Le Piccinino/Chapitre 49

Le Piccinino
Le PiccininoJ. Hetzel Œuvres illustrées de George Sand, volume 6 (p. 133-137).
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XLIX.

DANGER.

Cette nouvelle fit une grande impression sur Magnani. Elle acheva de le guérir et de l’attrister. Son âme exaltée ne pouvait se passer d’un amour exclusif et absorbant ; mais, apparemment, il s’était trompé lui-même lorsqu’il se persuadait n’avoir jamais connu l’espérance ; car, toute espérance devenue impossible, il ne se sentit plus assiégé du fantôme d’Agathe. Ce fut le fantôme de Mila qui s’empara de ses méditations et de ses insomnies. Mais cette passion débutait au milieu d’une souffrance pire que toutes les anciennes. Agathe lui était apparue comme un idéal qu’il ne pouvait atteindre. Mila lui apparaissait sous le même aspect, mais avec une certitude de plus, c’est qu’elle avait un amant.

Il se passa alors, au sein de cette famille de parents et d’amis, une série de petites anxiétés assez délicates et qui devinrent fort pénibles pour Mila et pour Magnani. Pier-Angelo voyait sa fille triste, et, n’y pouvant rien comprendre, il voulait avoir une explication cordiale avec Magnani et l’amener à lui demander ouvertement la main de Mila. Fra-Angelo n’était pas de son avis et le retenait. Cette contestation portée devant le doux tribunal de la princesse, avait amené, relativement à la promenade de Nicolosi, des explications satisfaisantes pour le père et pour l’oncle, mais qui pouvaient bien laisser quelque soupçon dans l’âme rigide et fière de l’amant. Fra-Angelo, qui avait fait le mal, se chargea de le réparer. Il alla trouver le jeune homme, et, sans lui révéler l’imprudence sublime de Mila, il lui dit qu’elle était justifiée complétement dans son esprit, et qu’il avait découvert que cette mystérieuse promenade n’avait pour but qu’une noble et courageuse action.

Magnani ne fit point de questions. Autrement, le moine, qui ne savait point arranger la vérité, lui eût tout dit : mais la loyauté de Magnani se refusait au soupçon, du moment que Fra-Angelo donnait sa parole. Il crut enfin au bonheur, et alla demander à Pier-Angelo de consacrer le sien.

Mais il était écrit que Magnani ne serait point heureux. Le jour où il se présenta pour faire sa déclaration et sa demande, Mila, au lieu de rester présente, quitta l’atelier de son père avec humeur et alla s’enfermer dans sa chambre. Elle était offensée dans le sanctuaire de son orgueil par les quatre ou cinq jours d’abattement et d’irrésolution de Magnani. Elle avait cru à une victoire plus prompte et plus facile. Elle rougissait déjà de l’avoir poursuivie si longtemps.

Et puis, elle était au courant de tout ce qui s’était passé durant ces jours d’angoisse. Elle savait que Michel n’approuvait pas qu’on se pressât tant d’amener Magnani à se déclarer. Michel seul avait su le secret de son ami, et il était effrayé pour sa sœur adoptive de la promptitude d’une réaction vers elle, qui pouvait bien être un acte de désespoir. Mila en conclut que Michel savait à quoi s’en tenir sur la persistance de Magnani à aimer une autre femme, quoique ce jeune homme eût refusé de lui reprendre la bague de la princesse, et qu’il eût prié Mila de la conserver comme un gage de son estime et de son respect. Ce soir-là même, le soir où il l’avait ramenée du palais de la Serra, tandis que Michel restait auprès de sa mère, Magnani, tout enivré de sa beauté, de son esprit et de son succès, lui avait parlé avec tant de vivacité que c’était presque une déclaration d’amour. Mila avait eu encore la force de ne point l’encourager ouvertement. Mais elle s’était crue victorieuse, et le lendemain, c’est-à-dire le jour de la déclaration d’Agathe, elle avait compté le revoir à ses pieds et lui avouer enfin qu’il était aimé.

