Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 3p. 365-378).


CHAPITRE XXXII.


Allons, répondez-moi. Arrêtez-vous et découvrez-vous.
Shakspeare. Hamlet.


Pendant le temps qui s’était écoulé depuis la descente du pilote et de ses compagnons, l’Alerte, alors sous les ordres de M. Boltrope, quartier-maître de la frégate, courait des bordées à peu de distance des côtes en attendant des nouvelles du succès de l’entreprise. Vers la fin du jour le vent avait passé peu à peu du nord-est au sud, et vers le milieu de la nuit, le vieux et prudent marin qui, comme le lecteur peut se le rappeler, avait montré dans le conseil de guerre une répugnance si prononcée à mettre le pied sur le sol britannique, ordonna à celui qui tenait le gouvernail du cutter de se diriger hardiment vers la terre. Quand la sonde l’avertit qu’il ne serait pas sage d’en approcher davantage, il ordonna une manœuvre contraire, et l’on continua à employer ainsi plusieurs heures, en attendant nos aventuriers.

Boltrope avait passé une grande partie de sa vie à commander divers bâtiments de commerce, et comme la plupart des marins de sa classe, il pensait qu’une sorte de franchise grossière était la meilleure preuve de talent qu’on pût donner dans sa profession. En conséquence, il voyait avec le plus grand dédain la politesse pointilleuse qu’on observait à bord d’un vaisseau de guerre. Chargé sur la frégate de tenir le livre de loch, de veiller sur tous les approvisionnements et de faire l’examen journalier de l’état des voiles, des cordages, et de tous les agrès, le genre de ses devoirs lui donnait si peu de rapports avec les jeunes officiers qui commandaient la manœuvre, que, quoiqu’il fût bien certainement de la même classe d’êtres que ses compagnons plus policés, on aurait pourtant pu dire qu’il en formait une espèce distincte et séparée. Aussi quand les circonstances exigeaient qu’il sortît momentanément de la routine de sa vie ordinaire, il se faisait une règle de s’associer autant qu’il le pouvait avec ceux dont les habitudes et les opinions s’accordaient le mieux avec les siennes.

Par une fatalité particulière, le chapelain de la frégate, eu égard aux individus avec lesquels il aurait pu se lier, était à peu près dans la même situation que ce marin vétéran.

Un vif désir d’être utile à ceux que la Providence pouvait avoir destinés à rencontrer la mort sur le vaste Océan, avait déterminé ce ministre, dont l’inexpérience était égale à la simplicité de son cœur, à accepter cette place, dans l’espoir que le ciel le rendrait un instrument de salut pour bien des gens qui vivaient dans un oubli complet du grand but de leur pèlerinage en ce monde. Les limites que nous nous sommes imposées, et l’objet de cet ouvrage, ne nous permettent pas de nous étendre sur les diverses causes qui firent qu’il se trouva trompé dans cette attente, et qu’il eut même à lutter contre ses propres penchants, pour conserver la considération à laquelle lui donnait droit son saint ministère. Le sentiment intérieur qui l’avertissait qu’il avait rétrogradé, avait assez diminué sa fierté mondaine, sinon son orgueil spirituel, pour le porter à goûter la société du quartier-maître, que son âge faisait quelquefois songer et l’avenir, quoique ce fût toujours d’une manière subordonnée à ses idées et à son caractère. Peut-être se trouvaient-ils tous deux hors de leur place ; mais il est certain qu’une sympathie secrète, quelle qu’en fût la cause, faisait qu’ils se plaisaient réciproquement en la compagnie l’un de l’autre.

Dans la nuit en question, M. Boltrop avait invité le chapelain à l’accompagner à bord de l’Alerte, en lui disant dans son langage grossier que, comme on allait se chamailler à terre, il se trouverait peut-être quelque pauvre diable qui aurait besoin de son aide pour lever l’ancre en sortant du port de cette vie. Le chapelain avait accepté cette singulière invitation, autant peut-être pour faire diversion à la monotonie de son genre de vie que par un secret amour pour la terre ferme, qui lui faisait désirer de s’en approcher le plus possible.

