ne pouvait se refuser, quoique Magnus Troll eût sincèrement souhaité que le toit sous lequel il se trouvait pût servir d’asile au moins à Cleveland. Mais les ordres de l’officier étaient péremptoires ; il ajouta que l’intention du capitaine Weatherport était de débarquer les autres prisonniers et de les conduire par terre à Kirkwall, afin qu’on y examinât leur affaire devant les autorités civiles, avant de les envoyer à Londres, pour y être jugés par la haute cour de l’amirauté. Tout ce que put faire Magnus fut de prier que l’on eût des égards pour Cleveland, et qu’il ne fût ni dépouillé, ni maltraité : l’officier, surpris de la bonne mine du corsaire, et touché de son infortune, n’eut pas de peine à le promettre. L’honnête udaller aurait voulu dire quelque chose à Cleveland par manière de consolation, mais il ne put trouver d’expressions pour rendre sa pensée ; il secoua seulement la tête.

« Mon vieil ami, lui dit Cleveland, vous pouvez avoir beaucoup à vous plaindre de moi… cependant mon malheur excite votre pitié et non votre joie. Pour l’amour de vous et des vôtres, je ne ferai plus aucun mal à l’espèce humaine… Recevez ceci de moi… ma dernière espérance, mais ma dernière tentation aussi. » Il tira de son sein un pistolet de poche, et le donna à Magnus Troil. « Rappelez-moi à… continua-t-il… mais non… que tout le monde m’oublie… Je suis votre prisonnier, monsieur, dit il à l’officier. — Et moi aussi, » ajouta le pauvre Bunce ; et prenant une attitude théâtrale, il déclama d’une voix dont le tremblement était presque imperceptible, ces vers du rôle de Pierre :

Vous êtes, capitaine, un homme plein d’honneur,
Éloignez de ce lieu la canaille en fureur,
Afin que sur mon sort je parle en assurance,
Et que je puisse au moins mourir avec décence.



  1. Ils sortent tous, formule encore employée dans le théâtre anglais.