Mais ce jour-là il n’avait point paru, et les jours suivants il ne lui avait pas adressé une seule parole ; il s’était borné à la saluer avec un respect glacial, lorsqu’il n’avait pu éviter ses regards. Mila, mortellement blessée et affligée, avait refusé de dire à son père la vérité, que le bonhomme, inquiet de sa pâleur, lui demandait presque à genoux. Elle avait persisté à nier qu’elle aimât le jeune voisin. Pier-Angelo n’avait rien trouvé de mieux, simple et rond comme il l’était, que de dire à sa fille :

« Console-toi, mon enfant, nous savons bien que vous vous aimez. Seulement il a été inquiet et jaloux à cause de l’affaire de Nicolosi ; mais, quand tu daigneras te justifier devant lui, il tombera à tes pieds. Demain tu l’y verras, j’en suis sûr.

― Ah ! maître Magnani se permet d’être jaloux et de me soupçonner ! avait répondu Mila avec feu. Il ne m’aime que d’hier, il ne sait pas si je l’aime, et lorsqu’un soupçon lui vient, au lieu de me le confier humblement et de travailler à supplanter le rival qui l’inquiète, il prend l’air d’un mari trompé, abandonne le soin de me convaincre et de me plaire, et croira me faire un grand honneur et un grand plaisir quand il viendra me dire qu’il daigne me pardonner ! Eh bien, moi, je ne lui pardonne pas. Voilà, mon père, ce que vous pouvez lui dire de ma part. »

L’enfant s’obstina si bien dans son dépit, que Pier-Angelo fut forcé d’amener Magnani à la porte de sa chambre, où elle le laissa frapper longtemps, et qu’elle ouvrit enfin, en disant d’un ton boudeur, qu’on la dérangeait impitoyablement dans sa sieste.

« Croyez bien, dit Pier-Angelo à Magnani, que la perfide ne dormait pas, car elle sortait de chez moi au moment où vous êtes entré. Allons, enfants, mettez sous les pieds toutes ces belles querelles. Donnez-vous la main, puisque vous vous aimez, et embrassez-vous puisque je le permets. Non ? Mila est orgueilleuse comme l’était sa pauvre mère ! Ah ! mon ami Antonio, tu seras mené comme je l’étais, et tu n’en seras pas plus malheureux, va ! Allons, à genoux, en ce cas, et demande grâce. Signora Mila, faudra-t-il que votre père s’y mette aussi ?

― Père, répondit Mila, vermeille de plaisir, de fierté et de chagrin tout ensemble, écoutez-moi au lieu de me railler, car j’ai besoin de garder ma dignité sauve, moi ! Une femme n’a rien de plus précieux, et un homme, un père même, ne comprend jamais assez combien nous avons le droit d’être susceptibles. Je ne veux pas être aimée à demi, je ne veux pas servir de pis-aller et de remède à une passion mal guérie. Je sais que maître Magnani a été longtemps amoureux, et je crains qu’il ne le soit encore un peu, d’une belle inconnue. Eh bien ! je souhaite qu’il prenne le temps de l’oublier et qu’il me donne celui de savoir si je l’aime. Tout cela est trop nouveau pour être si tôt accepté. Je sais que, quand j’aurai donné ma parole, je ne la retirerai pas, quand même je regretterais de l’avoir fait. Je connaîtrai l’affection de Magnani, ajouta-t-elle en lui lançant un regard de reproche, à l’égalité de son humeur avec moi et à la persévérance de ses attentions. Il a quelque chose à réparer et moi quelque chose à pardonner.

― J’accepte cette épreuve, répondit Magnani, mais je ne l’accepte pas comme un châtiment ; je ne sens pas que j’aie été coupable de me livrer à la douleur et à l’abattement. Je ne me croyais point aimé, et je savais bien que je n’avais aucun droit à l’être. Je crois encore que je ne le suis pas, et c’est en tremblant que j’espère un peu.

