Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 3p. 289-301).

CHAPITRE XXVI.


Mercure. — Je te promets de redevenir Sosie.
Dryden. Amphitryon.


Nous laisserons nos deux aventuriers cherchant leur chemin à travers les débris de murs, et passant hardiment sous ces voûtes chancelantes, pour conduire le lecteur dans un lieu où l’on se trouvait plus à l’aise, c’est-à-dire dans l’abbaye de Sainte-Ruth.

Nous y avons pourtant laissé le capitaine Borroughcliffe dans une situation qui n’était nullement agréable ; mais comme dans l’intervalle la terre avait presque accompli sa révolution journalière, il était arrivé des circonstances qui avaient amené sa délivrance ; et personne n’aurait pu deviner que l’officier assis à la table hospitalière du colonel Howard, faisant honneur à chaque mets et surtout aux flacons, l’air satisfait et riant, venait de garder dans la bouche, pendant quatre longues heures, le pommeau de sa propre épée.

C’est pourtant un fait constant que le capitaine Borroughcliffe occupait son poste ordinaire à table, et y soutenait même dignement la réputation qu’il avait acquise, avec son sang-froid habituel ; par moments toutefois son sourire annonçait qu’il cherchait à envisager son aventure du côté plaisant.

Dans le jeune homme qui était assis près de lui, couvert de la jaquette bleue d’un simple marin, et dont le collet d’une chemise fine et blanche contrastait fortement avec le mouchoir de soie noire noué négligemment autour de son cou, et dont l’air d’aisance et les manières distinguées formaient un contraste encore plus frappant avec son costume, le lecteur ne peut manquer de reconnaître Griffith. Il s’occupait beaucoup moins des mets placés sur la table que de sa voisine ; il affectait pourtant de donner au repas plus d’attention qu’il n’avait coutume de le faire, parce qu’une voix intérieure l’avertissait qu’il diminuait ainsi l’embarras de la jeune personne qui occupait le haut de la table, et dont les joues étaient couvertes d’une aimable rougeur.

La vive Catherine Plowden était à côté de la douce miss Dunscombe, et ses yeux s’attachaient quelquefois avec une sorte d’intérêt comique sur la taille droite et raide du capitaine Manuel, placé en face d’elle. Une chaise avait été préparée pour Dillon, mais elle restait vacante.

— Ainsi donc, Borroughcliffe, s’écria le colonel d’un ton franc et jovial, le loup marin vous a laissé ronger le frein de votre ressentiment.

— Et le pommeau de mon épée, répondit l’imperturbable officier recruteur. Messieurs, ajouta-t-il en jetant un coup d’œil tour à tour sur Griffith et sur Manuel, je ne sais comment votre congrès récompense les prouesses militaires, mais si ce brave gaillard était dans ma compagnie, il serait sergent à la fin de la semaine. Je ne lui offrirais pas du service dans la cavalerie, car il paraît mépriser les éperons.

Griffith ne répondit au compliment libéral du capitaine anglais que par un sourire silencieux, mais Manuel se chargea de la réponse.

— Vu sa profession, Monsieur, dit-il, cet homme s’est assez bien conduit ; mais un soldat bien discipliné non seulement aurait fait des prisonniers, mais aurait délivré les autres.

— Je vois, mon brave camarade, répondit Borroughcliffe avec un air de bonne humeur, que vos pensées roulent sur l’échange proposé. Colonel, si les dames le permettent, nous remplirons nos verres et nous boirons au prompt rétablissement des droits des deux parties, au statu quo antè bellum.

— De tout mon cœur, s’écria le colonel, et Cécile, miss Plowden et miss Dunscombe y boiront aussi, ne fissent-elles qu’approcher leurs verres de leurs lèvres. Monsieur Griffith, je rends justice à la proposition que vous m’avez faite ; elle tend à votre délivrance, mais elle nous rendra mon parent, M. Christophe Dillon. Le plan de Kit était fort bien conçu, Borroughcliffe, très-ingénieusement tracé ; c’est la fortune de la guerre qui en a empêché le succès. Et cependant comment est-il possible que Kit se soit laissé emmener de l’abbaye sans aucun bruit, sans donner l’alarme ? c’est pour moi un mystère inexplicable.

