Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 3p. 187-201).


CHAPITRE XVIII.


Ainsi guidés, ils continueront leur course, jusqu’à ce qu’ils fussent près du rivage, d’où de fréquentes acclamations de joie retentirent à leurs oreilles.
Sir Walter Scott. Le Lord des Îles.


Les cris joyeux de l’équipage de l’Ariel se prolongèrent quelques instants après l’arrivée du commandant. Barnstable répondit aux félicitations de ses officiers en leur serrant la main, et après avoir attendu un moment pour laisser calmer les transports de joie des marins, il prit un air d’autorité et ordonna le silence.

— Je vous remercie de votre bonne volonté, mes enfants, leur dit-il quand ils se furent tous rangés autour de lui attentifs. Nous avons été joliment chassés, et si l’Ariel eût été un mille plus loin nous étions perdus. Ce coquin de Bâtiment est un cutter du roi, et quoiqu’il ne semble plus tout à fait si âpre à la poursuite, cependant il n’a pas l’air de vouloir éviter le combat, car le voilà qui cargue quelques-unes de ses voiles, comme pour nous donner le temps de l’atteindre. Heureusement pour nous le capitaine Manuel a emmené avec lui à terre tous ses soldats de marine. Qu’en a-t-il fait, et que sont-ils devenus ? c’est ce que je ne saurais dire ; mais s’ils étaient ici, notre pont serait encombré comme d’autant de têtes de bétail, au lieu que nous avons la place libre pour nos manœuvres, un bon vent et une mer passable. C’est une sorte de devoir national pour nous de fouetter cette toupie ; aussi, sans perdre plus de paroles, qu’on mette la barre de son côté, afin que nous puissions gagner notre déjeuner.

Cet échantillon d’éloquence navale fut suivi, selon la coutume, des acclamations de tout l’équipage. Les jeunes gens brûlaient de combattre, et les vieux marins qui se trouvaient sur le schooner hochaient la tête d’un air menaçant et satisfait, jurant que leur capitaine savait parler, quand il le fallait, aussi bien que le meilleur dictionnaire qui eût jamais été lancé dans l’Océan du monde.

Pendant cette courte harangue, et les commentaires qui la suivirent, l’Ariel, couvert de toutes ses voiles, longeait la côte pour prendre le vent, et était à une distance de la terre qui permettait de voir les rochers et les soldats qui en couronnaient le sommet.

— Si Griffith est arrimé quelque part sur ces rochers, dit Barnstable, après avoir tourné plusieurs fois son télescope de ce côté, il aura le plaisir d’entendre discuter un argument d’une manière aussi serrée et en aussi peu de mots qu’il est possible, pourvu que ce cutter n’ait pas changé d’avis sur la route qu’il voulait suivre. Qu’en pensez-vous, Merry ?

— Je voudrais de tout mon cœur et de toute mon âme, Monsieur, répondit le jeune et intrépide midshipman, que M. Griffith fût en sûreté au milieu de nous. Il paraît que l’alarme est répandue dans le pays, et s’il est pris, Dieu sait ce qui en arrivera. Quant au commandant de ce cutter, il verra qu’il est plus facile de faire fuir une barque que l’Ariel. Mais il est bon voilier, et d’après ses manœuvres, je ne sais trop s’il a envie de risquer le combat.

— N’en doutez pas, s’écria Barnstable ; le capitaine s’éloigne du rivage en homme de bon sens, et sans doute il met ses lunettes pour tâcher de voir à quelle tribu d’Indiens Yankies nous appartenons. Vous le verrez se rapprocher de nous dans quelques instants, et nous envoyer quelques morceaux de vieille ferraille pour nous faire savoir où nous pouvons le trouver. Votre lieutenant est mon meilleur ami, monsieur Merry ; mais j’aime autant qu’il soit à terre aujourd’hui que sur mon schooner. Je ne me soucierais pas de voir commander en ce moment la manœuvre sur mon bord par un autre capitaine que moi. Allons, faites battre le tambour.

