Le Piccinino/Chapitre 48

Le Piccinino
Le PiccininoJ. Hetzel Œuvres illustrées de George Sand, volume 6 (p. 130-133).
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LE MARQUIS

Messire Barbagallo les attendait à la porte avec un visage plein d’anxiété. Dès qu’il aperçut Michel, il courut à sa rencontre et se mit à genoux pour lui baiser la main. « Debout, debout, Monsieur ! lui dit le jeune prince, choqué de tant de servilité. Vous avez servi ma mère avec dévouement. Donnez-moi la main, comme il convient à un homme ! »

Ils traversèrent le parc ensemble ; mais Michel ne voulut pas encore recevoir les hommages de tous les valets, qui ne menaçaient pourtant pas d’être plus importuns que celui de l’intendant ; car celui-ci le poursuivait en lui demandant cent fois pardon de la scène du bal, et en s’efforçant de lui prouver que si le décorum lui avait permis, en cette occasion, d’avoir ses lunettes, sa vue affaiblie ne l’eût pas empêché de remarquer qu’il ressemblait trait pour trait au grand capitaine Giovanni Palmarosa, mort en 1288, dont il avait porté la veille, en sa présence, le portrait au marquis de la Serra : « Ah ! que je regrette, disait-il, que la princesse ait fait don de tous les Palmarosa au marquis ! Mais Votre Altesse recouvrera cette noble et précieuse part de son héritage. Je suis certain que Son Excellence le marquis lui restituera par son testament, ou par une cession plus prompte encore, tous les ancêtres des deux familles.

― Je les trouve bien où ils sont, répondit Michel en souriant. Je n’aime pas beaucoup les portraits qui ont le don de la parole. »

Il se déroba aux obsessions du majordome et tourna le rocher, afin d’entrer par le casino. Mais, comme il pénétrait dans le boudoir de sa mère, il vit que Barbagallo tout essoufflé l’avait suivi sur l’escalier : « Pardon, Altesse, disait-il d’une voix entrecoupée, madame la princesse est dans la grande galerie, au milieu de ses parents, de ses amis et de ses serviteurs, auxquels elle vient de faire la déclaration publique de son mariage avec le très-noble et très-illustre prince votre père. On n’attend plus que le très-digne frère Angelo, qui a dû recevoir un exprès, il y a deux heures, afin qu’il apportât du couvent les titres authentiques de ce mariage, qui doivent constater ses droits à la succession de Son Éminence, le très-haut, très-puissant et très-excellent prince cardinal…

― J’apporte les titres, répondit le moine ; avez-vous tout dit, très-haut, très-puissant et très-excellent maître Barbagallo ?

― Je dirai encore à Son Altesse, reprit l’intendant sans se déconcerter, qu’elle est attendue aussi avec impatience… mais que…

― Mais quoi ? Ne me barrez pas toujours le passage avec vos airs suppliants, monsieur Barbagallo. Si ma mère m’attend, laissez-moi courir vers elle ; si vous avez quelque requête personnelle à me présenter, je vous écouterai une autre fois, et, d’avance, je vous promets tout.

― Ô mon noble maître, oui ! s’écria Barbagallo en se mettant en travers de la porte, d’un air héroïque et en présentant à Michel un habit de gala à l’ancienne mode, tandis qu’un domestique, rapidement averti par un coup de sonnette, apportait une culotte de satin brodée d’or, une épée et des bas de soie à coins rouges. Oui, oui ! c’est une demande personnelle que j’ose vous adresser. Vous ne pouvez pas vous présenter devant l’assemblée de famille qui vous attend, avec cette casaque de bure et cette grosse chemise. C’est impossible qu’un Palmarosa, qu’un Castro-Reale je veux dire, apparaisse, pour la première fois, à ses cousins-germains et issus de germains dans l’accoutrement d’un manœuvre. On sait les nobles infortunes de votre jeunesse et la condition indigne à laquelle votre grand cœur a su résister. Mais ce n’est pas une raison pour qu’on en voie la livrée sur le corps de Votre Altesse. Je me mettrai à ses genoux pour la supplier de se revêtir des habits de cérémonie que le prince Dionigi de Palmarosa, son grand-père, portait le jour de sa première présentation à la cour de Naples.

