Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 3p. 227-237).


CHAPITRE XXI.


Casca. — Quand ces prodiges arrivent simultanément, qu’on ne nous dise pas : Ce sont choses régulières ce sont choses naturelles ; car je crois, moi, que ce sont des présages qui menacent le pays ou ils se montrent.
Shakspeare.


En faisant attention au temps qui s’est écoulé pendant les événements que nous venons de rapporter, le lecteur reconnaîtra que lorsque l’Ariel et sa prise jetèrent l’ancre dans la baie d’où l’Alerte était sorti, ainsi que nous l’avons rapporté dans un des chapitres précédents, il y avait déjà plusieurs heures que Griffith et ses compagnons étaient prisonniers. La prise supposée d’un schooner américain était un événement qui n’excitait que peu d’intérêt et pas la moindre surprise chez un peuple accoutumé à regarder ses marins comme invincibles. Barnstable n’avait donc pas trouvé beaucoup de difficultés à tromper le petit nombre de pêcheurs que la curiosité avait portés à s’approcher de ses bâtiments sur leurs petites barques, pendant le crépuscule. Mais quand les brouillards du soir commencèrent à s’élever de la surface de cet étroit bassin, et que les sinuosités des côtes disparurent pour se confondre en une ligne noire et obscure, le jeune marin pensa qu’il était temps de songer sérieusement à son devoir.

Il fit lever l’ancre dans le plus grand silence à bord de l’Alerte, où se trouvaient ce qui restait de l’équipage de ce cutter et tous les blessés de l’Ariel ; et la prise, favorisée par un vent qui soufflait de terre, sortit de la baie, entra en pleine mer et déploya toutes ses voiles pour chercher la frégate. Barnstable suivit des yeux ce mouvement avec une inquiétude qui lui permettait à peine de respirer ; car on avait établi sur une éminence qui commandait la mer, jusqu’à une certaine distance, une batterie dont l’objet était de protéger cette baie contre les insultes et les déprédations des petits bâtiments ennemis, et l’on y entretenait en tout temps une force suffisante pour le service de deux gros canons. Il ignorait jusqu’à quel point son stratagème avait pu réussir, et ce ne fut que lorsqu’il entendit le bruit du vent qui enflait les voiles de l’Alerte, qu’il fut convaincu que ce cutter n’avait plus rien à craindre.

— Ce bruit atteindra les oreilles des Anglais, dit le jeune Merry qui était debout sur le gaillard d’avant du schooner, à côté du commandant, et qui écoutait avec une vive attention des sons rendus plus remarquables par le silence de la nuit ; ils ont placé un factionnaire sur cette pointe à la chute du jour, et pour peu qu’il ne soit ni mort ni endormi, il concevra nécessairement quelques soupçons.

— Jamais, répondit Barnstable d’un ton qui annonçait la fin de ses craintes ; il croirait que c’est une sirène qui fait jouer son éventail pour se rafraîchir par cette nuit froide, plutôt que de soupçonner le fait véritable. Qu’en dites-vous, maître Coffin ? le soldat se doutera-t-il de la vérité ?

— Ne me parlez pas de cette race, dit le contre-maître d’un air de mépris, après avoir tourné la tête sur ses épaules à droite et à gauche pour voir s’il n’y avait près de lui aucun soldat de marine. Il y avait notre sergent qui devait savoir quelque chose, puisqu’il avait été quatre ans sur mer ; en bien ! il avait le front de soutenir, contre la vérité bien connue de tous ceux qui ont jamais doublé le cap de Bonne-Espérance, qu’on ne rencontrait jamais dans ces parages ce qu’on appelle le croiseur hollandais[1]. Et quand je lui dis qu’il n’était qu’un ignorant, et que je lui demandai s’il était moins possible qu’il existât un pareil navire qu’il ne l’était qu’il y eût des pays où les habitants divisent l’année en deux quarts, six mois pour la nuit et six pour le jour, l’imbécile me rit au nez, et je crois qu’il m’aurait dit que j’en avais menti, sans une petite raison.

