Le Piccinino/Chapitre 47

Le Piccinino
Le PiccininoJ. Hetzel Œuvres illustrées de George Sand, volume 6 (p. 126-130).
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LE VAUTOUR.

Magnani savait tout ; car Agathe avait, sinon deviné, du moins soupçonné son amour, et, pour l’en guérir, elle lui avait raconté sa vie ; elle lui avait montré son passé flétri et désolé, son présent sérieux et absorbé par le sentiment maternel. En lui témoignant cette confiance et cette amitié, elle avait du moins guéri la secrète blessure de sa fierté plébéienne. Elle avait fait comprendre délicatement que l’obstacle entre eux n’était pas la différence de leurs conditions et de leurs idées, mais celle de leurs âges et d’une destinée inflexible. Enfin, elle l’avait élevé jusqu’à elle en le traitant comme un frère, et si elle ne l’avait pas guéri tout à fait dès le premier effort, elle avait au moins effacé toute l’amertume de sa souffrance. Puis elle avait amené avec adresse le nom de Mila dans leur entretien, et, en comprenant que la princesse désirait leur union, Magnani s’était fait un devoir d’obéir à son vœu.

Ce devoir, il devait travailler à le remplir, et il sentait bien lui-même que, pour le punir de sa folie, Agathe lui indiquait la plus douce des expiations, pour ne pas dire la plus délicieuse. Comme il n’avait point partagé les inquiétudes de Mila à propos de l’absence de Michel, il était sorti uniquement pour lui complaire, et sans songer qu’il fût besoin d’aller à sa recherche. Il était venu trouver Fra-Angelo pour le consulter sur les sentiments de cette jeune fille, et pour lui demander ses conseils et son appui. Lorsqu’il arriva au monastère, la communauté récitait les prières des agonisants pour l’âme du cardinal, et il fut forcé d’attendre, dans le jardin aux allées de faïence et aux plates-bandes de laves, que Fra-Angelo pût venir le rejoindre. Cette lugubre psalmodie l’attrista, et il ne put se défendre d’un noir pressentiment en songeant qu’il venait caresser l’espoir des fiançailles au milieu d’une cérémonie funèbre.

Déjà la veille, avant de se séparer de Pier-Angelo, au retour du palais de la Serra, il avait sondé le vieux artisan sur les sentiments de sa fille. Pier-Angelo, charmé de cette espèce d’ouverture, lui avait dit naïvement qu’il le croyait aimé ; mais, comme Magnani se méfiait de son bonheur et n’osait prendre confiance, Pier-Angelo lui avait conseillé de consulter son frère le capucin, qu’il s’était habitué, bien qu’il fût son aîné, à regarder comme le chef de sa famille.

Magnani était bien troublé, bien incertain. Cependant une voix mystérieuse lui disait que Mila l’aimait. Il se rappelait ses regards furtifs, ses subites rougeurs, ses larmes cachées, ses pâleurs mortelles, ses paroles même, qui semblaient une affectation d’indifférence suggérée par la fierté. Il espéra ; il attendit avec impatience que les prières fussent finies, et quand Fra-Angelo vint le trouver il le pria de lui prêter attention, de lui donner conseil, et, avant tout, de lui dire la vérité sans ménagement.

« Voici qui est grave, lui répondit le bon moine : j’ai toujours eu de l’amitié pour ta famille, mon fils, et une haute estime pour toi. Mais es-tu bien sûr de me connaître et de m’aimer assez pour me croire, si les conseils que je te donne contrarient tes secrets désirs ? Car, nous autres moines, on nous consulte beaucoup et on nous écoute fort peu. Chacun vient nous confier ses pensées, ses passions, et même ses affaires, parce qu’on croit que des hommes sans intérêt direct dans la vie y voient plus clair que les autres. On se trompe. Nos conseils sont, la plupart du temps, ou trop complaisants ou trop austères pour être bons à suivre ou possibles à observer. Moi, je répugne aux conseils.

― Eh bien, dit Magnani, si vous ne me croyez pas capable de profiter de vos enseignements, voulez-vous me promettre de répondre sans hésitation et sans ménagement, à une question que je vais vous adresser ?

― L’hésitation n’est pas mon fait, ami. Mais, faute de ménagement, on peut faire beaucoup souffrir ceux qu’on aime, et tu veux que je sois cruel envers toi ? Tu mets mon affection à une cruelle épreuve !