La première partie de ce discours avait vaincu la sévérité de Michel. Le moine et lui n’avaient pu résister à un accès de fou rire : mais la fin de l’exorde fit cesser leur gaieté et rembrunit leurs fronts.

« Je suis bien sûr, dit Michel d’un ton sec, que ce n’est pas ma mère qui vous a chargé de me présenter ce déguisement ridicule, et qu’elle n’aurait aucun plaisir à me voir revêtir cette livrée-là ! J’aime mieux celle que je porte encore et que je porterai le reste de cette journée, ne vous en déplaise, monsieur le majordome.

― Que Votre Altesse ne soit pas irritée contre moi, répondit Barbagallo tout confus en faisant signe au laquais de remporter l’habit au plus vite. J’ai agi peut-être inconsidérément en ne prenant conseil que de mon zèle… mais si…

― Mais non ! laissez-moi, dit Michel en poussant la porte avec énergie ; » et, prenant le bras de Fra-Angelo, il descendit l’escalier intérieur du Casino et entra résolument dans la grande salle, sous son costume d’artisan.

La princesse, vêtue de noir, était assise au fond de la galerie sur un sofa, entourée du marquis de la Serra, du docteur Recuperati, de Pier-Angelo, de plusieurs amis éprouvés des deux sexes et de plusieurs parents, à la mine plus ou moins malveillante ou consternée, malgré leurs efforts pour paraître touchés et émerveillés du roman de sa vie qu’elle venait de leur raconter. Mila était assise à ses pieds sur un coussin, belle, attendrie, et pâle de surprise et d’émotion. D’autres groupes étaient espacés dans la galerie. C’étaient des amis moins intimes, des parents plus éloignés, puis des gens de loi qu’Agathe avait appelés pour constater la validité de son mariage et la légitimité de son fils. Plus loin encore, les serviteurs de la maison, en service actif ou admis à la retraite, quelques ouvriers privilégiés, la famille Magnani entre autres ; enfin l’élite de ces clients avec lesquels les seigneurs siciliens ont des relations de solidarité inconnues chez nous, et qui rappellent les antiques usages du patriciat romain.

On peut bien penser qu’Agathe ne s’était pas crue forcée de dire quelles raisons cruelles l’avaient décidée à épouser le trop fameux prince de Castro-Reale, ce bandit si brave et si redoutable, si dépravé et pourtant si naïf parfois, espèce de don Juan converti, sur lequel couraient encore plus d’histoires terribles, fantastiques, galantes et invraisemblables, qu’il n’en avait pu mener à fin. Elle préférait à l’aveu public d’une violence qui répugnait à sa pudeur et à sa fierté, l’aveu tacite d’un amour, romanesque, de sa part, jusqu’à l’extravagance, mais librement consenti et légitimé. Le seul marquis de la Serra avait été le confident de sa véritable histoire ; lui seul savait maintenant les malheurs d’Agathe, la cruauté de ses parents, l’assassinat présumé du Destatore, et les complots contre la vie de son fils au berceau. La princesse laissa pressentir aux autres que sa famille n’eût point approuvé ce mariage clandestin, et que son fils avait dû être élevé en secret pour ne point risquer d’être déshérité dans sa personne par ses parents maternels. Elle avait fait un récit court, simple et précis, et elle y avait porté une assurance, une dignité, un calme qu’elle devait à l’énergie du sentiment maternel. Avant qu’elle connût l’existence de son enfant, elle se serait donné la mort plutôt que de laisser soupçonner la dixième partie de son secret ; mais, avec la volonté de faire reconnaître et accepter son fils, elle eût tout révélé si un aveu complet eût été nécessaire.