En conséquence, lorsque le pilote fut parti avec sa suite nombreuse, le quartier-maître resta en pleine et paisible possession du cutter, n’ayant avec lui que le chapelain, un aide contre-maître et une douzaine de matelots. Les deux principaux membres de cet équipage passèrent les premières heures de leur solitude relative dans la petite cabane du navire, séparés par une table sur laquelle était un pot de grog destiné à les rafraîchir pendant une dissertation sur divers sujets polémiques, à laquelle ils se livraient chacun à sa manière, et que le lecteur regrettera peut-être de ne pas trouver ici. Cependant quand le vent devint plus favorable pour s’approcher des côtes ennemies, le prudent quartier-maître ajourna la discussion à un moment plus convenable, et par un seul et même mouvement il se transporta, lui et son pot de grog, sur le gaillard derrière.

— Là ! dit le vieux marin après avoir déposé son fardeau sur le tillac, à côté de lui, d’un air satisfait de lui-même, voilà comme il faut vivre sur un vaisseau. Savez-vous, ministre, qu’il y a beaucoup de ce que j’appelle du bavardage de marins d’eau douce à bord de certaine frégate que je ne nommerai pas, mais qui est en ce moment quelque part à environ trois lieues de nous en mer, en panne sous ses voiles de grand et de petit hunier ? Buvez, ministre ; il n’y a pas une main comme la mienne pour préparer un pot de grog. — Eh ! vous autres, tirez donc encore les drisses des huniers ! — Je vous réponds que par cette nuit sombre ce grog vous fera briller l’œil comme un phare. Buvez, vous dis-je, songez que ce rum vient du magasin des Anglais ; il faut y faire honneur.

Boltrope ne manqua pas prêcher d’exemple, et après avoir bu un grand coup à même le pot, il ajouta :

— Savez-vous bien que vous ressemblez un peu à notre premier lieutenant, qui ne boit que ce que j’appelle des éléments, c’est-à-dire de l’eau et de l’air ?

— Il est vrai que M. Griffith donne à tout l’équipage un exemple très-salutaire, répondit le chapelain, à qui sa conscience reprochait peut-être un peu de ne pas le suivre très-scrupuleusement.

— Salutaire ! s’écria Boltrope ; permettez-moi de vous dire, mon digne Tourne-Pages, que si vous appelez cette diète salutaire, vous ne savez ce que c’est que l’eau salée et les brouillards de la mer. Quoi qu’il en soit, M. Griffith est bon marin ; et s’il avait eu dans la tête moins de minuties et de babioles, il serait, quand il arrivera à notre âge, une espèce de compagnon très-raisonnable. Mais voyez-vous, ministre, il est trop occupé de ce que j’appelle des fadaises de discipline. Sans doute il faut donner de nouvelles garcettes aux câbles, balayer le pont… Lofez ! lofez donc ; est-ce que vous avez envie de nous conduire en Allemagne ?

— Tout cela est bel et bon, voyez-vous, ministre ; mais du diable si je vois à quoi sert de faire tant d’étalage pour savoir quand un homme change de chemise. Qu’importe qu’il en change cette semaine ou la semaine prochaine, ou celle d’ensuite ? En vérité, j’ai quelquefois de l’humeur quand il s’agit de passer l’inspection ; et ce n’est pas que je craigne les observations de personne quant à la conduite, mais c’est que je m’attends qu’un beau jour on me dira que je mâche mon tabac du côté droit quand je devrais le mâcher du côté gauche.

— J’avoue que j’ai moi-même trouvé quelquefois cette discipline portée à l’excès, et elle est surtout vexatoire pour l’esprit quand le corps souffre du mal de mer.