— Le cacique est un homme qui entend la philosophie du silence aussi bien que celle de la rhétorique, dit Borroughcliffe. Il doit avoir appris en étudiant les lois qu’il est certaines affaires qu’il convient de conduire sub silentio. Mon latin vous fait sourire, miss Plowden ? En vérité, depuis que j’habite une ancienne demeure de moines, il me semble que ma petite érudition veut absolument se montrer. Cela vous fait rire encore plus fort ? Eh bien’ ! Je vous dirai que si j’ai parlé latin, c’est parce que je crois que le silence est un sujet de conversation auquel les dames prennent peu d’intérêt.

Catherine ne fit aucune attention à l’air un peu piqué avec lequel le capitaine venait de lui parler, et elle finit par rire aux éclats. Il fut impossible à Cécile de prendre l’air de gravité sévère avec lequel elle réprimait quelquefois la gaieté étourdie de sa cousine quand elle croyait qu’elle s’y livrait hors de saison ; et les yeux de Griffith, qui se dirigeaient alternativement sur les trois dames, crurent distinguer sur les traits doux et paisibles de miss Dunscombe un léger sourire mal dissimulé. Cependant la gaieté de Catherine ne fut pas de longue durée, et elle dit au capitaine Borroughcliffe avec un air de gravité comique :

— Je crois avoir entendu parler de navires qui en conduisent un autre à la remorque ; mais, comme c’est une expression technique, il faut que je demande à M. Griffith si elle est correcte.

— Quand vous auriez fait une étude particulière des termes de marine, miss Plowden, vous n’auriez pu parler avec plus d’exactitude, répondit le jeune marin en jetant sur elle un regard qui la fit rougir jusqu’au front.

— Cette étude exige peut-être moins de réflexions que vous ne le pensez, Monsieur, répliqua-t-elle. Mais dites-moi, s’il vous plaît, cette remorque se fait-elle ordinairement comme le disait monsieur Borroughcliffe, pardon, capitaine, comme le disaient les moines, sub silentio ?

— Épargnez-moi, belle dame, s’écria le capitaine, et concluons un traité raisonnable. Vous me pardonnerez mon latin, et je réformerai en moi-même mes soupçons.

— Vos soupçons, Monsieur ? c’est ce que toute femme doit braver.

— Et jamais soldat ne doit refuser un défi. Ainsi donc il faut que je parle bon anglais, quand même j’aurais autour de moi tous les Pères de l’Église ; et je dis que je soupçonne miss Plowden d’être parfaitement en état de nous expliquer comment M. Christophe Dillon a quitté l’abbaye.

Catherine ne répondit que par un nouvel éclat de rire aussi bruyant et aussi prolongé que le premier.

— Que signifie ceci ? s’écria le colonel. Permettez-moi de vous dire, miss Plowden, que cet accès de gaieté est fort extraordinaire. Je me flatte qu’on n’a pas manqué d’égards pour mon parent. Monsieur Griffith, nos conditions sont que l’échange n’aura lieu qu’en cas que les parties aient été également bien traitées de part et d’autre.

— S’il n’est pas arrivé à M. Dillon de plus grand malheur que d’exciter la gaieté de miss Plowden, Monsieur, il a tout lieu de se dire un heureux mortel.

— Je n’en sais rien, Monsieur. À Dieu ne plaise que j’oublie ce qui est dû à mes hôtes, Messieurs ! mais vous devez vous souvenir que vous êtes entrés chez moi comme ennemis de mon souverain.

— Mais non comme ennemis du colonel Howard.

— Je n’y vois pas la moindre différence, monsieur Griffith. Le roi George, ou le colonel Howard, le colonel Howard ou le roi George, c’est absolument la même chose. Nos sentiments, notre fortune, nos destinées sont indivisibles, malgré l’intervalle immense qu’il a plu à la Providence d’établir entre le prince et les sujets. Je ne désire rien de plus que de partager, à une humble distance, la prospérité ou le malheur de mon souverain.