Elle avait fini de parler depuis un quart d’heure, quand Michel entra. Elle avait regardé tout son auditoire avec tranquillité. Elle savait à quoi s’en tenir sur l’attendrissement naïf des uns, sur la malignité déguisée des autres. Elle savait qu’elle aurait le courage de faire face à toutes les amplifications, à toutes les railleries, à toutes les méchancetés que sa déclaration allait faire éclater dans le public et surtout dans le grand monde. Elle était préparée à tout et se sentait bien forte, appuyée sur son fils, cette femme qui n’avait pas plus voulu de la protection d’un mari que des consolations d’un amant. Quelques-unes des personnes présentes, soit par malice, soit par bêtise, avaient essayé de lui faire ajouter quelques détails, quelques éclaircissements à sa déclaration. Elle avait répondu avec douceur et fermeté : « Ce n’est pas devant tant de témoins, et en un jour de deuil et de gravité pour ma maison que je puis me prêter volontairement à vous divertir ou à vous intéresser au récit d’une histoire d’amour. D’ailleurs, tout cela est un peu loin de ma mémoire. J’étais bien jeune alors, et, après vingt ans écoulés sur ces émotions, je pourrais difficilement me remettre à un point de vue qui vous fît comprendre le choix que j’avais jugé à propos de faire. Je permets qu’on le trouve extraordinaire, mais je ne permettrai à personne de le blâmer en ma présence ; ce serait insulter à la mémoire de l’homme dont j’ai accepté le nom pour le transmettre à mon fils. »

On chuchotait avidement dans les groupes de cette assemblée déjà dispersée dans la vaste galerie. Le dernier de tous à l’extrémité de la salle, celui qui se composait de braves ouvriers et de fidèles serviteurs, était le seul grave, calme et secrètement attendri. Le père et la mère de Magnani étaient venus baiser, en pleurant, la main d’Agathe. Mila, dans son extase d’étonnement et de joie, était un peu triste au fond du cœur. Elle se disait que Magnani aurait dû être là, et elle ne le voyait point arriver, quoiqu’on l’eût cherché partout. Elle l’oublia cependant quand elle vit paraître Michel, et elle se leva pour s’élancer vers lui à travers les groupes malveillants ou stupéfiés qui s’ouvrirent pour laisser passer le prince artisan et sa casaque de laine. Mais elle s’arrêta, toute rouge et tout affligée : Michel n’était plus son frère. Elle ne devait plus l’embrasser.

Agathe, qui s’était levée avant elle, se retourna pour lui faire signe, et, la prenant par la main, elle marcha vers son fils avec la résolution et l’orgueil d’une mère et d’une reine. Elle le présenta d’abord à la bénédiction publique de son père et de son oncle adoptifs, puis aux poignées de main de ses amis et aux salutations de ses connaissances. Michel eut du plaisir à se montrer fier et froid avec ceux qui lui parurent tels ; et quand il fut au milieu de la partie populaire de la réunion, il se montra tel qu’il se sentait, plein d’effusion et de franchise. Il n’eut pas de peine à se gagner ces cœurs-là, et il y fut accueilli comme si ces braves gens l’eussent vu naître et grandir sous leurs yeux.

Après la production des actes de mariage et de naissance, qui, ayant été contractés et enregistrés sous l’ancienne administration ecclésiastique, étaient parfaitement légitimes et authentiques, Agathe prit congé de l’assemblée de famille et se retira dans son appartement avec Michel, la famille Lavoratori et le marquis de la Serra. Là, on goûta encore sans trouble le bonheur d’être ensemble, et on se reposa un peu de la contrainte qu’on avait subie, en riant de l’incident de l’habit de gala du grand-père, heureuse imagination de Barbagallo ! On s’amusa d’avance de tout ce qui allait être enfanté de monstrueux et de ridicule dans les premiers temps, par les imaginations catanaises, messinoises et palermitaines, sur la situation de la famille.

La journée ne s’écoula point sans qu’ils sentissent tous qu’ils auraient besoin d’un courage plus sérieux. La nouvelle de l’assassinat de l’abbé Ninfo, et surtout la copie de l’inscription audacieuse, arrivèrent dans la soirée et circulèrent rapidement par toute la ville. Des promeneurs avaient apporté l’écrit, des campieri apportèrent le cadavre. Comme cela avait une couleur politique, on en parla tout bas ; mais comme cela était lié aux événements de la journée, à la mort du cardinal et à la déclaration d’Agathe, on en parla toute la nuit, jusqu’à en perdre l’envie de dormir. La plus belle et la plus grande ville possible, lorsqu’elle n’est point une des métropoles de la civilisation, est toujours, par l’esprit et les idées, une petite ville de province, surtout dans le midi de l’Europe.

