Le Piccinino/Chapitre 14

Le Piccinino
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XIV.

BARBAGALLO.

Si Michel eût pu détourner les yeux de l’objet de sa contemplation, il eût vu, à quelques pas de lui, son père faisant une partie de flageolet à l’orchestre. Pier-Angelo avait la passion de l’art, sous quelque forme qu’il pût se l’assimiler. Il aimait et devinait la musique, et jouait d’instinct de plusieurs instruments, à peu de chose près dans le ton et dans la mesure. Après avoir surveillé plusieurs détails de la fête qui lui avaient été confiés, n’ayant plus rien à faire, il n’avait pu résister au désir de se mêler aux musiciens, qui le connaissaient et qui s’amusaient de sa gaieté, de sa belle et bonne figure et de l’air enthousiaste avec lequel il faisait entendre, de temps en temps, une ritournelle criarde sur son instrument. Quand le ménétrier dont il avait pris la place revint de la buvette, Pier-Angelo s’empara des cymbales vacantes, et, à la fin du quadrille, il raclait avec délices les grosses cordes d’une contre-basse.

Il était surtout ravi de faire danser la princesse, qui, ayant aperçu sa tête chauve sur l’estrade de l’orchestre, lui avait envoyé de loin un sourire et un imperceptible signe d’amitié, que le bonhomme avait recueilli dans son cœur. Michel-Ange eût trouvé peut-être que son père se prodiguait trop au service de cette patronne chérie, et ne portait pas avec assez de sévérité sa dignité d’artisan. Mais, en ce moment, Michel, qui s’était cru distrait ou guéri du regard de la princesse Agathe, était si bien retombé sous le prestige, qu’il ne songeait plus qu’à en rencontrer un second.

L’unique toilette que, par un reste d’aristocratie incurable, il avait courageusement apportée sur ses épaules dans un sac de voyage, à travers les défilés de l’Etna, était à la mode et de bon goût. Sa figure était si noble et si belle, qu’il n’y avait certes rien à reprendre dans sa personne et dans sa tenue. Pourtant, depuis quelques minutes, sa présence, dans le cercle qui entourait immédiatement la princesse, importunait les yeux de maître Barbagallo, le majordome du palais.

Ce personnage, habituellement doux et humain, avait pourtant ses antipathies et ses moments d’indignation comique. Il avait reconnu du talent chez Michel ; mais l’air impatient de ce jeune homme lorsqu’il lui adressait quelques observations puériles, et le peu de respect qu’il avait paru éprouver pour son autorité, le lui avaient fait prendre en défiance et quasi en aversion. Dans ses idées, à lui qui avait fait une étude particulière des titres et des blasons, il n’y avait de noble que les nobles, et il confondait dans un dédain muet, mais invincible, toutes les autres classes de la société. Il était donc blessé et froissé de voir le fier palais de ses maîtres ouvert à ce qu’il appelait une cohue, à des commerçants, à des hommes de loi, à des dames israélites, à des voyageurs suspects, à des étudiants, à de petits officiers, enfin à quiconque, pour une pièce d’or, pouvait s’arroger le droit de danser au quadrille de la princesse. Cette fête par souscription était une invention nouvelle, venue de l’étranger, et qui renversait toutes ses notions sur le décorum.

La retraite où la princesse avait toujours vécu avait aidé ce digne majordome à conserver toutes ses illusions et tous ses préjugés sur l’excellence des races ; voilà pourquoi, à mesure que la nuit avançait, il était de plus en plus triste, inquiet et morose. Il venait de voir la princesse promettre une contredanse à un jeune avocat qui avait eu l’audace de l’inviter, et, en regardant Michel-Ange Lavoratori la contempler de si près avec des yeux ravis, il se demanda si ce barbouilleur n’allait pas aussi se mettre sur les rangs pour danser avec elle.

« Le monde est renversé depuis vingt ans, je le vois bien, se disait-il ; si on eût donné un pareil bal ici, du temps du prince Dionigi, les choses se fussent passées autrement. Chaque société se fût tenue à l’écart des autres ; on eût formé divers groupes qui ne se fussent pas mêlés à leurs supérieurs ou à leurs inférieurs. Mais ici tous les rangs sont confondus, c’est un bazar, une saturnale !