— Et quelle était cette raison ? demanda gravement Barnstable.

— Monsieur, répondit Tom en étendant les doigts et en examinant sa large main au peu de clarté qui régnait encore, je suis d’un naturel doux et paisible, mais il ne faut pas qu’on m’échauffe la bile.

— Et avez-vous jamais vu ce croiseur hollandais ?

— Je n’ai jamais doublé le cap de Bonne-Espérance, quoique je sois en état de trouver mon chemin dans le détroit de Le Maire par la nuit la plus noire ; par conséquent je ne puis l’avoir vu ; mais j’ai connu des marins qui l’ont vu et qui lui ont parlé.

— À la bonne heure ; mais il faut que vous deveniez vous-même cette nuit le croiseur yankie, maître Coffin. Faites lancer votre barque à la mer, et armez votre équipage.

Le contre-maître réfléchit un instant avant d’exécuter cet ordre imprévu, et étendant les bras vers la batterie, il demanda avec beaucoup de sang-froid :

— Est-ce pour une besogne de terre, Monsieur ? Prendrons-nous les coutelas et les pistolets, ou nous faut-il les piques ?

— Nous pouvons rencontrer des soldats, dit Barnstable avec un air de réflexion ; prenez les armes ordinaires, et jetez quelques longues piques au fond de la barque. Mais écoutez-moi, Tom-le-Long, songez que je n’y veux ni tonneau ni corde ; car je vois que vous avez déjà le harpon à la main.

Le contre-maître, qui quittait le gaillard d’avant, se retourna en recevant ce nouvel ordre, et se hasarda à dire avec un ton de remontrance :

— Cette barque a fait la pêche du Groënland, capitaine Barnstable, et fiez-vous à un vieux pêcheur ; il lui faut un tonneau et une corde, comme il faut du lest à un navire, et…

— Suffit ! suffit ! je n’en veux point, s’écria Barnstable avec un geste d’impatience qui, comme Tom Coffin le savait fort bien, annonçait une détermination positive. Le contre-maître se borna donc à pousser un profond soupir, et tout en gémissant de ce qu’il appelait les préjugés de son commandant, il se mit sans plus de délai à exécuter ses ordres.

Barnstable appuyant familièrement la main sur l’épaule du jeune midshipman, le conduisit en silence vers la poupe du schooner. La toile qui couvrait l’entrée de la cabane était à demi relevée, et à la lueur de la lampe qui brûlait dans ce petit appartement on pouvait aisément, sans quitter le pont, voir ce qui s’y passait. Dillon était assis, la tête appuyée sur ses deux mains qui lui cachaient entièrement le visage, mais dans une attitude qui indiquait qu’il était absorbé dans de profondes réflexions.

— Je voudrais bien voir la figure de mon prisonnier, dit Barnstable à Merry à demi-voix. L’œil d’un homme est une sorte de phare qui vous dit quelle route il faut suivre pour entrer dans le port de sa confiance.

— Et quelquefois un fanal pour vous avertir qu’il n’existe pas un ancrage autour de lui.

— C’est votre cousine Catherine qui parle ainsi, Merry.

— Si ma cousine Plowden était ici, Monsieur, je sais que son opinion ne serait pas plus favorable à votre prisonnier.

— Et cependant j’ai résolu de me fier à lui. Écoutez-moi, Merry, et dites-moi si j’ai tort. Vous avez l’esprit vif comme certaine personne de votre famille, et il est possible que vous me donniez quelque avis utile.

Le jeune midshipman, tout glorieux de cette marque de confiance de son commandant, le suivit jusque auprès du tableau du couronnement, sur lequel Barnstable s’appuya en achevant de communiquer à Merry ce qu’il voulait lui dire.