— Ce n’est pas ce que peuvent dire ou faire des femmes inconsidérées comme nous, mon cher oncle, qui vous occasionnera l’un ou l’autre, dit Cécile ; mais, ajouta-t-elle en se levant, voici quelqu’un qui va appeler nos pensées sur un sujet plus intéressant pour nous, notre parure.

La politesse porta le colonel Howard, qui aimait sa nièce et avait des égards pour elle, à remettre à un autre instant la suite de ses remarques ; et Catherine, avec un empressement enfantin, courut près de sa cousine, à laquelle un domestique venait d’annoncer l’arrivée d’un de ces marchands ambulants qui, portant sur leur dos toute leur boutique, parcourent les villages les plus écartés pour y vendre des marchandises en général de peu de valeur, mais qu’il serait difficile de se procurer faute de boutiques permanentes. Le dîner étant alors terminé, elle donna ordre qu’on le fît entrer ; et comme on vit qu’elle avait pour but de rétablir l’harmonie en changeant le sujet de la conversation, personne n’y fit aucune objection, et le colporteur fut introduit sans délai.

C’était un jeune homme qui paraissait âgé de seize ans, et portant toutes ses marchandises dans un panier dont Catherine, qui se déclara sa protectrice, s’empara sur-le-champ pour étaler sur la table une partie de ce qui s’y trouvait, en invoquant la libéralité des spectateurs en faveur de son jeune protégé. Ces marchandises consistaient en essences, rubans, lacets, dentelles et autres objets d’utilité et de fantaisie, principalement à l’usage des femmes.

— Vous devez voir, mon cher tuteur, dit Catherine, que ce jeune colporteur doit être un sujet loyal ; car voilà dans sa boutique un parfum dont se servent deux ducs de la famille royale, et qui est enveloppé dans un papier portant leurs armes. Permettez-moi d’en mettre de côté une boîte pour votre usage. Vous consentez, je le lis dans vos yeux. Capitaine Borroughcliffe, comme le latin paraît vous faire oublier votre langue naturelle, voici un A B C qui pourra vous convenir. Comme il est bien assorti ! Vous aviez en vue l’abbaye de Sainte-Ruth, mon enfant, quand vous avez choisi vos marchandises.

— Oui, Milady, répondit le jeune homme en saluant avec une gaucherie évidemment étudiée. J’ai souvent entendu parler des grandes dames qui demeurent à la vieille abbaye, et je me suis écarté de quelques milles de ma tournée ordinaire, dans l’espoir de gagner leur pratique.

— Et elles ne vous tromperont pas dans votre attente, dit miss Plowden. Allons, Cécile, c’est une apostrophe directe à votre bourse ; et je ne sais si dans ce temps de troubles miss Dunscomhe elle-même pourra éviter d’être mise à contribution. Aidez-moi donc, jeune homme ; voyons, qu’avez-vous qui puisse tenter ces dames ?

Le colporteur s’approcha du panier que Catherine avait placé sur la table, y jeta la confusion en remuant tout ce qui y restait avec un air d’intérêt mercenaire, et sans retirer sa main du fond du panier, il lui dit en lui montrant quelque chose :

— Ceci, Milady.

Catherine tressaillit et fixa ses yeux perçants sur le jeune marchand ; elle jeta ensuite un coup d’œil inquiet et timide sur tous ceux qui composaient la compagnie. Cécile étant parvenue à son but, qui, comme nous l’avons dit, était de changer la conversation, semblait réfléchir en silence. Miss Dunscombe écoutait une discussion qui s’était élevée entre le colonel et le capitaine Manuel sur certains usages militaires. Griffith imitait l’air pensif et silencieux de sa maîtresse. Mais en jetant enfin un regard à la dérobée sur le capitaine Borroughcliffe, elle vit qu’il avait les yeux fixés sur elle avec une attention très-prononcée.

— Allons, Cécile, s’écria-t-elle après une pause d’un instant, nous abusons trop longtemps de la patience de ces messieurs, non seulement en restant à table dix minutes après que la nappe a été enlevée, mais en faisant paraître nos parfums, nos rubans et nos aiguilles avec le madère, et… dirai-je les cigares, colonel ?

— Certainement non, tant que miss Plowden nous honorera de sa présence, répondit le colonel.