Un jeune mousse, succombant presque sous le poids de cet instrument mélodieux, et qui attendait cet ordre, l’exécuta sans donner au midshipman la peine de le lui répéter, et se mit à battre ce rappel qui éveillerait en tout temps un millier d’hommes du plus profond sommeil, pour réunir leurs pensées, leurs bras et leurs âmes pour la cause commune. L’équipage de l’Ariel s’était rassemblé en petits groupes, examinant le navire ennemi, et n’attendant que le signal pour courir chacun à son poste. Dès le premier son du tambour tous se rendirent où leurs devoirs respectifs les appelaient. Les canons étaient entourés de jeunes gens lestes et vigoureux, les marins étaient en bon ordre sur le pont, le mousquet appuyé sur l’épaule, ayant les officiers à leur tête, qui portaient leurs bonnets d’abordage, avaient leurs pistolets à leur ceinture et leurs sabres nus à la main. Barnstable se promenait sur le pont d’un pas ferme ; son porte-voix restait suspendu à son index par un ruban, et son télescope, dont il se servait de temps en temps, était sous son bras gauche. Une paire de pistolets de marine était passée dans sa ceinture, et des piles de mousquets, de piques d’abordage et de sabres étaient placées sur divers points du tillac. Les marins ne songeaient plus alors à rire, et ceux qui parlaient encore ne se communiquaient leurs pensées qu’a voix-basse. Pendant ce temps le cutter anglais continuait à s’éloigner des côtes ; mais quand il en fut à environ deux milles, il diminua encore le nombre de ses voiles, et prenant le vent, tira un coup de canon dans une direction opposée à l’Ariel.

— Eh bien ! maître Coffin, dit Barnstable, je gagerais un quintal de morue contre la meilleure tonne de porter qui ait jamais été brassée en Angleterre, que ce drôle s’imagine qu’un schooner yankie peut fuir sous le vent. S’il désire nous parler, pourquoi n’engage-t-il pas la conversation ?

Le contre-maître avait fait ses arrangements pour le combat avec plus de méthode et de philosophie que qui que ce fût sur le bâtiment. Quand le tambour battit le rappel, il jeta de côté son surtout, sa veste et même sa chemise, sans plus hésiter que s’il eût été sous le soleil d’Amérique, prévoyant qu’il allait avoir du travail plus difficile. Personne n’y trouva rien d’extraordinaire, car on savait que c’était sur l’Ariel une sorte d’être privilégié. L’équipage regardait ses opinions en marine comme des oracles, et le commandant lui-même les écoutait avec une certaine déférence. Il était debout, derrière le long canon qui portait son nom, ses bras nerveux croisés sur sa large poitrine devenue pourpre à force d’avoir été exposée au soleil ; ses cheveux gris flottaient au gré du vent, et sa tête s’élevait au-dessus de toutes celles de ses compagnons.

— Il suit le vent comme si c’était sa maîtresse, Monsieur, répondit-il, mais il faudra bien qu’il l’abandonne, et s’il n’y consent pas de bonne grâce, nous trouverons le moyen de l’y forcer.

— Faites porter les voiles ! s’écria Barnstable d’une voix forte, et arrivons à portée. Ce cutter est bon voilier, Tom-le-Long, mais il s’agit de le voir bord à bord. Si pourtant il continue à marcher ainsi, la nuit arrivera avant que nous puissions songer à l’abordage.

— Sans doute, sans doute, Monsieur, répondit le contre-maître. Ces cutters sont toujours en voiles, mais il n’est pas bien difficile d’y faire quelques échancrures, et cela lui raccourcira les jambes.

— Il y a du bon sens dans ce que vous dites là, Tom, dit Barnstable. Eh bien ! quoique je n’aime pas de lui donner la chasse à grand bruit parce que je crains d’attirer la frégate, dites-lui un mot, et voyons s’il a envie de nous répondre.

— Nous allons le voir, répondit Coffin en se baissant de manière à mettre sa tête de niveau avec la longue pièce de canon qu’il manœuvrait ; et après avoir fait divers mouvements pour la pointer juste, il approcha une mèche de la lumière avec rapidité. Le canon vomit la flamme précédée d’un immense volume de fumée qui s’éleva comme un nuage, se répandit autour des voiles et des cordages, et entraînée par le vent se confondit enfin avec les vapeurs de l’Océan.

De nombreux spectateurs contemplaient ce spectacle imposant du haut des rochers ; les hommes de équipage de l’Ariel ne s’occupaient qu’à examiner l’effet qu’avait produit cette décharge sur le bâtiment ennemi. Barnstable sauta légèrement sur un canon, avant même que le coup partît, pour juger du résultat, et Tom Coffin, dans la même intention, n’eut pas plus tôt mis le feu à l’amorce, que s’écartant de la ligne de la fumée il appuya un de ses longs bras sur sa pièce, et soutenant son corps sur son autre main placée sur le tillac, il se courba pour regarder par l’embrasure des sabords, dans une attitude que bien des gens auraient désespéré d’imiter avec succès.