« Mais, à propos, s’avisa-t-il de penser, que fait là ce petit peintre ? Il n’a pas payé, lui ; il n’a pas même le droit qu’on achète aujourd’hui, hélas ! à la porte du noble palais de Palmarosa. Il n’est admis ici que comme ouvrier. S’il veut jouer du tambourin à côté de son père ou veiller aux quinquets, qu’il se range d’où il est. Mais, à coup sûr, je rabattrai maintenant son petit amour-propre, et il aura beau trancher du grand peintre, je le renverrai à sa colle. C’est une petite leçon que je lui dois, puisque son vieux extravagant de père le gâte et ne sait pas le conduire. »

Armé de cette belle résolution, messire Barbagallo, qui n’osait lui-même approcher du cercle de la princesse, s’efforça d’attirer de loin l’attention de Michel, en lui faisant force signes, que celui-ci n’aperçut pas le moins du monde. Alors le majordome, voyant que la contredanse allait finir, et que la princesse ne pourrait manquer de voir le jeune Lavoratori ainsi installé cavalièrement sur son passage, se décida à en finir par un coup d’État. Il se glissa parmi les assistants comme un chien d’arrêt dans les blés, et, passant doucement son bras sous celui du jeune homme, il s’efforça de l’attirer à l’écart, sans esclandre et sans bruit.

Michel venait, en cet instant, de rencontrer ce regard de la princesse qu’il cherchait et attendait depuis si longtemps.

Ce regard l’avait électrisé, quoiqu’il lui parût voilé par un sentiment de prudence ; et, lorsqu’il se sentit prendre le bras, sans détourner la tête, sans daigner seulement savoir à qui il avait affaire, il repoussa d’un coup de coude énergique la main indiscrète qui s’attachait à lui.

« Maître Michel, que faites-vous ici ? lui dit à l’oreille le majordome indigné.

― Que vous importe ? répondit-il en lui tournant le dos et haussant les épaules.

― Vous ne devez pas être ici, reprit Barbagallo prêt à perdre patience, mais se contenant assez pour parler bas.

― Vous y êtes bien, vous ! répondit Michel en le regardant avec des yeux enflammés de colère, espérant s’en débarrasser par l’intimidation. »

Mais Barbagallo avait sa bravoure à lui ; il se fût laissé cracher au visage plutôt que de manquer d’un iota à ce qu’il regardait comme son devoir.

« Moi, Monsieur, dit-il, je fais mon service ; allez faire le vôtre. Je suis fâché de vous contrarier ; mais il faut que chacun se tienne à sa place. Oh ! ne faites pas l’insolent ! Où est votre carte d’entrée ? Vous n’avez pas de carte d’entrée, je le sais. Si l’on vous a permis de voir la fête, c’est apparemment à condition que vous veillerez au service comme votre père, au buffet, au luminaire… voyons, de quoi vous a-t-on chargé ? Allez trouver le maître d’hôtel du palais pour qu’il vous emploie, et, s’il n’a plus besoin de vous, allez-vous-en, au lieu de regarder les dames sous le nez. »

Maître Barbagallo parlait toujours assez bas pour n’être entendu que de Michel ; mais ses yeux courroucés et sa gesticulation convulsive en disaient assez, et déjà l’attention se fixait sur eux. Michel était bien résolu à se retirer, car il sentait qu’il n’avait aucun moyen de résister à la consigne. Frapper un vieillard lui faisait dégoût, et pourtant jamais il ne sentit le sang populaire lui démanger plus fort au creux de la main. Il eût cédé en souriant à une impertinence tournée poliment ; mais, ne sachant que faire pour sauver sa dignité de cette ridicule atteinte, il crut qu’il allait mourir de rage et de honte.

Barbagallo menaçait déjà, à demi-voix, d’appeler main-forte pour vaincre sa résistance. Les personnes qui les serraient de près regardaient d’un air de surprise railleuse ce jeune homme inconnu aux prises avec le majordome du palais. Les dames froissaient leurs atours, en se rejetant sur la foule environnante, pour s’éloigner de lui. Elles pensaient que c’était peut-être quelque filou qui s’était introduit dans le bal, ou quelque intrigant audacieux qui allait faire un esclandre.

Mais au moment où le pauvre Michel allait tomber évanoui de colère et de douleur, car le sang bourdonnait déjà dans ses oreilles et ses jambes fléchissaient, un faible cri, qui partit à deux pas de lui, ramena tout le sang vers son cœur. Ce cri, il l’avait déjà entendu, à ce qu’il lui semblait, mêlé de douleur, de surprise et de tendresse, au milieu de son sommeil, le soir de son arrivée au palais. Par un instinct de confiance et d’espoir qu’il ne put s’expliquer à lui-même, il se retourna vers cette voix amie et s’élança au hasard comme pour chercher un refuge dans le sein qui l’exhalait. Tout à coup il se trouva auprès de la princesse, et sa main dans la sienne, qui tremblait en la serrant avec force. Ce mouvement et cette émotion mutuelle furent aussi rapides que le passage d’un éclair. Les spectateurs étonnés s’ouvrirent devant la princesse, qui traversa la salle, appuyée sur Michel, laissant là son danseur au milieu de son salut final, l’intendant effaré, qui eût voulu se cacher sous terre, et les assistants qui riaient de la surprise du bonhomme et jugeaient que Michel était quelque jeune étranger de distinction nouvellement arrivé à Catane, envers qui la princesse se hâtait de réparer délicatement, et sans explication inutile, la bévue de son majordome.