— Oui, oui, je me souviens de vous avoir vu faire assez de grimaces pendant le premier mois de notre navigation, à telles enseignes qu’une fois le capitaine des soldats de marine fit voltiger sa rapière sur votre poupe, parce que vous vous pressiez trop en ensevelissant un mort. Dans ce temps-là, et, ma foi, tant que vos culottes noires à boucles ont duré, vous n’aviez pas l’air de faire partie de l’équipage. Quant à moi, je ne vous voyais jamais monter à l’échelle du gaillard d’arrière sans craindre pour vos jambes. Qui ne vous aurait pas connu vous eût pris pour le diable. Mais, Dieu merci, ces maudites culottes sont devenues hors d’état de tenir la mer, et le munitionnaire a couvert les épontilles de votre cale d’une si bonne paire de pantalons, que c’est tout au plus si je suis en état de distinguer vos talons de ceux d’un de nos matelots.

— Je dois remercier le ciel de ce changement, monsieur Boltrope, s’il est vrai que la ressemblance dont vous parlez existait quand je portais les vêtements ordinaires de ma profession.

— Qu’importe la profession ? répondit Boltrope après avoir fait une nouvelle attaque contre le pot de grog ; les jambes sont toujours les jambes, quelque service que doivent faire les extrémités supérieures. J’ai toujours eu une sorte d’aversion contre les culottes courtes, peut-être parce que je me suis toujours figuré le diable comme en portant. Vous savez, ministre, que nous entendons rarement parler d’un homme sans nous faire une sorte d’idée de son équipement et de ses agrès ; de sorte que, n’ayant aucune raison pour m’imaginer que Satan aille tout nu, je me le suis toujours représenté comme portant des culottes et un chapeau à cornes ; et cependant il y a quelques-uns de nos jeunes lieutenants qui viennent passer la revue le dimanche en chapeau à cornes, comme des officiers de terre ; mais quant à moi, voyez-vous, j’aimerais mieux mon nez sous un bonnet de nuit.

— J’entends un bruit de rames ! dit le chapelain, qui voyant que le quartier-maître avait conçu une idée du père du mal plus claire et plus précise que celle qu’il s’en était formée lui-même, ne fut pas fâché de saisir cette occasion pour cacher son infériorité en changeant de sujet de conversation : n’est-ce pas une de nos barques qui arrive ?

— Oui, oui ; c’est assez probable. Si j’avais été de l’expédition, il y a longtemps que j’aurais le mal de terre. — Holà ! vous autres, changez de bordée !

Le cutter, obéissant au gouvernail, tourna sur lui même, tomba entre deux vagues, se releva en prenant une position oblique, tourna sa proue vers la terre, et les voiles ayant été disposées de manière à faire neutraliser les unes par les autres, il devint stationnaire. Pendant cette manœuvre on entendait dans l’obscurité s’approcher une barque qui venait du côté des côtes, et elle fut bientôt assez près de l’Alerte pour qu’on pût la héler.

— Hohé ! la barque ! s’écria Boltrope en se servant d’un porte-voix qui, aidé de toute la force de ses vigoureux poumons, produisit un son à peu près semblable au mugissement d’un taureau.

— Hohé ! hohé ! répondit une voix claire et distincte qui fut portée sur la surface de la mer sans avoir besoin de secours étrangers.

— Oui, oui, dit Boltrope, c’est un des lieutenants. Je le reconnais à son hohé ! hohé ! Allons, sifflez donc, l’aide du contre-maître ! Mais j’en entends une autre à bâbord. Hohé ! la barque !

L’Alerte ! répondit une autre voix dans une direction différente de la première.

L’Alerte ! répéta Boltrope. Voilà ma commission de capitaine qui s’en va comme une bouffée de vent ; car voilà quelqu’un qui va prendre le commandement en arrivant à bord. C’est M. Griffith. Eh bien ! en bien ! je dois dire que, quoiqu’il aime les boucles de jarretières et les vétilles, je suis bien aise qu’il se soit tiré des griffes des Anglais. Allons ! toutes les barques vont nous aborder en même temps ; en voilà encore une qui arrive à tribord. Hohé ! la barque !