― Vous m’effrayez d’avance, père Angelo. Il me semble que vous avez déjà deviné la question que je vais vous faire.

― Dis toujours, pour voir si je ne me trompe pas.

― Et vous répondrez ?

― Je répondrai.

― Eh bien, dit Magnani d’une voix tremblante, ferais-je bien de demander à votre frère la main de votre nièce Mila ?

― Précisément, voilà ce que j’attendais. Mon frère m’a parlé de cela avant toi. Il pense que sa fille t’aime ; il croit l’avoir deviné.

― Mon Dieu ! s’il était vrai ! dit Magnani en joignant les mains. »

Mais la figure de Fra-Angelo resta froide et triste.

« Vous ne me jugez pas digne d’être l’époux de Mila, reprit le modeste Magnani. Ah ! mon frère, il est vrai ! mais si vous saviez comme j’ai la ferme intention de le devenir !

― Ami, répondit le moine, le plus beau jour de la vie de Pier-Angelo et de la mienne serait le jour où tu deviendrais l’époux de Mila, si vous vous aimez ardemment et sincèrement tous les deux ; car, nous autres religieux, nous savons cela : il faut aimer de toute son âme l’épouse à laquelle on se donne, que ce soit la famille ou la religion. Eh bien, je crois que tu aimes Mila, puisque tu la recherches ; mais je ne sais point si Mila t’aime et si mon frère ne se trompe point.

― Hélas ! reprit Magnani, je ne le sais pas non plus.

― Tu ne le sais pas ? dit Fra-Angelo en fronçant légèrement le sourcil, elle ne te l’a donc jamais dit ?

― Jamais !

― Et pourtant, elle t’a accordé quelques innocentes faveurs ? Elle s’est trouvée seule avec toi ?

― Par rencontre ou par nécessité.

― Elle ne t’a jamais donné de rendez-vous ?

― Jamais !

― Mais hier ? hier, au coucher du soleil, elle ne s’est pas promenée avec toi de ce côté-ci ?

― Hier, de ce côté-ci ? dit Magnani en pâlissant ; non, mon père.

― Sur ton salut ?

― Sur mon salut et sur mon honneur !

― En ce cas, Magnani, il ne faut point songer à Mila. Mila aime quelqu’un, et ce n’est pas toi. Et, ce qu’il y a de pire, c’est que ni son père, ni moi, ne pouvons le deviner. Plût au ciel qu’une fille si dévouée, si laborieuse et si modeste jusqu’à ce jour, eût pris de l’inclination pour un homme tel que toi ! Vous eussiez noblement élevé une famille, et votre union eût édifié le prochain. Mais Mila est un enfant, et un enfant romanesque, j’en ai peur. Désormais on veillera sur elle avec plus de soin ; j’avertirai son père, et toi, homme de cœur, tu te tairas, tu l’oublieras.

― Quoi ! s’écria Magnani, Mila, le type de la franchise, du courage et de l’innocence, aurait déjà une faute à se reprocher ? Mon Dieu ! la pudeur et la vérité n’existent donc plus sur la terre ?

― Je ne dis pas cela, répondit le moine : j’espère que Mila est pure encore ; mais elle est sur le chemin de sa perte si on ne la retient. Hier, au coucher du soleil, elle passait ici, seule et parée ; elle évitait ma rencontre, elle refusait de s’expliquer, elle essayait de mentir. Ah ! j’ai bien prié Dieu cette nuit pour elle, mais je n’ai guère dormi !

― Je garderai le secret de Mila, et je ne penserai plus à elle, dit Magnani atterré. »

Mais il continua à y penser. Il était dans sa nature douloureuse et forte, mais ennemie de toute confiance fanfaronne, de marcher toujours au-devant des obstacles, et de s’y arrêter sans savoir ni les franchir, ni les abandonner.

Michel arriva en cet instant ; il semblait avoir subi une transformation magique depuis la veille, quoique son habit d’artisan fût resté sur ses épaules ; mais son front et ses yeux s’étaient agrandis, ses narines aspiraient l’air plus largement, sa poitrine semblait s’être développée dans une nouvelle atmosphère. La fierté, la force et le calme de l’homme libre resplendissaient sur sa physionomie.