Quand madame Agathe fut arrivée au bas du grand escalier, où il y avait peu de monde, elle avait repris tout son calme ; mais Michel tremblait plus que jamais.

« Sans doute elle va me mettre elle-même à la porte, pensait-il, sans que personne puisse comprendre son intention. Elle est trop grande et trop bonne pour ne pas me soustraire aux insultes de ses laquais et au mépris de ses hôtes ; mais l’avis qu’elle va me donner n’en sera pas moins mortel. Ici peut-être finit tout mon avenir, et le naufrage de la vie que j’ai rêvée est là sur le seuil de son palais. »

« Michel-Ange Lavoratori, dit la princesse en approchant son bouquet de son visage, pour étouffer le son de sa voix qui eût pu frapper quelque oreille ouverte à la curiosité, j’ai reconnu aujourd’hui que tu étais un artiste véritable et qu’un noble avenir s’ouvrait devant toi. Encore quelques années d’un travail sérieux, et tu peux devenir un maître. Alors le monde t’admettra comme tu mérites dès à présent de l’être, car celui qui n’a encore que des espérances fondées de gloire personnelle, est au moins l’égal de ceux qui n’ont que le souvenir de la gloire de leurs aïeux.

« Dis-moi pourtant si tu es pressé de débuter dans ce monde que tu viens de voir et dont tu peux déjà pressentir l’esprit. Pour que cela soit, je n’ai qu’une parole à dire, qu’un geste à faire. Tout ce qu’il y a ici de connaisseurs ont remarqué tes figures et m’ont demandé ton nom, ton âge et tes antécédents. Je n’ai qu’à te présenter à mes amis, à te proclamer artiste, et dès aujourd’hui tu seras considéré comme tel, et suffisamment émancipé de ta classe. L’humble profession de ton père, loin de te nuire, sera une cause d’intérêt envers toi ; car le monde s’étonne toujours de voir un pauvre naître avec du génie, comme si le génie des arts n’était pas toujours sorti du peuple, et comme si notre caste était encore féconde en hommes supérieurs. Réponds-moi donc, Michel ; veux-tu souper ce soir à ma table, à mes côtés, ou préfères-tu souper à l’office, à côté de ton père ? »

Cette dernière question était si nettement posée, que Michel crut y lire son arrêt. « C’est une délicate mais profonde leçon que je reçois, pensa-t-il, ou c’est une épreuve. J’en sortirai pur ! » Et, retrouvant aussitôt ses esprits, violemment bouleversés une minute auparavant : « Madame, répondit-il avec fierté, bien heureux ceux qui s’asseyent à vos côtés et que vous traitez d’amis ! Mais la première fois que je souperai avec des gens du grand monde, ce sera à ma propre table, avec mon père en face de moi. C’est vous dire que cela ne sera probablement jamais, ou que, si cela arrive, bien des années me séparent encore de la gloire et de la fortune. En attendant, je souperai avec mon père dans l’office de votre palais, pour vous prouver que je ne suis point orgueilleux et que j’accepte votre invitation.

― Cette réponse me plaît, dit la princesse ; eh bien ! continue à être un homme de cœur, Michel, et la destinée te sourira ; c’est moi qui te le prédis ! »

En parlant ainsi, elle le regardait en face, car elle avait quitté son bras et se préparait à s’éloigner. Michel fut ébloui du feu qui jaillissait de ces yeux si doux et si rêveurs à l’ordinaire, animés pour lui seul, cela était désormais bien certain, d’une affection irrésistible. Pourtant, il n’en fut pas troublé comme la première fois. Ou c’était une expression différente, ou il avait mal compris d’abord. Ce qu’il avait pris pour de la passion était plutôt de la tendresse, et la volupté dont il s’était senti inondé se changeait en lui en une sorte d’enthousiaste adoration, chaste comme celle qui l’inspirait.