— Pavillon ! répondit une voix forte partant d’une barque légère qui venait en ligne directe de la terre, et qui avançait si rapidement qu’on commençait déjà à la distinguer.

— Pavillon ! répéta Boltrope en laissant tomber son porte-voix de surprise ; c’est un bien gros mot pour sortir d’une petite barque. Jack Manly[1] lui-même n’aurait pas eu la bouche plus pleine en le prononçant ; mais je vais voir qui a le ton si haut en parlant à la prise d’un bâtiment de guerre yankie. — Hohé la barque, vous dis-je !

Ces derniers mots furent prononcés de ce ton bref et menaçant qui indique que le navire qui hèle ne plaisante pas. Ils firent cesser tout à coup le mouvement des rames, l’équipage de la barque qui n’était plus qu’à quelques toises de l’Alerte paraissant craindre qu’ils ne fussent suivis de quelques moyens plus sûrs de reconnaissance. Un homme qui était assis sur la poupe de cette barque tressaillit à ce second appel, se leva avec vivacité, et dit ensuite, comme par réflexion, d’une voix fort tranquille :

— Non, non !

Non, non, et pavillon, sont des réponses fort différentes, murmura Boltrope. Quel est donc l’ignorant qui monte cette barque ?

Il prononçait encore quelques expressions de mécontentement sur l’ignorance de celui qui avait le commandement de cette barque, quand elle arriva contre l’Alerte, et le pilote fut le premier qui monta à bord de la prise.

— Est-ce vous, monsieur le pilote ? s’écria le quartier-maître en levant une lanterne à un pied du visage du nouvel arrivé pour le reconnaître, et regardant avec une sorte d’étonnement stupide ses yeux brillants de courroux et de fierté. Est-ce vraiment vous ? Je vous aurais cru trop d’expérience pour vous approcher dans l’obscurité d’un bâtiment de guerre avec un gros mot comme pavillon dans la bouche, quand il n’y a pas sur les deux navires un mousse qui ne sache que nous ne portons pas un seul chiffon à queue d’aronde ? Pavillon ! Si nous avions eu des soldats à bord, vous risquiez d’attraper quelques coups de mousquet.

Le pilote jeta sur lui un regard de dédain, et sans daigner lui répondre alla se placer sur le gaillard d’arrière. Boltrope le suivit des yeux un instant ; mais l’arrivée de la barque hélée la première, et qui était la barge, détourna son attention.

Barnstable avait erré quelque temps sur l’Océan sans rencontrer le cutter ; et comme il avait été obligé de se conformer aux dispositions de ceux avec lesquels il se trouvait, il était d’assez mauvaise humeur quand il monta sur l’Alerte. Le colonel Howard et sa nièce avaient gardé pendant tout ce temps le silence le plus rigoureux, le premier par orgueil, la seconde par suite du chagrin que lui faisait éprouver le déplaisir évident de son oncle. Catherine Plowden, quoique charmée en secret du succès de tous ses projets, s’était déterminée à imiter leur conduite, au moins pendant un certain temps, pour sauver les apparences. Barnstable lui avait adressé plusieurs fois la parole sans en recevoir d’autres réponses que celles dont elle n’avait pu se dispenser sans vouloir l’offenser, et en lui montrant par son ton et ses manières qu’elle désirait garder le silence. En conséquence le lieutenant, après avoir aidé les dames à monter sur le cutter et avoir voulu rendre le même service au colonel Howard qui le refusa froidement, se détourna avec cette mauvaise humeur qu’on trouve sur mer comme sur terre chez les amants contrariés.

— Que veut dire ceci, monsieur Boltrope ? s’écria-t-il ; voilà des dames qui vous arrivent, et vous tenez votre vergue hissée de manière que les bords de la voile soient tendus comme une corde de violon ! Mollissez votre martinet du pic, Monsieur ; mollissez-le, vous dis-je.

