Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 3p. 398-411).


CHAPITRE XXXIV.


Au milieu des gouttes de la rosée du soir, quand les dernières traces du soleil illuminent le firmament, ou diriges-tu la route solitaire ?
Bruyant.


Lorsque le jeune marin devenu le commandant de la frégate descendit du gaillard d’arrière pour se rendre à l’invitation pressante qu’il venait de recevoir, il eut la satisfaction de voir régner sur son vaisseau le même ordre et la même propreté que si rien n’en eût troublé la tranquillité. Le pont avait été lavé avec soin ; on n’y reconnaissait aucune des horribles taches que le sang y avait imprimées, et il y avait longtemps que la fumée produite par les canons avait cessé de monter, par les écoutilles pour se mêler avec les nuages. En passant le long des batteries, l’empressement qu’il avait de savoir pour quel objet on le faisait demander dans la cabane ne put l’empêcher de jeter les yeux sur les flancs de son navire et d’y voir les traces terribles qu’y avait laissées le passage des boulets lancés par les ennemis ; et lorsqu’il frappa légèrement à la porte de la cabane, son œil rapide avait déjà reconnu les principales avaries qu’avait essuyées le corps du navire.

La porte lui fut ouverte par le chirurgien en chef de la frégate. En se retirant de côté pour permettre à Griffith d’entrer, le docteur secoua la tête avec cet air qui dans un homme de sa profession annonce le terme de toute espérance, et il se retira ensuite pour aller donner des soins à ceux à qui ses secours pouvaient être plus utiles.

Le lecteur ne doit pas s’imaginer que Griffith eût perdu de vue Cécile et sa cousine pendant les événements multipliés de cette journée. Au contraire, son imagination active s’était représenté leur terreur et leur détresse, même dans la plus grande

Illustration chaleur du combat, et dès l’instant qu’il avait cessé, il avait ordonné qu’on replaçât les cloisons de la cabane, et qu’on y remît le mobilier qu’on en avait retiré. Quoique des devoirs, plus impérieux l’eussent empêché d’y veiller en personne, il ne doutait pas qu’on ne lui eût ponctuellement obéi : et il ne fut donc pas étonné d’y trouver l’ordre rétabli, mais il n’était nullement préparé à y voir la scène qui s’offrit à ses yeux.

Entre deux gros canons qu’on n’avait pas encore eu le temps d’en retirer et qui donnaient un air fort étrange à un appartement meublé d’ailleurs de la manière la plus commode, le colonel Howard, évidemment près de sa fin, était étendu sur un grand sofa. Cécile pleurait à genoux à son côté, et ses beaux cheveux noirs tombaient en désordre jusqu’à ses pieds. Catherine était à demi penchée sur le corps du vieillard mourant, versant des larmes avec une expression de pitié mêlée de celle des reproches qu’elle s’adressait à elle-même. Quelques domestiques des deux sexes entouraient ce groupe, et leur physionomie annonçait qu’ils ne conservaient pas plus d’espérance que le chirurgien.

Tout le mobilier ayant été replacé avec un soin qui aurait pu faire douter que le combat avait eu lieu, le sofa en face de celui sur lequel reposait le colonel était occupé par Boltrope, sa tête appuyée sur les genoux de l’intendant du vaisseau, et une main placée dans celle de son ami le chapelain.

Griffith avait appuis la blessure du quartier-maître ; mais ce fut à ses yeux qu’il dut la première nouvelle de la situation du colonel. Après quelques instants dont il eut besoin pour se remettre du choc que lui fit éprouver cette découverte, il s’approcha du sofa, et il exprima ses regrets et son chagrin avec un accent de sincérité.