« Ah ! lui dit Magnani en se jetant dans les bras que lui tendait le jeune prince, ton rêve est déjà accompli, Michel ! C’était un beau rêve ! le réveil est encore plus beau. Moi, je me débattais contre un cauchemar que ton bonheur fait évanouir, mais qui me laisse éperdu et brisé de fatigue. »


Un grand vautour qui s’envola brusquement. (Page 129.)

Fra-Angelo les bénit tous deux, et, s’adressant au prince :

― Je salue avec joie, lui dit-il, ton avénement à la grandeur et à la puissance, en te voyant presser contre ton cœur l’homme du peuple de ton pays. Michel de Castro-Reale, Michel-Ange Lavoratori, je t’aimerai toujours comme mon neveu en t’aimant comme mon prince. Direz-vous maintenant, excellence, que c’est duperie aux gens de ma race de servir et d’aimer ceux de la vôtre ?

― Ne me rappelez pas mes hérésies, mon digne oncle, répondit Michel. Je ne sais plus à quelle race j’appartiens aujourd’hui, je sens que je suis homme et Sicilien, voilà tout.

― Donc, vive la Sicile ! s’écria le capucin en saluant l’Etna.

― Vive la Sicile ! répondit Michel en saluant Catane. »

Magnani était attendri et affectueux. Il se réjouissait sincèrement du bonheur de Michel ; mais, pour son compte, il était fort abattu de l’obstacle qui s’élevait entre Mila et lui, et il tremblait de retomber sous l’empire de sa première passion. Pourtant la mère est plus que la femme, et voir Agathe sous cet aspect nouveau rendit le culte de Magnani plus calme et plus sérieux qu’il ne l’avait été encore. Il sentit qu’il rougirait en présence de Michel s’il conservait la moindre trace de sa folie. Il résolut de l’effacer en lui-même, et, heureux de pouvoir toujours se dire qu’il avait consacré sa jeunesse, par un vœu, à la plus belle sainte du ciel, il garda son image et son souvenir en lui comme un parfum céleste.

Magnani était guéri ; mais quelle triste guérison, à vingt-cinq ans, que d’abjurer tous les rêves de l’amour ! Il se sentit plein de résignation ; mais, à partir de ce moment, la vie ne fut plus pour lui qu’un devoir rigide et glacé.

Les rêveries et les tourments qui lui avaient fait aimer ce devoir n’existaient plus. Jamais il n’y eut d’homme plus isolé sur la terre, plus dégoûté de toutes les choses humaines, que ne le fut Magnani le jour de sa délivrance.

Il quitta Michel et Fra-Angelo, qui voulaient se rendre sans tarder à Nicolosi, et passa tout le reste du jour à se promener seul au bord de la mer, vers les îles basaltiques de Jaciréale.

Le jeune prince et le moine partirent aussitôt après avoir résolu d’aller trouver le Piccinino. Ils approchaient de la sinistre croix du Destatore, lorsque les cloches de Catane, changeant de rhythme, firent entendre les notes lugubres qui annoncent la mort. Fra-Angelo fit un signe de croix sans s’arrêter ; Michel songea à son père, assassiné peut-être par l’ordre de ce prélat impie, et doubla le pas afin de s’agenouiller sur la tombe de Castro-Reale.



Fra-Angelo triompha de l’hésitation des bandits. (Page 140.)

Il ne se sentait pas encore le courage de regarder de près cette croix fatale, où il avait éprouvé des émotions si pénibles, alors même qu’il ne savait pas quel lien du sang l’attachait au bandit de l’Etna. Mais un grand vautour qui s’envola brusquement, du pied même de la croix, le força d’y porter les yeux involontairement. Un instant, il se crut la proie d’une odieuse hallucination. Un cadavre couché dans une mare de sang gisait à la place d’où le vautour s’enfuyait.

Glacés d’horreur, Michel et le moine s’approchèrent et reconnurent le cadavre de l’abbé Ninfo, à moitié défiguré par des coups de pistolet tirés à bout portant. Ce meurtre avait été prémédité ou accompli avec un rare sang-froid, car on s’était donné le temps et la peine d’écrire à la craie, et en lettres fines et pressées, sur la lave noire du piédestal de la croix, cette inscription d’une précision implacable :

« Ici fut trouvé, il y a aujourd’hui dix-huit ans, le cadavre d’un célèbre bandit, il Destatore, prince de Castro-Reale, vengeur des maux de son pays.