— Venez, ma cousine, reprit Catherine ; le colonel Howard devient excessivement poli, et c’est un signe infaillible que notre présence commence à le fatiguer.

Cécile se leva et s’avança vers la porte ; Catherine la suivit et se retourna pour dire au colporteur :

— Suivez-nous dans le salon, mon enfant, et nous verrons ce qui peut nous convenir dans vos marchandises.

— Je crois que miss Plowden a oublié mon A B C, dit Borroughcliffe en se levant à son tour ; mais peut-être trouverai-je dans le panier de ce jeune marchand quelque ouvrage plus convenable que ce traité élémentaire pour l’instruction d’un jeune homme déjà un peu mûr.

Cécile le voyant prendre le panier des mains du colporteur, se remit sur une chaise, et Catherine suivit nécessairement son exemple, non sans donner des marques visibles de dépit.

— Approchez, jeune homme, dit Borroughcliffe, et apprenez-moi l’usage de toutes vos marchandises. Voici du savon, des ciseaux, un canif, je connais tout cela ; mais ceci, comment l’appelez vous ?

— Ceci ? c’est… du ruban de fil, répondit le colporteur avec un ton d’impatience qu’on pouvait attribuer à l’interruption que le capitaine occasionnait au débit de ses marchandises.

— Et ceci ?

— Ceci ? répéta le marchand en hésitant avec un air moitié de doute, moitié d’humeur, c’est… c’est…

— Savez-vous bien, capitaine, s’écria Catherine, qu’il n’est guère galant de retenir trois dames qui meurent d’envie de faire leurs emplettes, pour demander le nom d’une aiguille à broder au tambour ?

— Il est vrai que j’ai tort de faire des questions auxquelles il est si aisé de répondre, mais j’en trouverai peut-être de plus difficiles.

Prenant alors dans le panier quelque chose qu’il plaça dans sa main, de manière à ne le laisser voir que du colporteur :

— Ceci doit avoir un nom, dit-il. Quel est-il ?

— C’est… on l’appelle quelquefois… un fausset[1].

— Un fausset ! vous voulez peut-être dire une fausseté ?

— Une fausseté, Monsieur ! s’écria le colporteur en relevant la tête avec fierté.

— Oh ! seulement une petite. Comment nomme-t-on cela communément dans ce pays, miss Dunscombe ?

— Nous l’appelons en général une brochette, répondit-elle avec son ton de douceur ordinaire.

— Fausset, brochette, c’est la même chose ! s’écria le colporteur.

— Le croyez-vous ? reprit le capitaine avec une affectation d’ironie. Il me semble que pour quelqu’un de votre profession vous connaissez bien peu les termes courants de votre métier. Jamais je n’ai vu un jeune homme de votre âge qui fût si ignorant. Je parie que vous ne connaissez pas le nom de cela, de cela, ni de cela.

Et en parlant ainsi le capitaine tirait de sa poche les différents objets dont le contre-maître de l’Ariel s’était servi la nuit précédente pour s’assurer de sa personne.

— Cela, s’écria le colporteur avec la vivacité d’un homme qui veut rétablir sa réputation, c’est du merlin ; de la cordelle et du quarantinier.

— Suffit ! suffit, dit Borroughcliffe ; je vois que vous connaissez suffisamment votre métier, quoique vous ne connaissiez rien à ces marchandises. Monsieur Griffith, ce jeune homme fait partie de votre équipage.

— Je ne crois pas pouvoir le nier, Monsieur, répondit le lieutenant qui avait écouté avec beaucoup d’attention cet interrogatoire. Quelque soit le motif qui vous a conduit ici, monsieur Merry, il est inutile de dissimuler davantage

— Merry ! s’écria Cécile ; est-ce vous, mon cousin ? Êtes-vous aussi tombé entre les mains de vos ennemis ? n’était-ce pas assez que…

Miss Howard recouvra sa présence d’esprit assez à temps pour ne pas finir cette phrase, quoique l’expression pleine de reconnaissance des yeux de Griffith indiquât suffisamment qu’il avait rempli cette lacune d’une manière assez flatteuse pour son cœur.