— Ne m’en dites, pas davantage, Édouard Griffith, dit le colonel en faisant un signe de la main, pour lui imposer silence ; il semble, d’après ce qui vient de se passer, que la volonté de Dieu est que cette rébellion triomphe ; et ce n’est pas à un faible mortel qu’il appartient d’accuser des actes de sa toute-puissance. C’est un mystère profond pour mes facultés confondues ; mais ce que Dieu permet a toujours quelque cause renfermée dans le secret de sa providence impénétrable. J’ai désiré vous voir, Édouard, pour une affaire que je voudrais terminer avant de mourir, afin qu’on ne puisse pas accuser, le vieux George Howard d’avoir négligé ses devoirs, même dans ses derniers instants. Vous voyez cette jeune fille pleurant à mes côtés ; dites-moi, jeune homme, l’aimez-vous ?

— Ai-je besoin de répondre à une telle question ? dit Griffith.

— Mais l’aimerez-vous toujours ? lui tiendrez-vous lieu de père, de mère, d’oncle et de tuteur ? serez-vous l’appui constant de son innocence et de sa faiblesse ?

Griffith ne put répondre qu’en serrant la main du colonel dont il s’était emparé.

— Je vous crois, Édouard, car quoique le digne Hugues Griffith ait oublié d’inculquer à son fils ses principes de royalisme, il n’a pu négliger d’en faire un homme d’honneur ; j’avais eu la faiblesse, peut-être le tort, de concevoir des projets en faveur de mon infortuné parent M. Christophe Dillon ; mais j’ai appris qu’il s’était rendu coupable d’une lâche trahison, d’un manque de foi ; et après cela, quand même il vivrait encore, je lui refuserais la main de ma nièce, possédât-il toute la loyauté des Îles Britanniques. Mais il m’a précédé dans un monde où je vais le suivre, et où nous ne trouverons qu’un seul maître à servir, un maître auquel il aurait mieux valu que nous eussions pensé plus souvent l’un et l’autre, tout en servant les princes de la terre. Un mot de plus ; connaissez-vous bien ce jeune officier du congrès, ce M. Barnstable ?

— Nous avons fait voile ensemble des années entières, et je puis répondre de lui comme de moi-même.

Le colonel fit un effort pour se soulever, et y réussit en partie. S’appuyant sur le coude, il jeta sur le jeune lieutenant un regard pénétrant qui donna un air imposant et solennel ses traits.

— Ne m’en parlez pas comme du compagnon de vos vains plaisirs, continua le colonel ; ne m’en rendez point témoignage en ami inconsidéré. Souvenez-vous que c’est un mourant qui vous interroge et qui vous demande votre opinion avec confiance. La fille de John Plowden est un dépôt qui m’a été confié, et que je ne dois pas négliger. Ma mort serait pénible si je doutais en mourant que celui à qui je donnerai Catherine en soit digne.

— Barnstable est un homme d’honneur, un homme dont le cœur renferme autant de bonté que de bravoure. Il aime votre pupille, et quelque grand que puisse être le mérite de miss Plowden, j’ose assurer qu’il est digne d’elle. De même que moi, il a préféré le pays qui l’a vu naître à celui de ses ancêtres ; mais…

— C’est à quoi je ne pense plus, dit le colonel en l’interrompant. Après ce que j’ai vu aujourd’hui, je ne puis m’empêcher de croire que la volonté du ciel est que vous l’emportiez dans cette lutte. Mais, Monsieur, un officier inférieur qui manque à la subordination devient souvent un commandant déraisonnable, et la scène dont mes yeux ont été témoins à l’abbaye de Saint-Ruth, il y a si peu de temps…

— Oubliez-la, Monsieur, s’écria Griffith avec la chaleur d’une amitié généreuse, ou plutôt souvenez-vous que j’avais moi-même provoqué Barnstable par un ton de dureté qui n’était pas nécessaire. D’ailleurs il a noblement réparé cette faute par la manière dont il m’a secondé pendant toute cette journée. Je garantirais sur ma vie, Monsieur, qu’une femme ne pourra manquer d’être heureuse avec lui.

— En ce cas, je suis satisfait, dit le colonel en se laissant retomber sur le sofa ; faites-le venir ici.