— Voyez-vous les chiffons qu’emporte le vent ? s’écria Barnstable. Bravo, maître Coffin ! Vous n’avez jamais pointé plus juste. Saluez-le encore une fois, et si le jeu lui plaît nous pourrons faire une partie de boules.

— Sans doute, sans doute, Monsieur, répondit le contre-maître, qui du moment qu’il avait vu l’effet du coup s’était redressé pour faire recharger son canon ; et s’il ne se décide pas d’ici à une demi-heure, je l’aurai si bien criblé que nous en aurons bon marché en l’abordant.

On entendit alors le tambour du cutter qui appelait chacun à son poste, comme avait déjà fait le tambour de l’Ariel.

— Ah ! ah ! dit Barnstable, vous l’avez éveillé ! Nous allons l’entendre parler maintenant. Allons, doublez la dose, envoyez-le à ses canons.

— Il faut qu’il s’éveille, à moins qu’il ne veuille nous obliger à le faire dormir tout de bon, répondit le contre-maître avec sang-froid (car tout ce qu’on pouvait lui dire, même quand c’était son commandant qui lui donnait des ordres, ne le faisait jamais avancer dans sa besogne d’un pas plus vite qu’il ne l’avait résolu). Mes boulets sont ordinairement comme une troupe de marsouins, ils se suivent de près. Un peu en arrière, capitaine, s’il vous plaît, il faut plus de place pour le recul. Eh bien ! que faites-vous donc là avec mon harpon, petit-fils de Satan ?

— À quoi pensez-vous donc, maître Coffin ? votre pièce a-t-elle la bouche fermée ?

— Ne voyez-vous pas ce vaurien de mousse qui s’amuse avec mon harpon dans les dalots ? Quand j’en aurai besoin il sera rouillé à ne pouvoir servir.

— Ne pensez pas au mousse, Tom ; je lui frotterai les épaules. Songez à pousser la balle à l’Anglais.

— Mais j’ai besoin de ce petit drôle pour me passer mes gargousses. Si vous voulez bien lui frotter les oreilles une couple de fois quand il ira au magasin, il apprendra à vivre, et la manœuvre du schooner en ira mieux. Petit vaurien, de quoi te mêles-tu de toucher à un outil dont tu ne connais pas l’usage ? Si ton père et ta mère avaient dépensé plus d’argent pour t’élever, et moins pour ton équipement, tu serais un gentilhomme auprès de ce que tu es maintenant.

— Allons donc, Coffin, allons donc ! s’écria Barnstable avec un peu d’impatience ; Tom-le-Long n’ouvrira-t-il plus la bouche ?

— M’y voilà, Monsieur, m’y voilà, répondit le contre-maître : — Baissez un peu ; encore, encore ! baissez encore davantage. Ce babouin me le paiera. Approchez la mèche. Feu.

Ce second coup fut le vrai début du combat ; car le boulet lancé par Tom Coffin ayant volé à peu près dans la même direction que le premier, l’ennemi trouva que le jeu commençait à devenir trop chaud pour ne pas y répondre, et le bruit du second coup de canon tiré par l’Ariel fut suivi à l’instant par celui de toute une bordée de l’Alerte. Ses canonniers avaient bien ajusté, mais leurs canons étaient trop légers pour porter à une si grande distance, et un ou deux boulets, qui frappèrent en mourant les flancs du schooner, tombèrent dans l’eau sans causer aucun dommage.

Le contre-maître, dont la bonne humeur revint quand il vit que le combat s’engageait, dit avec sa gravité ordinaire :

— Ce ne sont que des tapes d’amitié. Ces Anglais croient sans doute que nous ne tirons que des saluts.

— Eh bien ! Tom, détrompez-les ; chaque coup que vous leur donnerez contribuera à leur ouvrir les yeux, s’écria Barnstable se frottant les mains de plaisir en voyant le succès qui avait suivi les deux premières décharges.