— Que veut dire cela ? s’écria le colonel, interrompant seulement son entretien avec le capitaine Manuel ; mes deux pupilles qui embrassent et qui caressent sous mes propres yeux un vagabond, un colporteur ! Monsieur Griffith, y a-t-il ici quelque trahison ? quel est ce jeune homme ? que signifie cette visite ?

— Est-il étonnant, Monsieur, dit le midshipman quittant alors sa gaucherie empruntée pour prendre le ton d’aisance et de confiance qui lui était naturel est-il étonnant qu’André Merry, qu’un jeune homme qui n’a ni mère, ni sœurs, s’expose à quelque risque pour venir voir les deux seules parentes qu’il ait au monde ?

— Merry ! et pourquoi donc ce déguisement ? Vous n’en aviez pas besoin pour venir chez le vieux George Howard. Vous n’étiez pas obligé de vous y introduire clandestinement, quoiqu’on ait séduit votre jeunesse et abusé de votre inexpérience pour vous faire oublier la fidélité que vous devez à votre roi. Monsieur Griffith, je vous prie de m’excuser si j’emploie à ma propre table des expressions qui peuvent blesser vos oreilles ; mais la circonstance exige que j’appelle les choses par le nom que je crois qu’elles doivent porter.

— On ne peut douter de l’hospitalité du colonel Howard, répondit Merry ; mais on ne connaît pas moins sa loyauté envers la couronne d’Angleterre.

— Oui, jeune homme, et je me flatte qu’en cela on me rend justice.

— Était-il donc prudent de me livrer entre les mains d’un homme qui peut regarder comme un devoir de me retenir prisonnier ?

— Cela est assez plausible, capitaine Borroughcliffe, et je ne doute pas que l’enfant ne parle avec candeur. Je voudrais que mon parent, M. Christophe Dillon, fût ici, pour qu’il me dît si je commettrais un acte de trahison en souffrant que ce jeune homme se retirât librement et sans échange.

— Demandez-lui des nouvelles du cacique, dit Borroughcliffe qui, satisfait d’avoir pénétré le mystère du travestissement du jeune officier américain, avait repris sa place à table ; peut-être monsieur est-il dans le fait un ambassadeur chargé de faire des propositions en faveur de Son Altesse prisonnière.

— Eh bien ! Monsieur, demanda le colonel, pouvez-vous me dire ce qu’est devenu mon cousin Christophe Dillon ?

Tous les yeux étaient fixés sur Merry, et l’on vit avec surprise le changement soudain de tous ses traits, qui perdirent leur air de gaieté insouciante pour exprimer une horreur profonde. Enfin il ouvrit la bouche pour faire connaître, d’une voix sourde et creuse, le secret du destin de Dillon.

— Il est mort.

— Mort ! répétèrent tous ceux qui étaient dans l’appartement.

— Oui, mort, dit Merry en regardant tour à tour les visages pâles de ceux qui l’écoutaient.

Un silence de consternation qui dura quelques minutes suivit l’annonce de cette nouvelle. Griffith fut le premier à le rompre.

— Expliquez-nous de quelle manière il est mort, Monsieur, dit-il à Merry, et dites-nous ce qu’est devenu son corps.

Le jeune midshipman ne répondit qu’à la seconde question, car il sentit que s’il en disait trop il ferait connaître le naufrage de l’Ariel et compromettrait la sûreté de Barnstable et de ses compagnons.

— Il est enterré dans les sables, sur le bord de la mer, dit-il.

— Dans les sables ! répétèrent encore tous ceux qui l’entouraient.

— Mais vous ne dites pas comment il est mort, reprit Griffith.

— C’est ce que je ne puis expliquer, répondit Merry.

— Il a été assassiné ! s’écria le colonel Howard qui recouvra enfin l’usage de la parole, dont la surprise, le chagrin, la colère et la consternation l’avaient privé ; lâchement assassiné par les traîtres.

— Il n’a point été assassiné, dit le jeune Américain avec fermeté, et il est mort au milieu de gens qui ne méritent ni le nom de lâches, ni celui de traîtres.

— N’avez-vous pas dit qu’il est mort ? qu’on l’a enterré dans les sables ?

— Ces deux faits sont vrais, Monsieur.