L’ordre que Griffith fit donner à Barnstable de venir le trouver dans la cabane, fut si promptement exécuté, que le jeune lieutenant y arriva avant que son ami eût jugé à propos de troubler le cours des réflexions auxquelles le colonel paraissait se livrer. Lorsque Barnstable entra, le vieillard mourant fit encore un effort : pour se soulever, et lui adressa la parole à la grande surprise du jeune marin, mais d’un ton qui annonçait moins de confiance et de familiarité que celui qu’il avait pris avec Griffith.

— Les déclarations que vous avez faites la nuit dernière relativement à ma pupille, à la fille de feu le capitaine John Plowden, Monsieur, ne m’ont rien laissé à apprendre au sujet de ce que vous pouvez désirer. Messieurs, vous allez atteindre tous deux le but de vos espérances. Que ce digne ministre vous entende prononcer les vœux solennels du mariage, tandis qu’il me reste encore assez de forces pour les écouter, afin que je puisse rendre témoignage contre vous dans le ciel, si jamais vous y manquez.

— Pas à présent, mon oncle ! s’écria Cécile en sanglotant, pas à présent ! ne l’exigez pas !

Catherine ne dit rien ; mais, vivement touchée de l’intérêt que son tuteur prenait à elle à ses derniers moments, elle baissa la tête sur sa poitrine, et l’on voyait les larmes s’échapper abondamment de ses yeux.

— À l’instant même, ma chère enfant, répondit le colonel, ou je manquerais à mes devoirs. Je vais me trouver dans quelques minutes face à face avec vos parents, mes chères filles, car l’homme mourant qui n’espère pas rejoindre le digne Hugues Griffith et l’honnête John Plowden, ne peut avoir une idée bien claire des récompenses que mérite celui qui a vécu fidèle à sa patrie et loyal envers son roi. Je me flatte que personne ne peut m’accuser d’avoir jamais oublié ce qui est dû à votre sexe ; mais ce n’est pas le moment d’écouter les vains scrupules d’une délicatesse pointilleuse, quand mes jours sont des minutes, et que j’ai à m’acquitter d’un devoir dont je me regarde comme responsable envers le ciel. Je ne mourrais pas en paix, mes enfants, si je vous laissais à l’abandon sur le vaste Océan, je pourrais dire dans ce vaste univers, sans assurer des protecteurs à votre jeunesse et à votre innocence. Puisqu’il a plu à Dieu de vous retirer votre tuteur, que sa place soit remplie par ceux dont il paraît avoir fait choix lui-même.

Cécile n’hésita plus. Elle se leva lentement et offrit sa main à Griffith avec un air de résignation. Catherine se laissa conduire par Barnstable à côté de sa cousine, et le chapelain, qui avait tout écouté avec attendrissement, obéissant à un coup d’œil de Griffith, ouvrit le livre dans lequel il avait cherché des consolations pour le quartier-maître expirant, et commença à lire d’une voix tremblante les prières du mariage. Les deux cousines, baignées de larmes, prononcèrent leurs vœux solennels d’une voix plus distincte et plus intelligible, qu’elles ne l’auraient probablement fait au milieu de la pompe et de la gaieté qui environnent une pareille cérémonie dans le monde ; car bien quelles prononçassent un serment irrévocable en proclamant ainsi la préférence qu’elles accordaient aux hommes auxquels elles enchaînaient leur destinée, tout sentiment, de timidité, était absorbé par l’émotion et la douleur.

Quand la bénédiction nuptiale eut été prononcée, Cécile appuya sa tête sur l’épaule de son époux, auquel elle venait d’être unie, y resta un moment versant un torrent de larmes, et allant reprendre sa place près du sofa, s’agenouilla de nouveau devant son oncle. Catherine reçut d’un air froid le baiser que Barnstable lui donna avec distraction, et retourna aussi près du colonel.

Le colonel Howard avait réussi à se soulever sur un coude pour voir la cérémonie ; il avait répondu avec ferveur amen à chaque prière, et quand les derniers mots eurent été prononcés, il se laissa, retomber sur le sofa avec un air de satisfaction qui annonçait l’intérêt qu’il avait pris à cette scène.