— J’ai appris des pêcheurs qui sont venus ce soir pour ouvrir de grands yeux sur le bâtiment que les rebelles avaient été en état de construire, que des marins et des soldats de marine américains ont été faits prisonniers ce matin dans des ruines situées près de l’abbaye de Sainte-Ruth.

— C’est M. Griffith, s’écria Merry.

— Il ne faut pas tout l’esprit de votre cousine Catherine pour le deviner. Quoi qu’il en soit, j’ai proposé à l’homme à figure allongée de se rendre à l’abbaye pour traiter d’un échange. Il aura sa liberté pour celle de Griffith, et je rendrai tout l’équipage de l’Alerte pour le pilote, Manuel, ses soldats et nos Tigres.

— Nos tigres ! Quoi ! ils ont aussi pris mes Tigres ! Plût au ciel que M. Griffith m’eût permis de l’accompagner à terre !

— Ce n’était pas pour un jeu d’enfant qu’ils s’y rendaient, et il y avait à peine place sur leur chaloupe pour tous ceux qui s’y trouvaient. Or, ce Dillon a accepté ma proposition, et m’a donné sa parole d’honneur qu’une heure après son retour à l’abbaye Griffith nous sera rendu. La question est de savoir s’il tiendra sa promesse.


— Il est possible qu’il la tienne, dit Merry après avoir réfléchi un instant, car je crois qu’il regarde comme dangereux pour lui le séjour de M. Griffith sous le même toit que miss Howard. Je pense donc qu’en cela il peut être fidèle à sa parole, en dépit de son regard faux.

— Je conviens que son phare n’inspire pas la confiance. Cependant c’est un homme bien né ; il m’a fait les plus belles promesses ; ce serait lui faire injure que de douter de sa bonne foi, et je me fierai à lui. Maintenant écoutez-moi bien. L’absence de tous vos officiers supérieurs va faire peser une grande responsabilité sur vos jeunes épaules. Veillez sur cette batterie avec le même soin que si vous étiez au haut du grand mât de votre frégate, cherchant à découvrir l’ennemi. Si vous y entendez des mouvements extraordinaires, si vous y voyez des lumières changer de place, coupez votre câble sur-le-champ, et sortez de la haie. Vous me trouverez quelque part le long des rochers, et vous courrez des bordées près de la côte, tenant toujours l’abbaye en vue, jusqu’à ce que vous m’ayez rencontré.

Merry écouta avec la plus grande attention les ordres et d’autres instructions que lui donna son commandant ; car Barnstable ayant confié le commandement de sa prise à l’officier qui avait après lui le premier rang sur l’Ariel, et le troisième étant au nombre des blessés, il se trouvait obligé de laisser son schooner chéri à un jeune homme dont les années ne permettaient guère d’attendre de lui l’expérience et l’habileté qu’il avait pourtant déjà véritablement acquises.

Après avoir donné toutes ses instructions au jeune midshipman, il alla encore jeter un regard à la dérobée dans la cabane, à la faveur de la toile à demi soulevée, et il examina de nouveau d’un œil attentif la physionomie de son prisonnier. Les mains de Dillon ne cachaient plus ses traits livides, et comme s’il eût prévu l’examen qu’on allait faire de sa personne, l’expression de son aspect repoussant n’annonçait plus qu’une soumission inspirée par le désespoir. Du moins Barnstable le crut ainsi, et cette idée fit même naître un sentiment de compassion dans l’âme généreuse du jeune marin. Écartant donc de son esprit tous les doutes qu’il avait conçus de l’honneur de son prisonnier, comme étant indignes de tous deux, il l’appela d’une voix enjouée. La physionomie de Dillon, quand il s’entendit appeler pour se rendre à terre, prit une expression qui fit tressaillir Barnstable. Mais cette expression douteuse ne fut pas de longue durée ; et il était si facile de la prendre pour l’effet du plaisir, que le soupçon auquel elle avait donné lieu s’évanouit aussi vite que ce qui l’avait fait naître. Dillon descendit dans la barque, et Barnstable allait l’y suivre, quand il sentit qu’on lui touchait légèrement le bras.