― Ah ! que de belles paroles pour ne rien dire ! s’écria Pier-Angelo. Dans mon temps on était moins éloquent et plus sincère. On se disait : « M’aimes-tu ? ― Oui ; et toi ? ― Moi, comme un fou. ― Moi de même, et jusqu’à la mort. » Cela valait bien vos dialogues, qui ont l’air d’un jeu, et d’un jeu où l’on cherche à s’ennuyer et à s’inquiéter l’un l’autre. Mais peut-être que c’est moi qui vous gêne. Je m’en vais ; quand vous serez seuls, vous vous entendrez mieux.

― Non, mon père, dit Mila qui craignait de se laisser fléchir et persuader trop vite ; quand même il aurait assez d’amour et d’esprit aujourd’hui pour se faire écouter, je sais que je me repentirais demain d’avoir été trop confiante. D’ailleurs, vous ne lui avez pas tout dit, je le sais. Je sais qu’il s’est permis d’être jaloux parce que j’ai fait une promenade singulière ; mais je sais aussi qu’en lui assurant que je n’y avais commis aucun péché, ce qu’il a eu la bonté de croire, mon oncle a cru devoir lui taire le but de cette promenade. Eh bien, moi, je souffre et je rougis de ce ménagement, dont on suppose apparemment qu’il a grand besoin, et je ne veux pas lui épargner la vérité tout entière.

― Comme tu voudras, ma fille, répondit Pier-Angelo. Je suis assez de ton avis, qu’il ne faut rien cacher de ce qu’on croit devoir dire. Parle donc comme tu le juges à propos. Cependant, souviens-toi que c’est aussi le secret de quelqu’un que tu as promis de ne jamais nommer.

― Je puis le nommer, puisque son nom est dans toutes les bouches, surtout depuis quelques jours, et que, s’il y a du danger à dire qu’on connaît l’homme qui porte ce nom, le danger est seulement pour ceux qui s’en vantent ; mon intention, d’ailleurs, n’est pas de révéler ce que je sais sur son compte ; je puis donc bien apprendre à maître Magnani que j’ai été passer volontairement deux heures en tête-à-tête avec le Piccinino, sans qu’il sache en quel endroit, ni pour quel motif.

― Je crois que la fièvre des déclarations va s’emparer de toutes les femmes, s’écria Pier-Angelo en riant ; depuis que la princesse Agathe en a fait une dont on parle tant, toutes vont se confesser en public ! »

Pier-Angelo disait plus vrai qu’il ne pensait. L’exemple du courage est contagieux chez les femmes, et la romanesque Mila avait une admiration si passionnée pour Agathe, qu’elle regrettait de n’avoir pas à proclamer, en cet instant, quelque mariage secret avec le Piccinino, pourvu toutefois qu’elle fût veuve et qu’elle pût épouser Magnani.

Mais cet aveu téméraire produisit un tout autre effet que celui qu’elle en attendait. L’inquiétude ne se peignit pas sur la figure de Magnani, et elle ne put se réjouir intérieurement d’avoir excité et réveillé son amour par un éclair de jalousie. Il devint plus triste et plus doux encore qu’à l’habitude, baisa la main de Mila et lui dit :

« Votre franchise est d’un noble cœur, Mila, mais il s’y mêle un peu d’orgueil. Sans doute, vous voulez me mettre à une rude épreuve en me disant une chose qui alarmerait au dernier point tout autre homme que moi. Mais je connais trop votre père et votre oncle pour craindre qu’ils m’aient trompé en me disant que vous aviez été sur la route des montagnes pour faire une bonne action. Ne cherchez donc point à m’intriguer ; cela serait d’un mauvais cœur, puisque vous n’auriez d’autre but que celui de me faire souffrir. Dites-moi tout, ou ne me dites rien. Je n’ai pas le droit d’exiger des révélations qui compromettraient quelqu’un ; mais j’ai celui de vous demander de ne point vous jouer de moi en cherchant à ébranler ma confiance en vous. »

Pier-Angelo trouva que cette fois Magnani avait parlé comme un livre, et qu’on ne pouvait faire, dans une occasion aussi délicate, une réponse plus honnête, plus généreuse et plus censée.