— Je vous remercie, mes enfants, dit-il à ses pupilles ; je vous remercie, car je sais quel sacrifice j’ai demandé à votre délicatesse. Messieurs, vous trouverez toutes les pièces relatives à la fortune de mes pupilles entre les mains de mon banquier à Londres. Vous trouverez aussi mon testament, Édouard, et vous y verrez que, Cécile ne tombe pas dans les bras d’un homme tout à fait dépourvue des biens de ce monde. Vous avez été satisfaits de ce que sont devenues mes deux pupilles sous ma tutelle ; mais vous reconnaîtrez aussi que je n’ai pas été un administrateur infidèle de leur fortune.

— N’en parlez pas ! Ne dites pas un mot de plus, ou vous me briseriez le cœur, s’écria Catherine en sanglotant, et avec l’amer regret d’avoir jamais contrarié un tuteur si plein de bonté : Parlez de vous ! Pensez à vous ! Ne vous occupez plus de nous, nous en sommes indignes ; je le suis du moins.

Le vieillard mourant lui tendit la main d’un air cordial et reprit la parole, quoique sa voix s’affaiblît de plus en plus.

— Eh bien ! pour en revenir à moi, je désire être enseveli comme mes pères dans le sein de la terre, et d’une terre consacrée.

— Vos volontés seront exécutés, dit Griffith ; je veillerai moi-même à leur exécution.

— Je vous remercie, mon fils, car vous êtes devenu mon fils, en devenant l’époux de Cécile. Vous verrez dans mon testament que j’ai donné la liberté à tous mes esclaves, et que je leur ai assuré des moyens d’existence, à l’exception de ces ingrats coquins qui ont abandonné leur maître et qui se sont donné la liberté eux-mêmes : il est inutile qu’ils m’en soient redevables. Vous y trouverez aussi, Édouard, un legs indigne d’être présenté à un roi ; mais si Sa Majesté daigne le recevoir d’un vieux et fidèle serviteur, vous ne regretterez pas cette bagatelle ;

À ces mots succéda une assez longue pause, pendant laquelle le colonel semblait réfléchir s’il s’était acquitté de tous les devoirs qu’il avait à remplir en ce monde. Enfin il reprit la parole, mais d’une voix entrecoupée et plus faible que jamais.

— Embrassez-moi, Cécile, et vous aussi, Catherine. Je vois que vous avez le caractère de l’honnête John, votre père. Mes yeux s’obscurcissent. Où est votre main, Édouard ? Jeune homme, vous venez de recevoir de moi tout ce que ma vieillesse avait de plus précieux à donner. Aimez toujours cette chère enfant. Nous nous sommes mal entendus l’un et l’autre. Je me suis trompé sur vous comme sur M. Christophe Dillon. Peut-être me suis-je aussi trompé sur ce que je devais à l’Amérique ; mais… j’étais trop vieux… pour changer de croyance politique ou de religion. J’aimais le roi ; que… que Dieu le protége !

Il rendit le dernier soupir en prononçant cette prière qui, partant d’un cœur si sincère et si fidèle, aurait pu être écoutée avec reconnaissance par le plus fier de tous les potentats de la terre.

On emporta son corps dans ce qu’on appelait la grande chambre, et Griffith et Barnstable conduisirent leurs nouvelles épouses dans l’arrière-cabane, où ils les laissèrent sur le sofa qui bordait la poupe de la frégate, serrées dans les bras l’une de l’autre, et versant des larmes amères.

Boltrope avait vu toute la scène que nous venons de décrire ; et quand les deux jeunes officiers rentrèrent dans la cabane, ils remarquèrent que ses yeux brillaient d’une manière extraordinaire, et qu’il les tenait fixés sur eux. Ils s’approchèrent de lui pour se justifier d’avoir paru négliger si longtemps leur vieux compagnon blessé.

— Je savais que vous étiez blessé, Boltrope, lui dit Griffith en lui serrant cordialement la main ; mais ce n’est pas la première fois que la mitraille vous a touché, et j’espère que nous vous reverrons bientôt sur le pont.