Pendant dix à quinze minutes le contre-maître et ses aides furent seuls occupés à bord de l’Ariel, les autres canonniers restant près de leurs pièces, qui n’avaient pas la même portée, dans une inaction complète. Mais au bout de ce temps le commandant de l’Alerte, un peu déconcerté d’abord par le poids d’un boulet tombé à bord du cutter, et sentant qu’il n’était plus en son pouvoir de faire retraite quand il le voudrait, se décida à prendre le seul parti qui pût convenir à un brave, et ce fut de gouverner son navire de manière à se trouver le plus promptement possible bord à bord avec l’ennemi, sans s’exposer à en recevoir le feu par la poupe.

Barnstable surveilla toutes les manœuvres de son adversaire avec un œil d’aigle ; et dès que les deux bâtiments se trouvèrent à une distance plus rapprochée l’un de l’autre, il donna ordre qu’on ouvrît un feu général. L’action devint alors animée des deux côtés. La force du vent était neutralisée par l’explosion constante des canons, et la fumée, au lieu d’être emportée rapidement, formait sur les mâts de l’Ariel un dôme qui demeurait ensuite suspendu sur la mer, comme pour marquer le chemin par lequel le navire s’avançait pour combattre de plus près et avec plus d’acharnement. Les jeunes canonniers chargeaient et déchargeaient leurs pièces en poussant des cris d’enthousiasme, tandis que le contre-maître continuait sa besogne avec le silence d’un homme qui voulait agir avec une grave régularité. Barnstable déployait tout le sang-froid d’un commandant sur qui reposait le sort de l’action, quoique ses yeux noirs brillassent d’un feu qu’il cherchait à contenir.

— Pointez bien ! s’écriait-il de temps en temps d’une voix qui se faisait entendre au-dessus du bruit du canon. Ne vous attachez pas aux cordages ; criblez-leur le flanc !

Le capitaine anglais de son côté se comportait en brave. La canonnade éloignée lui avait fait souffrir des pertes et des avaries, parce qu’il n’avait pas de canons de la même portée que celui de Tom Coffin, mais il ne négligeait rien pour réparer la faute qu’il avait commise en laissant engager le combat de cette manière. Les deux navires se rapprochèrent peu à peu, et ils finirent par être si voisins qu’ils étaient enveloppés dans le nuage de fumée produit par leur feu ; ce nuage s’épaississait autour d’eux, de sorte que les spectateurs curieux et intéressés qui se trouvaient sur les rochers ne pouvaient plus les distinguer. Tout ce qu’ils pouvaient voir à travers ce rideau, c’étaient les éclairs qui précédaient l’explosion des coups de canon et les décharges de mousqueterie, dont le bruit retentissait dans les rochers. Les soldats qui regardaient ce combat avec tant d’intérêt passèrent ainsi quelque temps dans une incertitude pénible sans pouvoir distinguer, même lorsque la lutte fut terminée, à qui était restée la victoire.

Mais nous suivrons les combattants pour rapporter les détails de cet engagement.

Le feu de l’Ariel était plus vif et plus meurtrier que celui de l’Alerte, parce que le schooner avait moins souffert et que son équipage était moins épuisé de fatigue. Dès que le cutter en fut assez proche, il y jeta le grappin afin de décider l’affaire par un combat corps à corps. Barnstable avait prévu cette intention, et il comprenait parfaitement les motifs qui déterminaient le capitaine anglais à prendre ce parti ; mais il n’était pas homme à calculer froidement ses avantages, quand son esprit fier et entreprenant lui suggérait un projet plus glorieux. Il fit donc la moitié du chemin ; et quand les deux bâtiments se touchèrent, la poupe du schooner fut attachée à la proue du cutter par les efforts simultanés des deux équipages. En cet instant, et au milieu du tumulte, on entendit la voix du capitaine anglais qui criait à ses gens de le suivre à l’abordage.

— En avant ! en avant à l’arrière du tribord ! cria Barnstable avec son porte-voix.

Ce fut le dernier ordre qu’il donna avec cet instrument ; et en parlant ainsi, il le jeta loin de lui, et courut le sabre à la main vers l’endroit que l’ennemi menaçait. Les cris des combattants, les injures qu’ils s’adressaient réciproquement succédèrent alors au bruit du canon dont il n’était plus possible de se servir, quoique les décharges de fusils et de pistolets continuassent sans interruption.