— Et vous refusez de m’expliquer comment il est mort, et pourquoi il a été enterré d’une manière si ignominieuse ?

— Il a été enterré par mon ordre, Monsieur ; et si sa sépulture est ignominieuse, sa conduite n’en méritait pas une autre. Quant au genre de sa mort, je ne puis ni ne veux vous répondre à cette question.

— Soyez calme, mon cousin, dit Cécile d’une voix presque suppliante. Respectez l’âge de mon oncle, et songez à l’attachement qu’il avait conçu pour Dillon.

Le colonel s’était pourtant rendu assez maître de son émotion pour reprendre la conversation avec plus de sang-froid.

— Monsieur Griffith, dit-il, je n’agirai point avec précipitation ; mais je vous prie, vous et le capitaine Manuel, de rentrer chacun dans votre appartement. Je respecte assez le fils de l’ami de mon frère Harry pour croire que sa parole sera sacrée. Allez, Messieurs je ne vous donne pas de gardes.

Les deux prisonniers saluèrent les dames et leur hôte, et se retirèrent. Griffith s’arrêta un instant sur le seuil de la porte.

— Colonel Howard, dit-il, j’abandonne cet enfant à vos bontés et, à votre indulgence. Je sais que vous n’oublierez pas que le même sang coule dans ses veines et dans celles d’une pupille que vous chérissez.

— Suffit, Monsieur ! suffit répondit le vétéran en faisant un geste de la main pour lui ordonner de sortir. Et vous, Mesdames ; retirez-vous aussi ; ce n’est pas ici votre place.

— Je ne quitterai pas cet enfant, dit Catherine, tant qu’il sera l’objet d’une horrible imputation. Colonel Howard, faites de nous ce qu’il vous plaira, car je suppose que vous en avez le pouvoir, mais son destin sera le mien.

— J’espère qu’il y a quelque malentendu dans cette malheureuse affaire, dit Borroughcliffe en se levant de table ; et je me flatte qu’avec du calme et de la modération tout pourrait s’expliquer. Jeune homme, vous avez porté les armes, et par conséquent vous devez savoir ce que c’est que de se trouver au pouvoir de ses ennemis.

— C’est la première fois que je m’y trouve, Monsieur.

— Mais vous n’en connaissez pas moins les droits de la guerre et notre pouvoir.

— Je sais que vous pouvez m’envoyer en prison, peut-être même au gibet, pour être entré ici déguisé.

— Et vous envisagez ce destin avec tant de calme, à votre âge !

— Vous ne l’oseriez, capitaine Borroughcliffe ! s’écria Catherine en jetant involontairement un bras autour du corps de son cousin, comme pour le protéger contre tout danger. Vous rougiriez, colonel Howard, d’exercer de sang-froid un tel acte de vengeance barbare !

— Si nous pouvions interroger ce jeune homme tranquillement et sans être interrompus par les sensations de ces dames, dit Borroughcliffe à son hôte à voix basse, nous pourrions en tirer des renseignements importants.

— Miss Howard, et vous miss Plowden, dit le colonel d’un ton que ses pupilles étaient habituées depuis longtemps à respecter, votre jeune parent n’est pas entre les mains des sauvages, et vous pouvez le confier sans crainte à mes soins. Je vous demande pardon de vous avoir tenue debout si longtemps, miss Dunscombe ; mais vous pourrez vous reposer sur le sofa du salon de Cécile.

En même temps il prit la main de Cécile et celle de Catherine, et les conduisit jusqu’à la porte, où il les salua avec cet air de politesse qu’il ne manquait jamais de prendre quand il faisait quelque chose qu’il savait les contrarier.

— Vous paraissez sentir le danger dans lequel vous vous trouvez, monsieur Merry, dit Borroughcliffe quand elles furent parties. J’espère que vous savez aussi ce que le devoir exigerait d’un militaire dans ma situation ?

— Faites-le Monsieur. Vous devez un compte à votre roi comme j’en dois un à ma patrie.

— Je puis avoir une patrie aussi, dit Borroughcliffe, dont le sang-froid ne fut nullement troublé par l’air de fierté avec lequel le jeune midshipman semblait le braver ; et cependant il ne m’est pas défendu d’être indulgent et même miséricordieux, quand les intérêts du prince dont vous parlez ne s’y opposent pas. Vous n’avez pas entrepris seul une pareille expédition ?