— Oui, oui, répondit le contre-maître, vous n’aurez pas besoin de télescope pour voir la vieille carcasse quand vous la lancerez à la mer. Comme vous le dites, il est arrivé plus d’une fois qu’une balle m’a coupé quelque cordage et a même fait sauter une esquille de mes mâts ; mais celle-ci a trouvé le moyen de pénétrer dans la soute au pain, et je sens que ma croisière en ce monde est finie.

— Non, David, non, dit Barnstable ; votre cas ne peut être si désespéré ! vous avez survécu à de plus larges blessures.

— Vous avez raison, monsieur Barnstable ; mais jusqu’ici tous les coups avaient donné dans mes œuvres mortes ; aujourd’hui le coup a porté dans les œuvres vives, et adieu la cargaison ! N’est-il pas clair que Tourniquet[1] me regarde déjà comme un homme mort, puisque, après avoir examiné la boutonnière, il a pensé que la main du ministre me serait plus utile que la sienne, me regardant comme un vieux bout de câble qui n’est plus bon qu’à faire du bitord. Le capitaine Munson a été plus heureux. Je crois que vous m’avez dit, monsieur Griffith, qu’un boulet l’a emporté par-dessus le bord, et que la mort n’a eu qu’un seul coup à frapper à sa porte ?

— Sa mort a été bien subite, à la vérité : mais c’est à quoi nous devons nous attendre, nous autres marins.

— Et c’est pourquoi il faut toujours y être préparé, dit le chapelain avec une sorte de timidité.

Le contre-maître fixait alternativement ses regards sur les deux interlocuteurs à mesure qu’ils parlaient, et après une courte pause il reprit la parole avec un air résigné.

— Ce fut son bonheur ; et je suppose que ce serait un péché que d’envier à un homme le bonheur que lui réservait le ciel. Quant à la préparation, monsieur le chapelain, c’est votre affaire et non la mienne ; ainsi donc, comme il n’y a pas de temps à perdre, le plus tôt sera le meilleur ; mais pour éviter une peine inutile, je puis vous dire qu’il ne faut pas faire avec moi tant de façons, car je vous avoue que je n’ai jamais pris la science en bonne part. Si vous pouvez seulement me procurer dans l’autre monde quelque hamac ni trop grand ni trop petit, comme celui que j’occupe dans ce navire, cela m’ira tout de même, et peut-être cela vous sera plus facile à obtenir.

Un léger nuage obscurcit un moment les traits du chapelain, quand il entendit cette étrange définition de ses devoirs ; mais il réfléchit au caractère de franchise et de simplicité du quartier-maître, et après une pause que ni Griffith ni Barnstable n’eurent envie d’interrompre, il répondit :

— Il n’appartient pas à l’homme, monsieur Boltrope, d’influer sur les décrets de la miséricorde divine ; et rien de ce que je puis dire n’aura le moindre poids pour faire pencher la balance lors du jugement terrible et irrévocable qui sera rendu. Ce que je vous disais hier soir à ce sujet doit encore être dans votre mémoire, et il n’y a pas de raison pour que je vous tienne maintenant un autre langage.

— Je ne puis dire que j’inscrive sur mon livre de loch tout ce que j’entends, ministre ; et ce dont je me souviens le mieux c’est ce que je remarque moi-même, par la raison toute simple qu’on se rappelle ses idées plus aisément que celles des autres. Et cela me fait penser à vous dire, monsieur Griffith, qu’un des quarante-deux du vaisseau à trois ponts, en traversant le gaillard d’avant, a coupé le câble de l’avant à une toise de l’étalingure, aussi proprement qu’une vieille femme couperait son fil avec une paire de ciseaux. Voudriez-vous bien donner ordre à un de mes aides de changer le câble bout pour bout, et d’y faire un nouveau nœud ? Je vous rendrai quelque service semblable une autre fois.

— N’y pensez pas, Boltrope, et soyez sûr que rien de ce qui concerne votre département ne sera oublié pour la sûreté de la frégate. J’y veillerai moi-même ; n’ayez donc aucune inquiétude à ce sujet, et pensez uniquement aux intérêts plus importants de l’autre vie.