— Jetez-le à bas de son pont, cria, en montrant Barnstable, le capitaine anglais qui, entouré d’une douzaine de ses plus braves marins, était alors sur la proue, prêt à sauter sur l’Ariel ; jetez à la mer tous ces rebelles !

— À moi, camarades ! à moi ! s’écria Barnstable en renversant celui de ses ennemis qui était le plus avancé ; que pas un deux ne boive ce soir un verre de grog !

La décharge de mousqueterie qui partit de l’Ariel exécuta cet ordre presque à la lettre, et le commandant de l’Alerte, se voyant presque seul sur sa proue, recula sur le pont pour ranimer ses gens et les ramener au combat.

— À l’abordage ! s’écria Barnstable ; suivez-moi tous ! que pas un ne reste. À l’abordage !

Et joignant l’exemple au précepte, il allait sauter le premier sur le cutter, quand une main qui semblait de fer le saisit par le bras, et le força à reculer.

C’était Tom Coffin. — C’est la baleine qui va expirer, mon capitaine, lui dit-il, ce n’est pas à vous à vous exposer à ses coups de queue ; laissez-moi passer avec mon harpon.

Sans attendre de réponse, le contre-maître se mit en avant, redressa sa taille gigantesque, fit un saut pour s’élancer sur l’Alerte, mais soudain une vague sépara un moment les deux navires, et Coffin tomba à la mer. Comme une décharge de mousquets était partie en même temps du cutter, l’équipage de l’Ariel crut que le contre-maître avait été tué, et la fureur qu’il en conçut redoubla en entendant son commandant s’écrier :

— Vengeance pour Tom-le-Long ! à l’abordage ! la victoire ou la mort !

Les Américains se précipitèrent comme un torrent sur la proue de l’Alerte, et se répandirent sur le pont, non sans se voir vivement disputer le passage. Le capitaine anglais commençait à sentir qu’il était le plus faible, mais il n’en était pas intimidé ; il ralliait ses gens, ranimait leur courage, et payait de sa personne comme un soldat. On combattait alors sur le tillac corps à corps comme dans une mêlée, et dans cette confusion le sabre et le pistolet étaient presque les seules armes qu’on pût employer.

Barnstable, à la tête de ses braves marins, devint en quelque sorte un point de mire pour les Anglais, qui ne lui cédaient le terrain que pied à pied. Dans la mêlée qui s’ensuivit, le hasard voulut que les deux commandants se trouvassent aux deux extrémités opposées du navire ; et partout où ils étaient la victoire semblait se déclarer pour chacun d’eux. Mais le capitaine anglais voyant enfin que, tandis qu’il se maintenait avec avantage vers la poupe, tout cédait à Barnstable du côté de la proue, résolut de décider l’affaire en l’attaquant lui-même. Il marcha donc vers lui avec deux ou trois de ses plus braves marins, et un de ceux qui l’accompagnaient, couchant en joue le commandant américain, était sur le point de faire feu, quand Merry, qui, s’étant aperçu de son dessein, s’était glissé entre les combattants, lui porta un coup qui le renversa. L’Anglais blessé, et proférant d’horribles imprécations, ramassa à la hâte le fusil échappé de ses mains, et il allait sacrifier à sa vengeance le jeune midshipman, quand celui-ci le prévint en lui plongeant son poignard dans le sein.

— Huzza ! cria Barnstable qui continuait à gagner du terrain ; vengeance et victoire !

— Nous les tenons ! s’écria le capitaine anglais ; et s’adressant à ceux de ses gens qui combattaient contre Barnstable et ceux qui l’accompagnaient : — Laissez-les passer, ajouta-t-il ; en arrière ! et mettez-les entre deux feux.

Cet ordre bien exécuté aurait pu changer la face des affaires, sans un événement très-inattendu qui vint tout déranger. Un homme d’une taille gigantesque, nu jusqu’à la ceinture, parut en ce moment dans les porte-haubans du cutter, sortant de la mer et sautant sur le tillac au même instant. C’était Tom Coffin, dont le visage cuivré semblait enflammé de dépit et de rage ; ses cheveux étaient couverts de l’écume de la mer, et il ressemblait à Neptune armé de son trident. Sans prononcer un seul mot, il leva en l’air son harpon, et en frappant d’un bras vigoureux le malheureux capitaine anglais, il le cloua contre son grand mât.