— Que me voulez-vous ? demanda-t-il à Merry qui lui avait fait ce signal.

— Ne vous fiez pas trop à ce Dillon, Monsieur, lui dit le midshipman avec un air d’inquiétude. Si vous aviez vu sa figure à la lumière comme je l’ai vue pendant qu’il montait de la cabane sur le pont, vous ne lui accorderiez aucune confiance.

— Certainement je n’aurais pas vu une belle figure, dit le généreux lieutenant en riant ; mais vous connaissez Tom-le-Long ; il a les traits aussi durs qu’aucun jeune homme de dix lustres qui se soit jamais baigné dans l’eau salée, et cependant il a le cœur aussi grand, plus grand même que celui d’un kraken[2]. Adieu, je vous souhaite un bon quart, et n’oubliez pas de surveiller la batterie.

En parlant ainsi, Barnstable traversa le plat-bord de son petit bâtiment, et ce ne fut que lorsqu’il fut assis à côté de son prisonnier qu’il ajouta :

— Monsieur Merry, faites dénouer d’avance tous les nœuds qui retiennent les voiles, et préparez tout pour pouvoir agir avec la plus grande célérité si le besoin l’exige. Souvenez-vous que vos bras ne sont pas nombreux. Adieu ; écoutez-moi : si parmi vous quelqu’un fermait plus d’un œil à la fois, je me charge à mon retour de les lui tenir l’un et l’autre ouverts. Adieu encore une fois, mon cher Merry ; si cette brise de terre continue jusqu’au matin, déployez la voile de tréou. Allons, force de rames !

En donnant ce dernier ordre, il s’enfonça sur son banc, s’enveloppa de son grand manteau, et tout l’équipage garda un profond silence, jusqu’à ce qu’on eût passé les deux promontoires qui formaient l’entrée de la petite baie. Les rames étaient entourées de toiles pour qu’elles fissent moins de bruit, et ceux qui s’en servaient déployèrent toute la vigueur de leurs bras ; la barque avançait avec une rapidité surprenante, dont on pouvait juger par le peu d’objets qui étaient encore visibles le long des côtes. Mais quand ils eurent gagné la pleine mer, et que l’esquif eut changé de direction pour côtoyer le rivage à l’ombre des rochers dont il était hérissé, le contre-maître ne croyant plus le silence nécessaire à leur sûreté, hasarda l’observation suivante :

— Une voile de tréou est une bonne voile pour conduire un petit navire par un bon vent et une mer profonde ; mais si cinquante ans d’expérience suffisent pour qu’on puisse se connaître au vent, mon opinion est que si l’Ariel lève l’ancre après huit heures du matin, il aura besoin de sa grande voile pour se maintenir dans sa course.

Cette remarque interrompit les réflexions du lieutenant. Il fit un mouvement de surprise, rejeta son manteau de dessus ses épaules, et porta un regard sur les eaux, comme pour y chercher les présages fâcheux qui troublaient l’imagination de son contre-maître.

— Comment donc, Tom ! s’écria-t-il, commencez-vous déjà à radoter ? Qu’avez-vous donc vu pour me chanter ainsi une chanson de vieille femme ?

— Ce que je vous dis n’est pas une chanson de vieille femme, répondit le contre-maître avec une gravité solennelle, c’est l’avis d’un homme à qui les années ont donné de l’expérience, et qui a passé sa vie dans des lieux où nulles montagnes n’empêchaient les vents du ciel de souffler sur lui, à moins que ce ne fussent des montagnes d’eau salée et d’écume, et je vous dis que nous aurons un vent du nord-est avant que le quart du matin soit terminé.

Barnstable connaissait trop bien l’expérience de son vieux contre-maître pour que l’opinion qu’il énonçait avec tant d’assurance ne fît pas quelque impression sur lui. Il examina l’horizon, la mer, le firmament, et ne vit rien qui dût lui donner des craintes.