— Ma foi, monsieur Griffith, je ne sais trop qu’en dire. J’ai dans l’idée que si on arrive dans l’autre monde les mains nettes de tout ce qui concerne ses devoirs dans celui-ci, mieux ou doit y être reçu. Or, voici le ministre qui m’expliquait sa doctrine hier soir, comme quoi il n’importe guère qu’un homme se comporte bien ou mal, pourvu que la foi vogue à toutes voiles dans sa conscience. Cette doctrine ne serait pas bonne à prêcher à bord d’un vaisseau, car il ne faudrait pas longtemps, pour que le meilleur équipage ne valût pas le diable.

— Eh ! non, non, mon cher monsieur Boltrope, s’écria le chapelain, vous m’avez mal compris, permettez-moi de vous expliquer…

— Je crains, Monsieur, dit Griffith avec douceur, que notre brave ami ne vous comprenne pas mieux en ce moment. Dites-moi, Boltrope, n’existe-t-il rien en ce monde qui vous inquiète, qui vous agite l’esprit ? Désirez-vous être rappelé au souvenir de quelqu’un ? Avez-vous quelque propriété dont vous vouliez disposer ?

— Il a encore sa mère, dit Barnstable à voix basse ; il m’en a parlé plusieurs fois quand nous étions de quart ensemble.

Le quartier-maître entendit ces paroles, et pendant environ une minute il continua à mâcher son tabac avec un mouvement qui indiquait l’agitation de son esprit. Puis levant une de ses larges mains, il leur dit :

— Oui, oui, la vieille femme tient encore sur ses ancres, et c’est plus qu’on n’en pourrait dire de son fils David. Mon père a péri lors du naufrage de la Suzanne et la Dorothée, derrière le cap Cod. Vous devez vous en souvenir, monsieur Barnstable, vous étiez bien jeune alors ; mais vous aviez déjà fait plus d’un voyage pour la pêche de la baleine. Eh bien ! ce fut un terrible coup de vent pour la pauvre femme, et depuis ce temps elle n’a eu que moi pour la soutenir sur l’eau, ce que j’ai fait comme je l’ai pu, et ce qui n’a pas empêché qu’elle ne se soit trouvée plus d’une fois réduite à demi-ration.

— Et vous voudriez nous charger de quelque message pour elle ? dit Griffith.

— Quant à un message, répondit le quartier-maître dont la voix commençait à s’éteindre, nous ne nous sommes jamais fait beaucoup de compliments l’un à l’autre ; par la raison qu’elle n’est pas plus accoutumée à en recevoir que je ne le suis à en faire. Mais si l’un de vous veut se donner la peine d’examiner les livres du munitionnaire, de voir ce qu’il y a d’écrit au bas des deux pages en ma faveur, et de le faire passer à la vieille femme, je lui en serai obligé. Vous la trouverez en panne sous le vent dans une maison… attendez ! n° 10, Gornhill, Boston. Elle à quatre vingts ans ! et j’ai eu soin de lui trouver un bon ancrage, sous une latitude tempérée, comme cela convient à son âge.

— Je m’en charge, David, s’écria Barnstable cherchant à cacher son émotion ; j’irai la voir dès que nous aurons jeté l’ancre dans le port de Boston ; et comme le reliquat de votre compte ne peut être bien considérable, je partagerai ma bourse avec elle.

Boltrope sembla vivement ému par cette offre généreuse ; et il se passa une minute avant qu’il fût en état de répondre.

— Je sais que vous le feriez, Dick[2], s’écria-t-il en lui serrant la main avec un reste de son ancienne vigueur ; je sais que vous le feriez, et que vous donneriez un de vos membres à la vieille femme, s’il pouvait être utile à la mère d’un ancien camarade ; mais elle n’en pourrait rien faire, vu que je ne suis pas le fils d’une cannibale ; je sais aussi que votre père vous tenant la dragée haute, il y a souvent marée basse dans vos poches, ce qui aura lieu d’autant plus souvent à présent, que vous venez de fréter un petit bâtiment de conserve que vous serez obligé d’équiper.