« L’on y trouvera aujourd’hui le cadavre de son assassin, l’abbé Ninfo, qui a confessé lui-même sa participation au crime. Un si lâche champion n’eût pas osé frapper un homme si brave. Il l’avait attiré dans un piége où il a fini par tomber lui-même, après dix-huit ans de forfaits impunis.

« Plus heureux que Castro-Reale frappé par des esclaves, Ninfo est tombé sous la main d’un homme libre.

« Si vous voulez savoir qui a condamné et payé l’assassinat du Destatore, demandez-le à Satan, qui, dans une heure, recevra à son tribunal l’âme perverse du cardinal Ieronimo de Palmarosa.

« N’accusez pas la veuve de Castro-Reale : elle est innocente.

« Michel de Castro-Reale, il y aura encore bien du sang à répandre avant que la mort de ton père soit vengée !

« Celui qui a écrit ces lignes est le bâtard de Castro-Reale, celui qu’on appelle le Piccinino et le Justicier d’aventure. C’est lui qui a tué le fourbe Ninfo. Il l’a fait au soleil levant, au son de la cloche qui annonçait l’agonie du cardinal de Palmarosa. Il l’a fait afin qu’on ne crût pas que tous les scélérats peuvent mourir dans leur lit.

« Que le premier qui lira cette inscription la copie ou la retienne, et qu’il la porte au peuple de Catane ! »

« Effaçons-la, dit Michel, ou l’audace de mon frère lui deviendra fatale.

― Non, ne l’effaçons pas, dit le moine. Ton frère est trop prudent pour n’être pas déjà loin d’ici, et nous n’avons pas le droit de priver les grands et le peuple de Catane d’un terrible exemple et d’une sanglante leçon. Assassiné, lui, le fier Castro-Reale ? assassiné par le cardinal, attiré dans un piége par l’infâme abbé ! Ah ! j’aurais dû le deviner ! Il y avait encore en lui trop d’énergie et de cœur pour descendre au suicide. Ah ! Michel ! n’accuse pas ton frère de trop de sévérité, et ne regarde pas ce châtiment comme un crime inutile. Tu ne sais pas ce que c’était que ton père dans ses bons jours, dans ses grands jours ! Tu ne sais pas qu’il était en voie de s’amender et de redevenir le justicier des montagnes. Il se repentait. Il croyait en Dieu, il aimait toujours son pays, et il adorait ta mère ! Qu’il eût pu vivre ainsi une année de plus, et elle l’eût aimé, et elle lui eût tout pardonné. Elle serait venue partager ses dangers, elle eût été la femme du brigand au lieu d’être la captive et la victime des assassins. Elle t’eût élevé elle-même, elle n’eût jamais été séparée de toi ! Tu aurais sucé le lait sauvage d’une lionne, et tu aurais grandi dans la tempête. Tout serait mieux ainsi ! La Sicile serait plus près de sa délivrance qu’elle ne le sera peut-être dans dix ans, et moi, je ne fusse pas resté moine ! Au lieu de nous promener dans la montagne, les bras croisés, pour voir ce cadavre tombé dans un coin, et le Piccinino fuyant à travers les abîmes, nous serions tous ensemble, le mousquet au poing, livrant de rudes batailles aux Suisses de Naples, et marchant peut-être sur Catane, le drapeau jaune frissonnant en plis d’or à la brise du matin ! Oui, tout serait mieux ainsi, je te le dis, prince de Castro-Reale !… Mais la volonté de Dieu soit faite ! ajouta Fra-Angelo, se rappelant enfin qu’il était moine. Bien certains que le Piccinino avait dû quitter le val, longtemps même avant l’heure désignée dans l’inscription comme celle du meurtre, Michel et le capucin n’allèrent pas plus loin et s’éloignèrent de ce lieu sauvage où, pendant plusieurs heures encore, le cadavre de l’abbé pouvait bien être la proie du vautour, sans que personne vînt troubler son affreux festin. Comme ils revenaient sur leurs pas, ils virent l’oiseau sinistre passer sur leurs têtes et retourner à sa déplorable proie avec acharnement. « Mangé par les chiens et les vautours, dit le moine sans témoigner aucun trouble, c’est le sort que tu méritais ! c’est la malédiction que, dans tous les temps, les peuples ont prononcée sur les espions et les traîtres. Vous voilà bien pâle, mon jeune prince, et vous me trouvez peut-être bien rude envers un prêtre, moi qui suis aussi un homme d’église. Que voulez-vous ? J’ai beaucoup vu tuer et j’ai tué moi-même, peut-être plus qu’il ne le faudrait pour le salut de mon âme ! mais dans les pays conquis, voyez-vous, la guerre n’a pas toujours d’autres moyens que le meurtre privé. Ne croyez pas que le Piccinino soit plus méchant qu’un autre. Le ciel l’avait fait naître calme et patient ; mais il y a des vertus qui deviendraient des vices chez nous, si on les conservait. La raison et le sentiment de la justice lui ont appris à être terrible, au besoin ! Voyez, pourtant, qu’il a l’âme loyale au fond. Il est fort irrité contre votre mère, m’avez-vous dit, et vous avez craint sa vengeance. Vous voyez qu’il l’absout du crime dont la sainte femme n’a jamais conçu la pensée ; vous voyez qu’il rend hommage à la vérité, même dans le feu de sa colère. Vous voyez aussi qu’au lieu de vous adresser une malédiction, il vous exhorte à faire cause commune avec lui, dans l’occasion. Non, non, Carmelo n’est pas un lâche ! »