— Oui, Monsieur, oui ; tout comme il vous plaira, dit le quartier-maître en s’éloignant d’un air boudeur, suivi du chapelain ; et quand il eut fait faire la manœuvre ordonnée, il ajouta : Je me serais attendu à voir M. Barnstable ramener dans sa barque un bœuf vivant plutôt qu’un cotillon. Dieu seul peut savoir à quoi est destinée la frégate, ministre, après une pareille chose. On ne savait déjà ce que c’était avec ces chapeaux à cornes, ces épaulettes, et tous ces brimborions en guise de boucles de jarretières ; mais avec cette cargaison de femmes et de cartons, on va en faire une seconde arche de Noé. Je suis surpris qu’elles ne soient pas venues en voiture à six chevaux ou en chaise de poste.

Barnstable éprouva un soulagement véritable en se livrant à son humeur quelques instants. Il fit faire des changements dans presque toutes les manœuvres, et il en donnait l’ordre avec ce ton sec qui annonçait non seulement l’importance qu’il y attachait, mais sa propre aigreur. Il ne tarda pourtant pas à se trouver réduit au silence à son tour par la présence de Griffith, qui arriva sur le Tigre, la plus pesante et la plus chargée de toutes les barques. Les autres arrivèrent successivement, et tout ce qui avait fait partie de l’expédition se vit en sûreté sous le pavillon national.

La petite cabane de l’Alerte fut abandonnée au colonel Howard, à ses pupilles et à leurs domestiques. Les barques restèrent en poupe du navire, chacune étant montée du nombre d’hommes nécessaire à sa sûreté, et Griffith donna ordre de tourner les voiles au vent et d’avancer dans l’Océan. Pendant plus d’une demi-heure le cutter fendit les ondes dans cette direction, suivant avec grâce le mouvement des vagues doucement agitées, comme s’il eût compris qu’il était chargé d’un fardeau tout nouveau pour lui ; mais bientôt Griffith résolut de rester en panne jusqu’à la naissance du jour, afin de tâcher de découvrir la frégate avec laquelle le cutter voguait de conserve. Plus de cent cinquante hommes se trouvaient alors sur ce petit bâtiment, et son tillac présentait dans l’obscurité le tableau d’une masse de têtes humaines.

Après une expédition qui avait complètement réussi, une certaine liberté était permise à l’équipage ; on fit une distribution extraordinaire de grog, et tandis que le pot passait de main en main, les uns se divertissaient par de bruyantes plaisanteries, tandis que les autres, excités par le succès, juraient et faisaient des menaces contre l’ennemi. Enfin le tumulte qui avait suivi le retour des barques se calma peu à peu. La plupart des marins descendirent à fond de cale dans l’espoir de trouver assez de place pour y étendre leurs membres, tandis que d’autres, restant sur le pont, chantaient ces airs que les marins entendent toujours avec tant de plaisir. Cependant ce concert nautique céda à la fatigue ; ceux qui chantaient comme ceux qui écoutaient s’étendirent sur le tillac pour chercher le repos dont ils avaient besoin ; et tandis que leur corps s’abandonnait au roulis du navire, leurs rêves transportaient peut-être leur esprit en Amérique au milieu des scènes de leur jeunesse. Les yeux noirs de Catherine étaient cachés sous ses paupières, et Cécile même, la tête appuyée sur l’épaule de sa cousine, dormait tranquillement du sommeil de la paix et de l’innocence. Boltrope descendit à fond de cale, y chercha à tâtons la place qui lui parut la plus commode, chassa d’un coup de pied le matelot qui l’occupait, et s’y établit sans s’inquiéter de ce que deviendrait celui qu’il expulsait, parce qu’il se souvenait encore du temps où il avait été lui-même traité sans plus de cérémonie. Ce fut ainsi que toutes les têtes de l’équipage se baissèrent tour à tour sur les planches du navire ; deux hommes seuls continuaient à veiller, Griffith et Barnstable, qui se promenaient en silence et d’un air hautain, chacun d’un côté du gaillard d’arrière.