— Mais moi, Boltrope, dit Griffith, je suis riche et maître de ma fortune.

— Oui, oui, j’ai entendu dire que vous pourriez construire une frégate, la lancer et l’équiper, sans mettre la main dans la poche de personne.

— Et je vous promets sur l’honneur d’un officier de marine, continua Griffith, que votre mère ne manquera jamais de rien, pas même des soins et de la tendresse d’un fils.

Boltrope parut un moment suffoqué, il fit un effort pour se relever, y réussit, et retomba à l’instant épuisé par l’émotion violente à laquelle il était en proie. On voyait qu’il luttait contre la mort pour pouvoir encore prononcer quelques mots, et enfin il parvint à dire d’une voix rauque et faible :

— Dieu me pardonne mes offenses, monsieur Griffith, et surtout d’avoir jamais dit un mot contre votre discipline. Souvenez-vous de la seconde ancre, et ayez soin de regarder aux surpentes des basses vergues, et… et… il le fera, Dick, il le fera ! mais je sens que je mets à la voile pour un grand voyage. Dieu vous bénisse tous, et qu’il vous donne un beau temps, soit que vous ayez le vent largue, soit que vous pouliniez !

La langue lui refusa son service ; pourtant un air de satisfaction se répandit sur tous ses traits ; mais ils ne tardèrent pas à être contractés par la mort.

Griffith fit emporter le corps du quartier-maître dans une de ses soutes, et remonta sur le pont, profondément affecté du double événement tragique dont il venait d’être témoin.

À peine avait-on fait attention à l’Alerte depuis l’instant où le dernier combat avait commencé ; mais, favorisé par la lumière du jour et par le peu d’eau qu’il tirait, ce cutter avait réussi à suivre la frégate de loin dans le labyrinthe des brisants, et en était heureusement sorti. On lui fit le signal d’arriver, et l’on donna au commandant des instructions nécessaires pour se gouverner pendant la nuit qui commençait à approcher. À peine distinguait-on alors les vaisseaux anglais comme des points blancs presque imperceptibles, et les Américains sachant qu’une large barrière de bas-fonds les en séparait, ne regardaient plus leur présence comme dangereuse.

Quand les ordres nécessaires eurent été donnés et que les navires furent prêts à partir, on reprit le vent et l’on cingla vers les côtes de la Hollande. Le vent, qui avait fraîchi vers le déclin du jour, tourna avec le soleil ; et quand cet astre disparut, la marche de nos marins avait été si rapide qu’il sembla se coucher dans le sein de l’Océan, les côtes de l’Angleterre ayant cessé depuis longtemps d’être visibles.

Pendant toute la nuit la frégate continua à voguer dans un sombre silence favorable à la mélancolie de Cécile et de Catherine, qui ne fermèrent l’œil ni l’une ni l’autre. Indépendamment de la triste scène dont elles venaient d’être les témoins, elles avaient un nouveau sujet de chagrin : elles savaient que, d’après les plans de Griffith, et en conséquence des nouveaux devoirs dont il était chargé, elles devaient se séparer le lendemain matin, peut-être pour longtemps, peut-être pour jamais.

Au point du jour, le sifflet du contre-maître fit l’appel de tout l’équipage, qui se rassembla dans un silence solennel, pour rendre les derniers devoirs aux morts. Le corps de Boltrope, de deux officiers subalternes, et de quelques marins morts de leurs blessures pendant la nuit, furent jetés à la mer avec tout le cérémonial d’usage, après quoi les voiles furent de nouveau étendues au vent, et le vaisseau, sillonnant les ondes, s’éloigna rapidement sans laisser aucune trace pour marquer l’endroit où quelques-uns de ceux qui l’avaient monté avaient trouvé leur dernier asile.