La police s’émut d’ailleurs de la vengeance exercée sur l’un de ses employés. Les gens en faveur prirent, dans les salons, une attitude de menace contre la noblesse patriotique. Le parti napolitain fit entendre que le prince de Castro-Reale n’avait qu’à bien se tenir s’il voulait qu’on oubliât les forfaits de monsieur son père, et on fit bientôt pénétrer, jusque dans le boudoir de la princesse, de salutaires avertissements qu’on voulait bien lui donner. Un ami sincère, mais pusillanime, vint lui apprendre que son innocence proclamée par la main fantastique du Piccinino, et l’appel fait à son fils dans le même écrit pour qu’il eût à venger Castro-Reale, la compromettraient gravement, si elle ne se hâtait de faire quelques démarches prudentes, comme de présenter son fils aux puissances du moment, et de témoigner, d’une manière indirecte, mais claire, qu’elle abandonnait l’âme de son défunt brigand au diable et le corps de son beau-fils le bâtard au bourreau ; qu’elle avait l’intention d’être une bonne, une vraie Palmarosa, comme l’avaient été son père et son oncle ; enfin qu’elle se portait garant de la bonne éducation politique qu’elle saurait donner à l’héritier d’un nom aussi difficile à porter désormais que celui de Castro-Reale.

À ces avertissements, Agathe répondit avec calme et prudence qu’elle n’allait jamais dans le monde ; qu’elle vivait, depuis vingt ans, dans une retraite tranquille, où aucun complot ne s’était jamais formé ; que faire en ce moment des démarches pour se rapprocher du pouvoir, ce serait, en apparence, accepter des méfiances qu’elle ne méritait point ; que son fils était encore un enfant, élevé dans une condition obscure et dans l’ignorance de tout ce qui n’était pas la poésie des arts ; qu’enfin elle porterait hardiment, ainsi que lui, le nom de Castro-Reale, parce que c’était une lâcheté de renier ses engagements et son origine, et que tous deux sauraient le faire respecter, même sous l’œil de la police. Quant au Piccinino, elle feignit fort habilement de ne pas savoir ce qu’on voulait lui dire, et de ne pas croire à l’existence de ce fantôme insaisissable, espèce de Croquemitaine dont on faisait peur aux petits enfants et aux vieilles femmes du faubourg. Elle fut surprise et troublée de l’assassinat de l’abbé Ninfo ; mais, comme le testament s’était retrouvé à propos dans les mains du docteur Recuperati, nul ne put soupçonner qu’une accointance secrète avec les bandits de la montagne l’eût remise en possession de son titre. Le docteur ne sut pas même qu’il lui avait été soustrait ; car, au moment où il allait faire publiquement la déclaration que l’abbé Ninfo le lui avait volé, Agathe l’avait interrompu en lui disant : « Prenez garde, docteur, vous êtes fort distrait ; n’accusez légèrement personne. Vous m’avez montré ce testament, il y a deux jours ; ne l’auriez-vous pas laissé dans mon cabinet, sous un bloc de mosaïque ? »

On avait été officiellement à l’endroit indiqué, et on avait trouvé le testament intact. Le docteur, émerveillé de son étourderie, y avait cru comme les autres.

Agathe avait trop souffert, elle avait eu de trop rudes secrets à garder pour ne pas être habile quand il fallait s’en donner la peine. Michel et le marquis admirèrent la présence d’esprit qu’elle déploya dans toute cette affaire, pour sortir d’une situation assez alarmante. Mais Fra-Angelo devint fort triste, et Michel se coucha, bien moins insouciant dans son palais qu’il n’avait fait dans sa mansarde. Les précautions indispensables, la dissimulation assidue dont il fallait s’armer, lui révélèrent les soucis et les dangers de la grandeur. Le capucin craignait qu’il ne se corrompît malgré lui. Michel ne craignait pas de se corrompre ; mais il sentait qu’il lui faudrait s’observer et s’amoindrir pour garder son repos et son bonheur domestique, ou s’engager dans un combat qui ne finirait plus qu’avec sa fortune et sa vie.