Jamais ce qu’on appelle le quart du matin n’avait paru si long aux deux jeunes marins, que l’orgueil et le ressentiment privaient ainsi de cette intimité cordiale qui avait adouci si longtemps les fatigues et l’ennui de leur service. Pour ajouter encore à l’embarras de leur situation, Cécile et Catherine quittèrent leur petite cabane pour venir respirer un air plus pur sur le tillac, précisément à l’instant où le plus profond sommeil engourdissait les sens des marins fatigués. Elles y restaient appuyées sur le tableau du couronnement de la poupe, gardant le silence, ou s’adressant quelques mots à voix basse. Mais ayant été témoins de la querelle qui avait eu lieu entre leurs amants, et voyant la mésintelligence qui en était la suite, elles ne se permettaient ni un geste ni un coup d’œil que l’un des deux jeunes gens pût regarder comme une invitation à s’approcher de l’une d’elles de préférence à l’autre.

Vingt fois pourtant l’impatient Barnstable fut tenté de bannir toute contrainte et d’avancer vers sa maîtresse ; mais il était toujours arrêté par la conscience de la faute qu’il avait commise, et par ce respect habituel pour le rang supérieur, qui fait partie des devoirs d’un officier de marine. De son côté, Griffith ne montrait aucune intention de profiter de cette sorte de déférence que lui témoignait Barnstable ; il continuait à se promener à grands pas sur le gaillard d’arrière, et on le voyait fréquemment jeter un regard d’impatience vers la partie du firmament où devaient se montrer les premiers rayons de l’aurore. Enfin Catherine, poussée peut-être par un mouvement secret de coquetterie, résolut de mettre fin à cet embarras commun en parlant la première ; mais elle eut soin d’adresser la parole à l’amant de sa cousine.

— Combien de temps sommes-nous condamnées à habiter une chambre si étroite, monsieur Griffith ? lui demanda-t-elle. En vérité, il règne dans vos coutumes navales une liberté qui, pour ne rien dire de plus, est tout à fait nouvelle pour des femmes accoutumées à trouver plus de divisions dans l’espace.

— Dès que la clarté du jour nous aura permis d’apercevoir la frégate, miss Plowden, vous passerez d’un bâtiment de cent tonneaux à bord d’un navire de douze cents. Vous serez alors plus commodément logées, et si vous l’êtes moins bien qu’à Sainte-Ruth, vous n’oublierez pas que ceux qui vivent sur l’Océan se font un mérite de mépriser toutes ces recherches que le luxe fait paraître indispensables à ceux qui habitent constamment sur terre.

— Du moins, Monsieur, répondit Catherine avec une grâce pleine de douceur dont elle savait fort bien se parer quand l’occasion l’exigeait, ce que nous y trouverons sera adouci par la liberté et embelli par l’hospitalité d’un marin. Quant à moi, Cécile, je trouve l’air de la pleine mer aussi frais, aussi salutaire que s’il nous arrivait des rivages éloignés de notre chère Amérique.

— Si vous n’avez pas le courage d’un patriote, miss Plowden, dit Griffith en riant, vous en avez du moins l’imagination. Cette brise nous vient des marais de la Hollande, et non des belles plaines d’Amérique. Mais Dieu soit loué ! l’aurore commence enfin à paraître, et à moins que les courants n’aient entraîné la frégate bien loin vers le nord, nous la verrons certainement au point du jour.