Quand le soleil fut sur le méridien, les deux navires furent de nouveau mis en panne, et l’on fit toutes les dispositions nécessaires pour la séparation. Le corps du colonel Howard fut transporté sur l’Alerte, où il fut suivi par Griffith et son épouse inconsolable, tandis que Catherine, la tête avancée à une fenêtre de la frégate, mêlait ses larmes aux ondes amères de l’Océan. Lorsque tout fut prêt pour le départ, Griffith fit ses adieux d’un signe de main à Barnstable, à qui il avait laissé le commandement de la frégate, et ce vaisseau, présentant toutes ses voiles au vent, entreprit de se frayer un passage vers l’Amérique par le détroit de Douvres et de Calais, à travers les vaisseaux anglais qui couvraient la Manche ; tâche difficile et périlleuse, mais dont la frégate l’Alliance, qui avait porté dans les mêmes mers les étoiles de l’Amérique, avait donné l’exemple avec succès quelques mois auparavant.

Pendant ce temps, l’Alerte, se dirigeant vers l’ouest, s’avançait rapidement vers la Hollande, et environ une heure avant le coucher du soleil elle se trouva à peu de distance des côtes. Le cutter fut disposé de nouveau en panne, par ordre du commandant. Une petite barque fut mise à la mer ; Griffith et le pilote, qui, sans qu’on songeât à lui et presque inaperçu, avait passé à bord de l’Alerte, sortirent de la cabane et montèrent sur le pont. Le pilote jeta les yeux le long de la côte comme s’il avait voulu reconnaître la position exacte du bâtiment, et porta ensuite ses regards sur la mer et sur le firmament pour s’assurer du temps. N’y voyant rien qui dût faire changer sa détermination, il présenta la main à Griffith, en lui disant avec un air de cordialité :

— C’est-ici que nous nous séparons, Monsieur ; et comme notre connaissance n’a pas amené tous les résultats que nous en espérions, permettez-moi de vous prier d’oublier que nous nous soyons jamais vus.

Griffith le salua d’un air respectueux, et le pilote continua en étendant la main avec un air de mépris du côté de la terre :

— Si j’avais à mes ordres la moitié de la marine de cette république dégénérée, le plus orgueilleux de ces fiers insulaires tremblerait dans son château, et sentirait qu’il n’y a pas de sûreté contre celui qui est plein de confiance dans sa force et qui connaît la faiblesse de son ennemi. Mais, ajouta-t-il d’un ton plus bas et plus précipité, c’est comme Liverpool, comme Whitehaven, comme Édimbourg, comme cinquante autres ; c’est fini, Monsieur, qu’il n’en soit plus question.

Sans s’inquiéter des regards curieux de tout l’équipage qui s’était rassemblé pour le voir partir, le pilote salua Griffith, sauta dans la barque, et étendit lui-même la voile avec la promptitude et la légèreté d’un homme exercé dans les détails les plus minutieux de sa profession. Tandis que les quatre rameurs faisaient avancer rapidement la barque, il fit encore un geste de la main en signe d’adieu ; et Griffith, malgré la distance, crut distinguer sur ses traits calmes un sourire amer de résignation. Le jeune marin resta longtemps immobile sur le tillac à regarder l’esquif qui semblait glisser sur l’Océan, et sur lequel il eut les yeux fixés jusqu’à ce que le point noir qui les attirait encore eût disparu sous l’éclat que jetaient sur les vagues les rayons obliques du soleil couchant. Enfin il ordonna qu’on déployât les voiles pour entrer dans un port ami.

Pendant ce court trajet, l’équipage du cutter se livrait aux conjectures les plus bizarres et les plus extraordinaires sur l’apparition du pilote mystérieux, et sur sa disparition encore plus singulière, pour ainsi dire, au milieu des mers orageuses du nord. Griffith ne laissa pas échapper un sourire et ne parut pas même écouter leurs discours. Enfin on lui annonça le retour de la petite barque, qui entrait dans le port sous une voile de tréou, en même temps que le cutter. Alors ses yeux, reprenant leur éclat et leur vivacité, auraient annoncé à de meilleurs observateurs quel soulagement il éprouvait en apprenant par là que le pilote était arrivé en sûreté à sa destination.


  1. Le chirurgien.
  2. Abréviation familière de Richard.