— Pour cette fois, maître Coffin, lui dit-il, vous serez un faux prophète, car tout paraît annoncer un calme profond. La légère agitation des vagues est la suite de la dernière tempête ; les vapeurs qui sont dans l’air ne sont autre chose que le brouillard de la nuit, et vous pouvez voir de vos propres yeux quelles sont emportées en pleine mer. Cette brise de terre n’est nullement redoutable ; elle est chargée d’humidité, mais elle n’a pas plus de vivacité qu’une galiote hollandaise.

— Oui, Monsieur, répliqua Tom Coffin, la brise est humide, et elle n’a pas beaucoup de force ; mais elle ne vient que du rivage, et elle n’avance pas bien loin en mer. Il n’est pas facile d’apprendre les véritables signes du temps, capitaine Barnstable, et ils ne sont bien connus que de ceux qui ne font pas autre chose que de les étudier. Il n’y a qu’un seul être qui puisse voir les vents du ciel, et dire quand un ouragan doit commencer et quand il finira. Et cependant l’homme n’est pas comme une baleine et un marsouin qui mettent le nez hors de l’eau pour respirer l’air, sans savoir s’il leur arrive du sud-est ou du nord-ouest. Regardez sous le vent, Monsieur, voyez cette longue ligne bleue qui brille sous le brouillard ; et croyez-en la parole d’un vieux marin, capitaine, quand on voit la lumière du ciel se montrer de cette manière, ce n’est jamais pour rien. D’ailleurs le soleil s’est couché ce soir sous un banc de nuages noirs et épais, et le peu de lune que nous avons vu annonçait par sa couleur un vent sec.

Barnstable l’écouta avec attention et non sans inquiétude, car il savait que les jugements que portait sur le temps son vieux contre-maître étaient presque infaillibles, malgré les présages superstitieux dont il lui arrivait souvent de les mêler. Cependant il n’en persista pas moins dans son projet, et dit en se rejetant en arrière sur son banc :

— Eh bien ! qu’il souffle ! on pourrait s’exposer à de plus grands risques pour Griffith ; et si nous réussissons à tromper la batterie, nous pouvons le sauver.

Il ne fut plus question de l’état du temps. Dillon n’avait pas hasardé une seule remarque depuis qu’il était entré dans la barque, et le contre-maître avait eu assez de discrétion pour comprendre que son officier voulait l’abandonner à ses propres réflexions. Pendant près d’une heure ils continuèrent à avancer avec rapidité ; les vigoureux marins qui tenaient les rames faisaient voguer leur petite barque le long de la côte avec une vélocité incroyable et, à ce qu’il paraissait, sans se fatiguer.

De temps en temps Barnstable jetait un regard sur les petites anses devant lesquelles il passait, et examinait avec l’œil exercé d’un marin un espace étroit de terrain sablonneux entre les rochers qui formaient une ligne continue sur le rivage. Il remarqua particulièrement une sinuosité un peu plus profonde que les autres, et dans laquelle on entendait le bruit d’un petit ruisseau ; il la désigna à son contre-maître par un geste expressif de la main, comme un endroit qu’il fallait spécialement reconnaître. Tom Coffin comprit fort bien ce signe qui n’était destiné que pour lui seul, et il fit sur-le-champ ses observations avec la même taciturnité, mais avec toute l’exactitude d’un homme habitué depuis longtemps à graver dans sa mémoire le gisement des côtes. Peu de temps après cette communication muette entre le commandant et le contre-maître, la barque tourna tout à coup, et l’on s’apprêtait à la lancer contre une petite langue de terre sablonneuse quand Barnstable fit un geste qui arrêta tous les bras.

— Silence ! s’écria-t-il à demi-voix ; j’entends un bruit de rames.

Les marins restèrent un moment dans l’inaction, et chacun prêta l’oreille pour entendre le bruit qui avait alarmé Barnstable.