Cette nouvelle agréable fit que les deux cousines portèrent leurs yeux du côté de l’orient, et elles admirèrent le spectacle magnifique du soleil se levant du sein des flots. Aux approches du matin, une obscurité plus sombre semblait s’être étendue sur l’océan, et les étoiles brillaient dans le firmament comme des globes de feu étincelant. Bientôt une raie de lumière se montra à l’horizon ; la largeur et l’éclat en augmentèrent de moment en moment, et de longs nuages de vapeurs devinrent visibles là où l’on ne voyait auparavant qu’une voûte ténébreuse. La lumière qui commençait à paraître semblait une issue argentée qu’un astre s’ouvrait dans les cieux ; elle brilla peu à peu d’une teinte de rose de plus en plus foncée ; enfin une ceinture de flamme parut entourer l’océan du côté de l’est ; son éclat se perdait en une nuance de perle qui se fondait avec l’azur du firmament ou qui se mariait avec des nuages de forme fantastique.

Tandis que les deux cousines admiraient ces effets variés de la lumière renaissante, une voix qui semblait descendre du ciel se fit entendre au-dessus de leurs têtes.

— Une voile, hohé ! nous avons la frégate en poupe sous le vent, Monsieur.

— Oui, répondit Griffith ; vous n’avez donc veillé que d’un œil ; sans quoi nous vous aurions entendu plus tôt. Regardez un peu au nord de l’endroit où le disque du soleil est sur le point de paraître, miss Plowden, et vous verrez notre frégate.

Les lèvres de Catherine laissèrent échapper involontairement un cri de plaisir lorsque, ses yeux suivant la direction du bras du lieutenant, elle aperçut le vaisseau au milieu des couleurs changeantes dont se parait le matin. Les ondulations de l’Océan qui s’élevait et s’abaissait par un mouvement successif et régulier sous le ciel qui semblait lui servir de barrière, n’offraient rien qui pût les distraire et les empêcher de se fixer uniquement sur la beauté solitaire du navire qui les attirait. Il voguait lentement sur de longues vagues, n’ayant que deux de ses voiles étendues ; mais ses grands mâts, ses lourdes vergues et jusqu’au moindre de ses cordages se dessinaient en noir sur le firmament d’une manière aussi exacte que si c’eussent été les traits distincts d’un tableau. Dans certains moments, quand il s’élevait sur le dos d’une vague n’ayant que le ciel pour arrière-plan, on en distinguait parfaitement la forme et les dimensions ; mais ce n’était qu’un effet passager : le navire descendait avec la vague, et ne laissait plus apercevoir que ses vergues s’inclinant avec grâce vers la mer comme si elles eussent voulu y suivre le corps du bâtiment. La clarté du jour, augmentant à chaque instant, ravit bientôt aux sens l’illusion créée par les couleurs et la distance ; et quand le disque du soleil commença à paraître sur l’horizon, on put distinguer la frégate, ses mâts, ses sabords, ses voiles, ses cordages, et chaque objet sous la couleur qui lui appartenait véritablement, à environ un mille du cutter.

Dès que le cri, une voile ! s’était fait entendre, tout l’équipage avait été éveillé par le son aigu du sifflet du contre-maître ; et longtemps avant que les deux cousines se fussent lassées de contempler ce spectacle, le cutter était sous toutes ses voiles pour rejoindre la frégate. L’intervalle qui les séparait fut promptement franchi, et les bâtiments furent bientôt si près l’un de l’autre que nos deux dames ne purent s’empêcher d’en concevoir quelques craintes, car ils étaient à assez peu de distance pour qu’on pût s’entretenir de l’un à l’autre bord sans porte-voix.

— Je suis charmé de vous voir, monsieur Griffith, s’écria le capitaine Munson appuyé sur le couronnement de la poupe, en agitant son chapeau en signe d’allégresse ; et vous aussi, capitaine Manuel, soyez tous les bienvenus, mes enfants, comme une brise dans un calme.

Ses yeux, en faisant une revue rapide de tout ce qui se trouvait sur le pont, aperçurent Cécile et Catherine, et un nuage de mécontentement obscurcit son front.

— Que veut dire ceci, Messieurs ? ajouta-t-il ; la frégate du congrès est-elle une salle de bal ou une église pour que vous y ameniez des femmes ?