Mais que s’était-il donc passé depuis peu de jours dans l’esprit de la petite Mila ? Peut-être qu’il ne faut jamais jouer avec le feu, quelque bon motif qui vous y porte, et qu’elle avait eu réellement tort d’aller à Nicolosi. Tant il y a que la réponse de Magnani ne lui plut pas autant qu’à son père, et qu’elle se sentit comme refroidie et piquée par l’espèce de leçon paternelle que venait de lui donner son amant.

« Déjà des sermons ! dit-elle en se levant, pour faire comprendre à Magnani qu’elle ne voulait pas aller plus loin avec lui ce jour-là ; et des sermons à moi, que vous prétendez aimer avec si peu d’espoir et de hardiesse ? Il me semble, au contraire, voisin, que vous comptez me trouver fort docile et fort soumise. Eh bien, j’ai peur que vous ne vous trompiez. Je suis un enfant, et je dois le savoir, on me le dit sans cesse ; mais je sais fort bien aussi que lorsqu’on aime, on ne voit aucun défaut, on ne trouve aucun tort à la personne aimée. Tout, de sa part, est charmant, ou tout au moins sérieux. On ne traite pas sa loyauté d’orgueil et sa fierté de taquinerie puérile. Vous voyez, Magnani, qu’il est fâcheux de voir trop clair en amour. Il y a une chanson qui dit que Cupido è un bambino cieco. Mon père la sait ; il vous la chantera. En attendant, sachez que la clairvoyance se communique, et que celui qui écarte le bandeau de ses yeux découvre en même temps ses propres défauts aux autres. Vous avez vu clairement que j’étais un peu hautaine, et vous croyez sans doute que je suis coquette. Moi, j’ai vu par là que vous étiez très-orgueilleux, et je crains que vous ne soyez un peu pédant. »

Les Angelo espérèrent que ce nuage passerait, et, qu’après avoir donné carrière à sa mutinerie, Mila n’en serait que plus tendre et Magnani plus heureux. En effet, il y eut encore entre eux des entretiens et des luttes de paroles et de sentiment où ils furent si près de s’entendre, que leurs soudains désaccords l’instant d’après, la tristesse de Magnani et l’agitation de Mila semblaient inexplicables. Magnani avait parfois peur de tant d’esprit et de volonté chez une femme. Mila avait peur de tant de gravité et de raison inflexible chez un homme. Magnani lui semblait incapable d’éprouver une grande passion, et elle voulait en inspirer une, parce qu’elle se sentait d’humeur à l’éprouver violemment pour son propre compte. Il parlait et pensait toujours comme la vertu même, et c’était avec une imperceptible nuance d’ironie que Mila l’appelait le juste par excellence.

Elle était très coquette avec lui, et Magnani, au lieu d’être heureux de ce travail ingénieux et puissant entrepris pour lui plaire, craignait qu’elle ne fût un peu coquette avec tous les hommes. Ah ! s’il l’avait vue dans le boudoir du Piccinino, contenir et vaincre par sa chasteté exquise, par sa simplicité quasi virile les velléités sournoises et les mauvaises pensées du jeune bandit, Magnani aurait bien compris que Mila n’était point coquette, puisqu’elle ne l’était que pour lui seul.

Mais ce malheureux jeune homme ne connaissait point les femmes, et, pour avoir trop aimé dans le silence et la douleur, il ne comprenait rien encore aux délicats et mystérieux problèmes de l’amour partagé. Il avait trop de modestie ; il prenait trop au pied de la lettre les cruautés persifleuses de Mila, et il la grondait de se faire si méchante avec lui, quand il aurait dû l’en remercier à genoux.