Il s’y résigna. Il se dit qu’il serait prudent pour sa mère jusqu’au moment où il serait téméraire pour sa patrie. Mais déjà le temps de l’ivresse et du bonheur était passé ; déjà commençait le devoir : les romans qu’on ne coupe pas au beau milieu du dénouement se rembrunissent à la dernière page, pour peu qu’ils aient le moindre fonds de vraisemblance.

Certaines personnes de goût et d’imagination veulent qu’un roman ne finisse point, et que l’esprit du lecteur fasse le reste. Certaines personnes judicieuses et méthodiques veulent voir tous les fils de l’intrigue se délier patiemment et tous les personnages s’établir pour le reste de leurs jours, ou mourir, afin qu’on n’ait plus à s’occuper d’eux. Je suis de l’avis des premiers, et je crois que j’aurais pu laisser le lecteur au pied de la croix du Destatore, lisant l’inscription qu’y avait tracée le justicier d’aventure. Il aurait fort bien pu inventer sans moi le chapitre qu’il vient de parcourir, je gage, avec tiédeur, se disant : « J’en étais sûr, je m’y attendais bien, cela va sans dire. »

Mais j’ai craint d’avoir affaire à un lecteur délicat qui ne se trouvât fort mal installé en la compagnie classiquement romantique d’un cadavre et d’un vautour.

Pourquoi tous les dénouements sont-ils plus ou moins manqués et insuffisants ? la raison en est simple, c’est parce qu’il n’y a jamais de dénouements dans la vie, que le roman s’y continue sans fin, triste ou calme, poétique ou vulgaire, et qu’une chose de pure convention ne peut jamais avoir un caractère de vérité qui intéresse.

Mais puisque, contrairement à mon goût, j’ai résolu de tout expliquer, je reconnais que j’ai laissé Magnani sur la grève, Mila inquiète, le Piccinino à travers les champs, et le marquis de la Serra aux pieds de la princesse. Quant à ce dernier, il y avait à peu près douze ans qu’il était ainsi prosterné, et un jour de plus ou de moins ne changeait rien à son sort ; mais, dès qu’il connut le secret d’Agathe et qu’il vit son fils en possession de tous ses droits et de tout son bonheur, il changea d’attitude, et, se relevant de toute la grandeur de son caractère chevaleresque et fidèle, il lui dit en présence de Michel :

« Madame, je vous aime comme je vous ai toujours aimée ; je vous estime d’autant plus que vous avez été plus fière et plus loyale, en refusant de contracter sous le beau titre de vierge une union où il vous eût fallu apporter en secret ceux de veuve et de mère. Mais si, parce que vous avez jadis subi un outrage, vous vous croyez déchue à mes yeux, vous ne connaissez point mon cœur. Si, parce que vous portez un nom bizarre et effrayant par les souvenirs qui s’y rattachent, vous pensez que je craindrais d’y faire succéder le mien, vous faites injure à mon dévouement pour vous. Ce sont là, au contraire, des raisons qui me font souhaiter plus que jamais d’être votre ami, votre soutien, votre défenseur et votre époux. On raille votre premier mariage à l’heure qu’il est. Accordez-moi votre main et on n’osera pas railler le second. On vous appelle la femme du brigand ; soyez la femme du plus raisonnable et du plus rangé des patriciens, afin qu’on sache bien que si vous pouvez enflammer l’imagination d’un homme terrible, vous savez aussi gouverner le cœur d’un homme calme. Votre fils a grand besoin d’un père, Madame. Il va être engagé dans plus d’un passage difficile et périlleux de la vie fatale que nous fait une race ennemie. Sachez bien que je l’aime déjà comme mon fils, et que ma vie et ma fortune sont à lui. Mais cela ne suffit pas : il faut que la sanction d’un mariage avec vous mette fin à la position équivoque où nous sommes vis-à-vis l’un de l’autre. Si je passe pour l’amant de sa mère, pourra-t-il m’aimer et m’estimer ? Ne sera-t-il pas ridicule, peut-être lâche, qu’il ait l’air de le souffrir sans honte et sans impatience ? Il faut donc que je m’éloigne de vous à présent, si vous refusez de faire alliance avec moi. Vous perdrez le meilleur de vos amis, et Michel aussi !… Quant à moi, je ne parle pas de la douleur que j’en ressentirais, je ne sais point de paroles qui puissent la rendre ; mais il ne s’agit point de moi, et ce n’est point par égoïsme que je vous implore. Non, je sais que vous ne connaissez point l’amour et que la passion vous effraie ; je sais quelle blessure votre âme a reçue, et quelle répugnance vous inspirent les idées qui enivrent l’imagination de ceux qui vous connaissent. Eh bien ! je ne serai que votre frère, je m’y engage sur l’honneur, si vous l’exigez. Michel sera votre unique enfant comme votre unique amour. Seulement, la loi et la morale publique me permettront d’être son meilleur ami, son guide, et le bouclier de l’honneur et de la réputation de sa mère. »