— Tous à l’arrière ! s’écria-t-il par une sorte d’instinct après avoir frappé ce coup ; et ramassant le mousquet du marin tué par Merry, il se servit de la crosse comme d’une massue pour en décharger des coups terribles sur tout ce qui se trouvait à sa portée, dédaignant d’employer la baïonnette.

Cependant l’infortuné commandant de l’Alerte brandit un instant son sabre en roulant des yeux égarés, dans les angoisses de la mort, et penchant la tête sur sa poitrine ensanglantée, il expira presque sur-le-champ, toujours cloué à son mât ; spectacle affreux et décourageant pour ce qui restait de son équipage ! Quelques Anglais plongés dans une horreur silencieuse semblaient enchaînés à ses côtés, sans songer davantage à se défendre ; les autres descendirent sous les ponts et à fond de cale, et les Américains restèrent maîtres du bâtiment.

Les deux tiers des hommes qui composaient l’équipage du cutter avaient été tués ou blessés pendant ce combat, quoiqu’il eût duré moins de temps que nous n’en avons mis à le décrire, et Barnstable lui-même acheta sa victoire par la perte d’un assez bon nombre de ses braves compagnons. Mais ce n’était pas dans le premier enthousiasme du triomphe qu’on pouvait apprécier cette perte, et de grands cris de joie annoncèrent le triomphe des vainqueurs. Après un instant accordé à ces transports tumultueux, Barnstable donna tous les ordres qu’exigeaient les devoirs de l’humanité ; et pendant qu’on séparait les deux bâtiments, qu’on jetait à la mer les corps de ceux qui avaient succombé, qu’on descendait les blessés dans la cabane, et qu’on garrottait les prisonniers, il se promenait sur le tillac de sa prise en se livrant à de profondes réflexions. Il passait fréquemment sa main sur son front noirci par la poudre et couvert de sang, tandis que ses yeux se fixaient de temps en temps sur le nuage de fumée qui couvrait les deux navires et qui semblait un brouillard de l’océan. Enfin il annonça à son équipage le résultat de sa délibération.

— Baissez tous vos pavillons, s’écria-t-il, et arborez les couleurs de l’Angleterre ! Placez sur l’Ariel le pavillon anglais au-dessus de celui de celui d’Amérique.

La présence subite de tout une flotte ennemie à demi-portée de canon n’aurait pas causé plus d’étonnement parmi les vainqueurs que cet ordre extraordinaire. Tous suspendirent leurs occupations pour examiner le changement singulier qui s’effectuait dans la position de leurs pavillons victorieux, de ces emblèmes de leur liberté qu’ils ne regardaient qu’avec une sorte de respect ; mais aucun d’eux ne se permit le moindre commentaire sur cette mesure bizarre, à l’exception de Tom Coffin qui, debout sur le gaillard d’arrière de la prise, s’occupait à redresser la pointe de son harpon avec autant de soin et d’attention que si cette arme eût été indispensable pour conserver la possession du navire dont on venait de s’emparer. Cependant il interrompit son travail comme les autres quand il entendit cet ordre, et il ne se gêna nullement pour exprimer son mécontentement.

— Si les Anglais n’en ont pas assez, dit-il, s’ils pensent que nous ne leur avons pas fait assez beau jeu, qu’ils reviennent à la charge, et s’ils ne se trouvent pas assez nombreux à présent, qu’ils envoient une barque chercher une cargaison de ces reptiles fainéants, ces soldats qui sont là-bas à nous regarder comme des lézards rouges rampant sur la terre : nous nous mesurerons une seconde fois contre eux ; et pourtant je ne vois pas à quoi bon les harponner, ajouta-t-il en levant les yeux sur le pavillon anglais qu’on arborait en ce moment sur la prise, si c’est ainsi que cela doit finir.

— Qu’avez=vous à gronder comme un vent du nord-est, vieux radoteur ? lui dit Barnstable : que sont devenus nos amis et nos concitoyens débarqués ? Êtes-vous d’avis de les laisser pourrir dans un cachot ou danser au bout d’une corde ?

Le contre-maître l’écouta avec beaucoup de gravité, et quand son commandant eut cessé de parler, il se frappa la cuisse de sa large main.