— Oui, oui, murmura Boltrope à l’oreille de son ami le chapelain ; je me doutais de ce qui arriverait. Il se réveille aussi souvent que les vents alisés changent de quartier, c’est-à-dire une fois tous les six mois. Mais quand il y a marée morte dans son humeur, on peut être sûr que celle d’après sera orageuse. Mais voyons ce que le premier lieutenant aura à dire pour ses cotillons.

Le firmament n’avait pas montré quelques minutes auparavant des couleurs plus vives que celles qui montèrent au visage de Griffith quand il entendit l’observation de son commandant, et il fut quelques instants avant de recouvrer assez de sang-froid pour lui répondre.

— Monsieur, lui dit-il enfin, c’est par ordre de M. Gray que j’ai amené ces prisonniers.

— De M. Gray ! répéta le capitaine ; et ses traits perdirent à l’instant leur expression de déplaisir. Eh bien ! Monsieur, courez la même bordée que la frégate, et je vais donner ordre qu’on prépare l’échelle de commandement.

Ce fut avec une surprise manifeste que Boltrope remarqua le changement survenu tout à coup dans le ton du capitaine, et il secoua deux ou trois fois la tête avec l’air d’un homme qui croit pénétrer mieux qu’un autre dans le fond d’un mystère.

— Ministre, dit-il alors, je suppose que, si vous aviez un almanach à la main, vous vous imagineriez pouvoir dire de quel côté le vent soufflera demain ; mais du diable si de meilleurs calculateurs que vous ne s’y sont pas trompés. Quoi ! parce qu’il plaît à un marin d’eau douce… non, c’est un vrai marin, je dois en convenir ; mais parce qu’il plaît à un pilote de dire : Emmenez-moi ces femmes, il faut qu’un vaisseau soit encombré de femelles au point qu’il faudra qu’on perde la moitié de son temps pour apprendre à avoir de belles manières ! Mais faites bien attention à ce que je vais vous dire, ministre, cette escapade coûtera au congrès une année d’appointements du meilleur matelot qui soit à son service, tant il faudra user de toile pour leur faire des abris contre le vent et le soleil, et de cordages pour carguer les voiles, de peur qu’elles n’aient des vapeurs pendant les ouragans.

M. Boltrope ayant été appelé en ce moment pour surveiller la manœuvre du cutter, le chapelain se trouva dispensé d’entrer en discussion avec lui, et de lui déclarer qu’il ne partageait pas son opinion ; car l’amabilité des deux cousines avait déjà prévenu en leur faveur tous les hommes de l’équipage à qui la force de l’habitude n’avait pas donné une espèce de prévention contre tout le sexe.

Quand on eut tourné la proue de l’Alerte vers la frégate, les barques qu’il avait traînées à la remorque pendant une partie de la nuit s’avancèrent entre les deux vaisseaux, et se chargèrent successivement de ceux qui devaient passer de l’un sur l’autre. Une scène de la plus joyeuse gaieté y succéda quand les marins eurent quitté le pont étroit du cutter, et qu’ils se trouvèrent sur le tillac du grand vaisseau. La discipline fut relâchée un moment ; les éclats de rire, les jurements et les plaisanteries grossières partirent de toutes parts et passaient de bouche en bouche. Ce tumulte ne fut pourtant pas de longue durée, et le colonel Howard passa de l’Alerte sur la frégate, ainsi que ses deux pupilles, avec moins de précipitation et plus de décorum.

Le capitaine Munson, qui avait eu un entretien secret avec Griffith et le pilote, reçut ses nouveaux hôtes avec l’hospitalité un peu rude d’un marin, mais avec un désir évident d’être civil à leur égard. Il leur céda ses deux petites cabanes, et les invita à partager la grande avec lui pendant la journée, toutes les fois que cela pourrait leur être agréable.


  1. Jean Manly : c’était le nom d’un armateur fameux dans les guerres de la révolution américaine.