— Si j’étais venu mieux accompagné, le capitaine Borroughcliffe, au lieu d’interroger, aurait pu avoir à répondre.

— Il est donc heureux pour moi, Monsieur, que votre suite ait été si peu nombreuse, et pourtant il me semble que ce schooner rebelle nommé l’Ariel aurait pu vous donner un cortége plus convenable. Je ne puis m’empêcher de penser que vous avez des amis à peu de distance.

— Ces ennemis sont ici, mon capitaine, dit le sergent Drill qui venait d’entrer sans être aperçu ; voici un jeune homme qui dit qu’on lui a volé, dans le bâtiment ruiné qui est là-bas, sa redingote et ses marchandises, et il y a tout lieu de croire que voilà le voleur.

Borroughcliffe fit signe au jeune marchand d’avancer. Il était resté à la porte, et il s’approcha avec tout l’empressement que peuvent donner le ressentiment d’une injure et le désir d’en obtenir réparation. Son histoire ne fut pas longue à raconter.

Il avait été attaqué par un homme et un enfant (et il reconnut ce dernier dans Merry) dans les ruines situées sur la lisière du bois, tandis qu’il arrangeait ses marchandises pour venir les montrer aux dames de l’abbaye. On lui avait volé son panier, tout ce qu’il contenait, et même sa redingote, que Merry avait encore sur lui. L’homme l’avait ensuite placé dans une chambre d’une vieille tour ; mais comme cet homme montait souvent tout au haut pour examiner le pays, il avait trouvé le moyen de s’échapper pendant son absence. Il finit par demander justice et restitution.

Merry écouta avec un calme méprisant les détails que le colporteur donnait avec chaleur et colère, et avant qu’il eût achevé, il lui avait déjà jeté avec dédain sa redingote.

— Nous sommes entourés, bloqués, assiégés, mon cher hôte, s’écria Borroughcliffe. C’est un plan formé pour nous enlever nos lauriers et nous priver de la récompense qui nous est due ; mais ils ont affaire à de vieux soldats, et nous y mettrons bon ordre. On voudrait triompher de l’infanterie ; car, vous le savez, Drill, la cavalerie n’a pas donné. Emmenez ce jeune homme, Drill ; veillez sur lui avec grand soin, et surtout ne le laissez manquer de rien.

Le capitaine rendit avec politesse le salut hautain que lui fit en se retirant le jeune midshipman, qui commençait à se regarder comme une victime vouée au martyre pour la liberté de son pays.

— Il y a du feu dans ce jeune homme, s’écria le capitaine quand Merry fut parti avec le sergent : et s’il vit assez pour avoir une moustache, celui qui ne la respecterait pas serait bien hardi. Je suis charmé au fond de l’âme que ce jeune Juif errant soit arrivé pour tirer d’embarras ce pauvre diable. Je déteste d’être obligé de confesser un cœur noble. Je n’ai eu besoin que d’un coup d’œil pour voir qu’il avait plus souvent manié un fusil qu’une aiguille.

— Mais ils ont assassiné mon parent, le loyal, le savant Christophe Dillon ! s’écria le colonel.

— S’ils l’ont assassiné ils en seront responsables, dit Borroughcliffe en se remettant à table avec un sang-froid qui offrait une garantie de son impartialité ; mais ne faisons rien à la hâte, il faut d’abord nous instruire des faits.

Le colonel n’ayant rien à répliquer à une observation si raisonnable, reprit aussi sa place, et son compagnon commença à interroger le jeune colporteur.

Nous attendrons un moment plus convenable pour faire connaître au lecteur le résultat de cet interrogatoire, nous nous bornerons à dire, pour satisfaire sa curiosité, que le capitaine en apprit assez pour se convaincre qu’on méditait une entreprise très-sérieuse contre l’abbaye, mais assez aussi pour se croire en état de la mettre à l’abri de tout danger.


  1. Comme l’objet importe peu, et qu’il s’agit avant tout du quiproquo dans la pensée de l’auteur, le traducteur a traduit ici par un équivalent.