Le marquis fit ce long discours d’un ton calme, et en maintenant sa physionomie à l’unisson de ses paroles. Seulement une larme vint au bord de sa paupière, et il eut tort de vouloir la retenir, car elle était plus éloquente que toutes ses paroles.

La princesse rougit ; ce fut la première fois que le marquis l’avait vue rougir, et il en fut si bouleversé, qu’il perdit tout le sang-froid dont il s’était armé. Cette rougeur qui la faisait femme pour la première fois, à trente-deux ans, fut comme un rayon de soleil sur la neige, et Michel était un artiste trop délicat pour ne pas comprendre qu’elle avait encore gardé un secret au fond de son cœur, ou bien que son cœur, ranimé par la joie et la sécurité, pouvait commencer à aimer. Et quel homme en était plus digne que La Serra ?

Le jeune prince se mit à genoux : « Ô ma mère, dit-il, vous n’avez plus que vingt ans ! Tenez, regardez-vous ! ajouta-t-il en lui présentant un miroir à main oublié sur sa table par la camériste. Vous êtes si belle et si jeune, et vous voulez renoncer à l’amour ! Est-ce donc pour moi ? Serai-je plus heureux parce que votre vie sera moins complète et moins riante ? Vous respecterai-je moins, parce que je vous verrai plus respectée et mieux défendue ? Craignez-vous que je sois jaloux, comme Mila me le reprochait ?… Non, je ne serai point jaloux, à moins que je ne sente qu’il vous aime mieux que moi, et cela, je t’en défie ! Cher marquis, nous l’aimerons bien, n’est-ce pas, nous lui ferons oublier le passé ; nous la rendrons heureuse, elle qui ne l’a jamais été, et qui, seule au monde, méritait un bonheur absolu ! Ma mère, dites oui ; je ne me relèverai pas que vous n’ayez dit oui !

― J’y ai déjà songé, répondit Agathe en rougissant toujours. Je crois qu’il le faut pour toi, pour notre dignité à tous.

― Ne dites pas ainsi, s’écria Michel en la serrant dans ses bras : dites que c’est pour votre bonheur, si vous voulez que nous soyons heureux, lui et moi ! »

Agathe tendit sa main au marquis, et cacha la tête de son fils dans son sein. Elle avait honte qu’il vît la joie de son fiancé. Elle avait conservé la pudeur d’une jeune fille, et, dès ce jour, elle redevint si fraîche et si belle, que les méchants, qui veulent absolument trouver partout le mensonge et le crime, prétendaient que Michel n’était pas son fils, mais un amant installé dans sa maison sous ce titre profané. Toutes les calomnies et même les moqueries tombèrent pourtant devant l’annonce de son mariage avec M. de la Serra, qui devait avoir lieu à la fin de son deuil. On essaya bien encore de dénigrer l’amour donquichottesque du marquis, mais on l’envia plus qu’on ne le plaignit.