Michel était de l’avis du capucin ; mais il garda le silence : il avait un grand effort à faire pour fraterniser avec l’âme sombre de ce sauvage raffiné qui s’appelait le Piccinino. Il voyait bien la secrète prédilection du moine pour le bandit. Aux yeux de Fra-Angelo, le bâtard était, bien plus que le prince, le fils légitime du Destatore et l’héritier de sa force. Mais Michel était trop accablé des émotions tour à tour délicieuses et horribles qu’il venait d’éprouver depuis quelques heures, pour suivre une conversation quelconque, et, eût-il trouvé le capucin trop vindicatif et trop enclin à un reste de férocité, il ne se sentait pas le droit de contredire et même de juger un homme auquel il devait la légitimité de sa naissance, la conservation de ses jours, et le bonheur de connaître sa mère.

Ils aperçurent de loin la villa du cardinal toute tendue de noir.

« Et vous aussi, Michel, vous allez être forcé de prendre le deuil, dit Fra-Angelo. Carmelo est plus heureux que vous en ce moment, de ne pas appartenir à la société. S’il était le fils de la princesse de Palmarosa, il lui faudrait porter la livrée menteuse de la douleur, le deuil de l’assassin de son père.

― Pour l’amour de ma mère, mon bon oncle, répondit le prince, ne me montrez pas le mauvais côté de ma position. Je ne puis songer encore à rien, sinon que je suis le fils de la plus noble, de la plus belle et de la meilleure des femmes.

― Bien, mon enfant ; c’est bien. Pardonnez-moi, reprit le moine. Moi, je suis toujours dans le passé ; je suis toujours avec le souvenir de mon pauvre capitaine assassiné. Pourquoi l’avais-je quitté ? pourquoi étais-je déjà moine ? Ah ! j’ai été un lâche aussi ! Si j’étais resté fidèle à sa mauvaise fortune et patient pour ses égarements, il ne serait pas tombé dans une misérable embûche, il vivrait peut-être encore ! Il serait fier et heureux d’avoir deux fils, tous deux beaux et braves ! Ah ! Destatore, Destatore ! voici que je te pleure avec plus d’amertume que la première fois. Apprendre que tu es mort d’une autre main que de la tienne, c’est recommencer à te perdre. »

Et le moine, tout à l’heure si dur et si insensible en foulant sous ses pieds le sang du traître, se mit à pleurer comme un enfant. Le vieux soldat, fidèle au delà de la mort, reparut en lui tout entier, et il embrassa Michel en disant : « Console-moi, fais-moi espérer que nous le vengerons ! »

« Espérons pour la Sicile ! répondit Michel. Nous avons mieux à faire que de venger nos querelles de famille, nous avons à sauver la patrie ! Ah ! la patrie ! c’est un mot que tu avais besoin de m’expliquer hier, brave soldat ; mais aujourd’hui, c’est un mot que je comprends bien. »

Ils se serrèrent fortement la main et entrèrent dans la villa Palmarosa.