— Je vois ce que c’est, mon capitaine, dit-il ; vous pensez que ces Habits Rouges tiennent monsieur Griffith à la remorque. Eh bien ! faites entrer le schooner dans les eaux basses, et appuyez le sur une ancre, et alors notre long canon pourra porter jusqu’à eux : ou bien donnez-moi la barque et cinq ou six hommes pour me seconder ; il faudra qu’ils aient les jambes longues s’ils peuvent prendre le large avant que j’en vienne à l’abordage.

— Vieux fou que vous êtes ! croyez-vous donc que cinq ou six marins puissent faire tête à cinquante soldats bien armés ?

— Cinquante soldats ! répéta Tom dont l’enthousiasme était excité par le combat et la victoire, et en faisant claquer ses doigts avec un air de mépris ; je me soucie de tous les soldats du monde comme de cela ! Une baleine en tuerait un mille ; et voici, ajouta-t-il en se frappant la poitrine, voici l’homme qui a tué cent baleines.

— Allons donc, vieux souffleur[1], devenez-vous fou à votre âge ?

— Ce n’est pas être fanfaron que de dire la vérité. Mais si le capitaine Barnstable en doute, s’il pense que le gosier du vieux Tom Coffin n’est qu’un porte-voix, il n’a qu’à ordonner qu’on lance la barque à la mer, et il verra.

— Non, non, mon brave porte-harpon ; je te connais, vieux frère de Neptune, et je sais ce que tu es capable d’entreprendre. Mais ne voyez-vous donc pas qu’il est bon de jeter de la poudre aux yeux de ces Anglais en arborant leurs couleurs, jusqu’à ce que nous puissions trouver l’occasion de secourir nos compagnons ?

— Sans doute, sans doute, mon capitaine ; c’est de la philosophie de pleine mer, et aussi profonde que l’océan. Laissons rire ces reptiles à présent ; quand ils reconnaîtront que leur pavillon couvre de vrais Yankies, ils feront d’autres grimaces.

Cette réflexion consola le contre-maître de l’humiliation qu’il éprouvait en voyant les couleurs de l’Angleterre élevées au-dessus de celles de l’Amérique. Le charpentier s’occupa à réparer les avaries que le canon avait fait éprouver à l’Alerte, et Barnstable fit passer à bord de l’Ariel le petit nombre de prisonniers qui n’étaient pas blessés. Tandis qu’il présidait à l’exécution de cette mesure, un bruit extraordinaire qu’il entendit dans une des écoutilles lui fit tourner les yeux de ce côté, et il en vit sortir deux marins traînant un homme dont tout l’intérieur annonçait la terreur la plus lâche. Après l’avoir examiné un instant en silence et d’un air de surprise, il s’écria :

— Qui diable avons-nous là ? un amateur, un volontaire non combattant ? un artiste qui sert le roi avec son pinceau pour peindre des marines ? un auteur qui écrit sur la navigation ? car ce n’est pas un marin ! Dites-moi, s’il vous plaît, Monsieur, en quelle qualité serviez-vous sur ce navire ?

Le prisonnier jeta un regard en tremblant sur celui qui l’interrogeait, et en qui il s’attendait à reconnaître Griffith ; mais en voyant une figure qui lui était étrangère, il reprit un peu de confiance.

— Je ne m’y trouve que par hasard, répondit-il ; j’étais à bord de ce cutter lorsque l’officier qui le commandait résolut de vous attaquer, et il lui était impossible de me renvoyer à terre, ce que j’espère que vous n’hésiterez pas à faire, puisque votre conjecture que je n’étais pas du nombre des combattants…

— Est parfaitement vraie, n’est-ce pas ? J’en étais sûr ; cela est écrit sur votre front, et on le lirait sans télescope de la poupe à la proue du plus grand vaisseau. Cependant d’importantes raisons…

Il s’interrompit à un signe que lui fit Merry, et s’étant approché de lui, celui-ci lui dit à l’oreille avec vivacité :

— C’est M. Dillon, parent du colonel Howard. Je l’ai vu souvent courir des bordées autour de ma cousine Cécile.

— Dillon ! dit Barnstable en se frottant les mains de plaisir ; quoi ! Kit Dillon, à la figure allongée, ayant les yeux noirs et la peau à peu près de la même couleur ! La peur semble lui avoir un peu éclairci le teint ; mais en ce moment cette prise vaut vingt fois l’Alerte.

Ces réflexions étaient faites a voix basse, et à quelque distance du prisonnier. Il se rapproche alors de lui et lui adressa la parole

— La politique et mon devoir, Monsieur, lui dit-il, m’obligent à vous retenir quelque temps ; mais nous vous traiterons aussi bien que peuvent le faire des marins, afin d’alléger le poids de votre captivité.