— Voyez, Monsieur, dit Tom Coffin en allongeant la main du côté de l’est, voilà une barque sur l’Océan, juste sur la ligne de la raie de lumière dont je vous parlais. Ah ! elle s’enfonce entre deux vagues. Tenez ! la voilà qui reparaît !

— De par le ciel ! s’écria le lieutenant, c’est le bruit des rames d’un vaisseau de guerre. Écoutez avec quel ensemble elles frappent l’eau ! ce ne sont ni des pêcheurs ni des contrebandiers qui savent les faire mouvoir avec cette régularité.

Tom avait penché la tête presque au niveau de l’eau pour mieux entendre, et en se relevant il parla avec un ton d’assurance.

— C’est le Tigre, Monsieur ; je connais le coup de bras de ses rameurs aussi bien que celui des miens. M. Merry leur a appris une nouvelle manière de battre l’eau, et je reconnaîtrais le Tigre entre mille barques.

— Donnez-moi la lunette de nuit, s’écria Barnstable avec impatience ; je pourrai voir cette barque si elle reparaît sur cette ligne lumineuse. De par toutes les étoiles de notre pavillon, vous avez raison, Tom ; c’est bien le Tigre ; mais je ne vois qu’un seul homme à l’ancre… Si mes yeux ne me trompent, c’est ce maudit pilote qui s’enfuit lâchement, abandonnant Griffith et Manuel à leur destin. — À terre ! à terre ! Abordez !

L’ordre fut exécuté presque aussitôt, et en moins de deux minutes l’impatient Barnstable, le contre-maître et Dillon étaient tous trois sur le rivage.

L’idée qu’il avait conçue que ses amis avaient été abandonnés par le pilote porta le généreux lieutenant à presser le départ de son prisonnier ; car il craignait que chaque instant ne vînt apporter de nouveaux obstacles à l’exécution de ses projets.

— Monsieur, dit-il à Dillon dès qu’ils furent débarqués, je ne vous demande pas de nouvelles promesses, vous m’avez déjà donné votre parole d’honneur de…

— Si vous croyez que des serments puissent me lier davantage, dit Dillon en l’interrompant, je prêterai tous ceux que vous voudrez me prescrire.

— Je n’exige pas de serments, dit Barnstable ; la parole d’un homme d’honneur doit suffire. Je vais envoyer mon contre-maître avec vous à l’abbaye ; ou vous reviendrez avec lui dans deux heures, ou vous le renverrez avec M. Griffith et le capitaine Manuel. Partez, Monsieur, vous êtes libre conditionnellement. Voici une ouverture par laquelle vous pourrez facilement gravir les rochers.

Dillon fit de grands remerciements à son vainqueur, et se mit en marche.

— Suivez-le, dit Barnstable à son contre-maître à haute voix, et obéissez à toutes ses instructions.

Tom, accoutumé depuis longtemps à une obéissance implicite, prit son harpon, et il suivait déjà les pas de son nouveau conducteur quand il sentit la main du lieutenant sur son épaule.

— Vous avez vu l’anse dans laquelle se jette une petite rivière ? lui dit Barnstable à voix basse.

Tom ne lui répondit que par un signe affirmatif.

— Vous nous y trouverez, reprit Barnstable ; à peu de distance du rivage. Il ne faut pas accorder trop de confiance à un ennemi.

Le contre-maître fit avec son harpon un geste expressif pour indiquer le danger que couraient leurs prisonniers s’il était de mauvaise foi, et appuyant sur les rochers le bois de son harpon ; dont il tenait la pointe en l’air de peur de l’émousser, il gravit le ravin, et fut bientôt à côté de son compagnon.


  1. Espèce d’apparition ou vaisseau-fantôme qui croise dans ces mers et que la superstition des marins cite souvent.
  2. Espèce de polype de mer ou de poisson gigantesque regardé comme fabuleux.