Et puis, il faut tout dire. Cette affaire de Nicolosi avait été marquée du sceau de la fatalité, comme tout ce qui se rattachait, ne fût-ce que par le plus léger fil, à l’existence mystérieuse du Piccinino. Sans entrer dans les détails qui exigeaient le secret, on avait dit à Magnani tout ce qui pouvait le rassurer sur cette aventure de Mila. Fra-Angelo, toujours fidèle à sa secrète prédilection pour le bandit, avait répondu de sa loyauté chevaleresque en une pareille circonstance. La princesse, maternellement éprise de Mila, avait parlé avec l’éloquence du cœur du dévouement et du courage de cette jeune fille. Pier-Angelo avait tout arrangé pour le mieux dans son heureuse et confiante cervelle. Michel seul avait un peu frissonné en apprenant le fait, et il remerciait la Providence d’avoir fait un miracle pour sa noble et charmante sœur.

Mais, malgré sa grandeur d’âme, Magnani n’avait pu encore accepter la démarche de Mila comme une bonne inspiration, et, sans en jamais dire un mot, il souffrait mortellement. Cela se conçoit de reste.

Quant à Mila, les suites de son aventure étaient plus graves, quoiqu’elle ne s’en doutât pas encore. Ce chapitre de roman de sa vie de jeune fille avait laissé une trace ineffaçable dans son cerveau. Après avoir bien tremblé et bien pleuré en apprenant qu’elle s’était livrée étourdiment en otage au terrible Piccinino, elle avait pris son parti sur sa méprise, et elle s’était réconciliée en secret avec l’idée de ce personnage effrayant, qui ne lui avait légué, au lieu de honte, de remords et de désespoir, que des souvenirs poétiques, de l’estime pour elle-même et un bouquet de fleurs sans tache que, je ne sais par quel instinct, elle avait conservé précieusement et caché parmi ses reliques sentimentales, après l’avoir fait sécher avec un soin religieux.

Mila n’était pas coquette ; nous l’avons bien prouvé en disant combien elle l’était avec l’homme qu’elle regardait comme son fiancé. Elle n’était pas volage non plus ; elle lui eût gardé jusqu’à la mort une fidélité à toute épreuve. Mais il y a, dans le cœur d’une femme, des mystères d’autant plus déliés et profonds, que cette femme est mieux douée et d’une nature plus exquise. C’est d’ailleurs quelque chose de doux et de glorieux pour une jeune fille que d’avoir réussi à dominer un lion redoutable, et d’être sortie saine et sauve d’une terrible aventure par la seule puissance de sa grâce, de sa candeur et de son courage. Mila comprenait maintenant combien elle avait été forte et habile à son insu, en ce danger, et l’homme qui avait subi à ce point l’empire de son mérite ne pouvait pas lui sembler un homme méprisable ou vulgaire.

Une reconnaissance romanesque l’enchaînait donc au souvenir du capitaine Piccinino, et on eût pu lui en dire tout le mal possible sans ébranler sa confiance en lui. Elle l’avait pris pour un prince ; n’était-il pas fils de prince et frère de Michel ? Pour un héros, libérateur futur de son pays ; ne pouvait-il pas le devenir, et n’en avait-il pas l’ambition ? Son doux parler, ses belles manières l’avaient charmée ; et pourquoi non ? N’avait-elle pas un engouement plus vif encore pour la princesse Agathe, et cette admiration était-elle moins légitime et moins pure que l’autre ?

Tout cela n’empêchait pas Mila d’aimer Magnani assez ardemment pour être toujours sur le point de lui en faire l’aveu malgré elle ; mais huit jours s’étaient passés depuis leur première querelle sans que le modeste et craintif Magnani eût encore su arracher cet aveu.

Il eût obtenu cette victoire, un peu plus tard sans doute, le lendemain peut-être ! mais un événement inattendu vint bouleverser l’existence de Mila et compromettre gravement celle de tous les personnages de cette histoire.