Barnstable ne laissa pas à son prisonnier le temps de lui répondre, car l’ayant salué, il le quitta brusquement pour surveiller les travaux qui se faisaient à bord de ses deux bâtiments. On ne tarda pas à lui annoncer qu’ils étaient prêts à faire voile, et l’Ariel et sa prise, se rapprochant des côtes, s’avancèrent lentement vers la baie d’où l’Alerte était parti. Les soldats qui étaient encore sur les rochers ne doutèrent pas que les Anglais n’eussent remporté la victoire, et poussèrent de grands cris de joie. Barnstable leur montrant de la main le pavillon anglais flottant au haut de ses mâts, ordonna à son équipage de leur répondre par de semblables acclamations. Comme on était trop loin du rivage pour avoir d’autres communications, et que ceux qui étaient sur les rochers n’avaient pas de barque à leur disposition, les soldats, après avoir considéré quelque temps les deux navires qui s’éloignaient, finirent par se retirer et disparurent aux yeux de nos hardis marins.

Ils passèrent plusieurs heures à naviguer péniblement et lentement contre la marée et le courant, et le jour commençait à baisser quand ils arrivèrent près de la baie dans laquelle ils se proposaient d’entrer. Dans une des nombreuses bordées qu’ils furent obligés de courir, tantôt s’approchant de la côte, tantôt s’en éloignant, Barnstable, resté à bord de la prise, vit flotter sur l’eau le corps de la victime qu’ils avaient immolée le matin. Sa masse noire semblait un rocher qui élevait sa tête au-dessus de l’Océan et sur lequel les vagues venaient se briser, et des requins affamés étaient déjà occupés à en faire leur proie.

— Voyez, maître Coffin, dit le lieutenant à son contre-maître en lui montrant la baleine, voyez quel régal vous avez préparé à ces messieurs ! Vous avez oublié de vous acquitter du devoir d’un chrétien, qui est de donner la sépulture à l’ennemi vaincu.

Le vieux marin jeta un regard de tristesse sur le cadavre qui flottait à quelques toises, et répondit en soupirant :

— Si je tenais la créature dans la baie de Boston, ou à la pointe de Sandy Munny-Moy, ma fortune serait faite ! mais les richesses et les honneurs sont pour les grands et les savants, et Tom Coffin n’a d’autre destin ici-bas que de virer et de revirer pour tâcher de résister aux ouragans de la vie, sans laisser fendre ses vieilles vergues.

— Comment diable, Tom-le-long ! ces rochers et ces écueils vous feront faire naufrage dans les bas-fonds de la poésie ! vous devenez sentimental !

— Ces rochers peuvent faire faire naufrage au bâtiment qui touche : et quant à la poésie je n’en connais pas de meilleure que la vieille chanson du capitaine Kidd. Mais il y a de quoi faire naître des pensées tristes dans l’esprit d’un Indien du cap Poge quand il voit une baleine de quatre-vingts barils d’huile dévorée par des requins. C’est une vraie dévastation ! Eh bien ! j’ai vu mourir deux cents de ces créatures, et je n’en ai pas pour cela double ration.

Le contre-maître se retira à l’arrière tandis que le navire passait le long de la baleine, et s’asseyant sur le couronnement de la poupe, le visage appuyé d’un air sombre sur sa main, il resta les yeux fixés sur l’objet de ses regrets, qu’il continua à regarder tant qu’il put l’apercevoir à l’aide des derniers rayons du soleil qui tantôt se réfléchissaient sur la peau blanche de son ventre, tantôt étaient absorbés par le noir mat de son dos, suivant le mouvement que les vagues imprimaient à cette masse flottante.

Pendant ce temps, nos navigateurs continuaient à se diriger vers la baie dont nous avons déjà parlé, et ils y entrèrent, amis en apparence, et avec l’air de triomphe que prennent naturellement des vainqueurs. Les bords du rivage étaient garnis de quelques spectateurs ravis de la victoire qu’ils croyaient que les armes anglaises venaient de remporter ; et Barnstable ayant réussi à tromper ses ennemis, avertit son équipage qu’il fallait maintenant autant de prudence que d’intrépidité.


  1. Nom d’une espèce de baleine.