Un soir que Michel se promenait dans les jardins de sa villa avec sa mère et le marquis, faisant tous trois des projets de dévouement réciproque et des rêves de bonheur, Fra-Angelo vint leur rendre visite, et Michel remarqua, à l’altération de sa figure et à l’agitation de ses manières, qu’il désirait lui parler en secret. Ils s’éloignèrent ensemble, comme par hasard, et le capucin, tirant de son sein un papier tout noirci et tout froissé, le lui présenta. Il ne contenait que ce peu de mots : « Je suis pris et blessé ; à l’aide, mon frère ! Malacarne vous dira le reste. Dans vingt-quatre heures il serait trop tard. »

Michel reconnut l’écriture nerveuse et serrée du Piccinino. Le billet était écrit avec son sang.

« Je suis au courant de ce qu’il faut faire, dit le moine. J’ai reçu la lettre il y a six heures. Tout est prêt. Je suis venu vous dire adieu, car je pourrai fort bien n’en pas revenir. »

Et il s’arrêta, comme s’il craignait d’ajouter quelque chose.

« Je vous entends, mon père, vous avez compté sur mon aide, répondit Michel ; je suis prêt. Laissez-moi embrasser ma mère.

― Si vous l’embrassez, elle verra que vous partez, elle vous retiendra.


Il se traîna sur les genoux. (Page 141.)

― Non, mais elle sera inquiète. Je ne l’embrasserai pas : partons. Chemin faisant, nous trouverons un motif à lui donner de mon absence et un exprès à lui envoyer.

― Ce serait fort dangereux pour elle et pour nous, reprit le moine. Laissez-moi faire : c’est cinq minutes de retard, mais il le faut. »

Il rejoignit la princesse, et lui parla ainsi en présence du marquis :

« Carmelo est caché dans notre couvent ; il est dans les meilleurs sentiments pour Votre Altesse et pour Michel. Il veut se réconcilier avec lui avant de partir pour une longue expédition que nécessite l’affaire de l’abbé Ninfo et les rigueurs ombrageuses de la police depuis ce moment-là. Il a aussi quelques services à demander à son frère. Permettez donc que nous partions ensemble, et si nous étions observés, ce qui est fort possible, je garderais Michel au couvent jusqu’à ce qu’il pût en sortir sans danger. Fiez-vous à la prudence d’un homme qui connaît ces sortes d’affaires. Michel passera la nuit peut-être au couvent, et quand il resterait plus longtemps, ne vous alarmez pas, et surtout ne l’envoyez pas chercher ; ne nous adressez aucun message qui pourrait être intercepté et nous faire découvrir donnant asile et protection au proscrit. Que Votre Altesse me pardonne de ne pouvoir en dire davantage pour la rassurer. Le temps presse ! »

Quoique fort effrayée, Agathe cacha son émotion, embrassa Michel, et le reconduisit jusqu’à la sortie du parc ; puis elle l’arrêta :

« Tu n’as point d’argent sur toi, dit-elle ; Carmelo peut en avoir besoin pour sa fuite. Je cours t’en chercher.

― Les femmes pensent à tout, dit Fra-Angelo ; j’allais oublier le plus nécessaire. »

Agathe revint avec de l’or et un papier qui portait sa signature, et que Michel pouvait remplir à son gré, pour servir de mandat à son frère. Magnani venait d’arriver. Il devina, à l’agitation de la princesse et aux adieux que lui faisait Michel, en la rassurant, qu’il y avait un danger réel que l’on cachait à cette tendre mère.

« Est-ce que je vous serai nuisible si je vous accompagne ? demanda-t-il au moine.

― Tout au contraire ! dit le moine, tu peux nous être fort utile au besoin. Viens ! »

Agathe remercia Magnani par un des regards de l’amour maternel qui sont plus éloquents que toutes les paroles.

Le marquis eût voulu se joindre à eux, mais Michel s’y opposa.


Ils aperçurent ceux qu’ils cherchaient. (Page 142.)

« Nous rêvons des dangers chimériques, dit-il en riant, mais s’il y en avait pour moi, il y en aurait pour ma mère ; votre place est auprès d’elle, mon ami. Je vous confie ce que j’ai de plus cher au monde !… Ne voilà-t-il pas des adieux bien solennels pour une promenade au clair de la lune jusqu’à Bel-Passo ? »