« Mais écoute, ajouta la princesse en faisant signe au marquis de la Serra, qui passait près d’elle en cet instant, de venir lui donner le bras, et l’appelant ainsi en tiers dans cet entretien : quoiqu’il n’y ait rien d’humiliant pour un esprit sage à manger à l’office ; quoiqu’il n’y ait rien d’enivrant non plus à souper au salon, je désire que tu ne paraisses ni à l’un ni à l’autre. J’ai pour cela des raisons qui te sont personnelles et que ton père a dû t’expliquer. Tu as déjà bien assez attiré l’attention aujourd’hui par tes ouvrages. Évite, pendant quelques jours encore, de montrer ta personne, sans pourtant te cacher avec une affectation de mystère qui aurait aussi son danger. J’eusse souhaité que tu ne vinsses pas à cette fête. Tu aurais dû comprendre pourquoi je ne te faisais pas remettre une carte d’entrée, et, en t’annonçant que tu serais chargé, si tu restais, d’un office qui te sied mal, ton père essayait de t’en ôter l’envie. Pourquoi es-tu venu ? Voyons, réponds-moi franchement : tu aimes donc beaucoup le spectacle d’un bal ? Tu as dû en voir à Rome d’aussi beaux que celui-ci ?

― Non, Madame, répondit Michel, je n’en ai jamais vu de beaux, car vous n’y étiez point.

― Il veut me faire croire, dit la princesse avec un sourire d’une mansuétude extrême, en s’adressant au marquis, qu’il est venu au bal à cause de moi. Le croyez-vous, marquis ?

― J’en suis persuadé, répondit M. de la Serra en pressant la main de Michel avec affection. Allons, maître Michel-Ange, quand venez vous voir mes tableaux et dîner avec moi ?

― Il prétend encore, dit vivement la princesse, qu’il ne dînera jamais avec des gens comme nous, sans son père.

― Et pourquoi donc cette timidité exagérée ? répondit le marquis en attachant sur les yeux de Michel des yeux d’une intelligence pénétrante, où quelque chose de sévère se mêlait à la bonté ; Michel craindrait-il que vous ou moi le fissions rougir de n’être pas encore aussi respectable que son père ? Vous êtes jeune, mon enfant, et personne ne peut exiger de vous les vertus qui font admirer et chérir le noble Pier-Angelo ; mais votre intelligence et vos bons sentiments suffisent pour que vous entriez partout avec confiance, sans être forcé de vous effacer dans l’ombre de votre père. Pourtant, rassurez-vous, votre père m’a déjà promis de venir dîner avec moi après-demain. Ce jour vous convient-il pour l’accompagner ? »

Michel ayant accepté, en s’efforçant de cacher son trouble et sa surprise sous un air aisé, le marquis ajouta :

« Maintenant, permettez-moi de vous dire que nous dînerons ensemble en cachette : votre père a été accusé jadis ; moi je suis mal vu du gouvernement ; nous avons encore des ennemis qui pourraient nous accuser de conspirer.

― Allons, bonsoir, Michel-Ange, et à bientôt ! dit la princesse, qui remarquait fort bien la stupéfaction de Michel ; fais-nous la charité de croire que nous savons apprécier le vrai mérite, et que, pour nous apercevoir de celui de ton père, nous n’avons pas attendu que le tien se révélât. Ton père est notre ami depuis longtemps, et s’il ne mange pas tous les jours à ma table, c’est que je crains de l’exposer à la persécution de ses ennemis en le mettant en vue. »

Michel se sentit troublé et décontenancé, quoiqu’en cet instant il n’eût voulu, pour rien au monde, paraître ébloui des soudaines faveurs de la fortune ; mais dans le fond il se sentait plutôt humilié que ravi de la leçon affectueuse qu’il venait de recevoir. « Car c’en est une, se disait-il lorsque la princesse et le marquis, accostés par d’autres personnes, se furent éloignés en lui faisant un signe d’adieu amical ; ils m’ont fait fort bien comprendre, ces grands seigneurs esprits forts et philosophes, que leur bienveillance était un hommage rendu à mon père plus qu’à moi-même. C’est moi qu’on invite à cause de lui, et non lui à cause de moi ; ce n’est donc pas mon propre mérite qui m’attire ces distinctions, mais la vertu de mon père ! Ô mon Dieu ! pardonnez-moi les pensées d’orgueil qui m’ont fait désirer de commencer ma carrière loin de lui ! J’étais insensé, j’étais criminel ; je reçois un enseignement profond de ces grands seigneurs, auxquels je voulais imposer le respect de mon origine, et qui l’ont, ou font semblant de l’avoir plus avant que moi dans le cœur. »

Puis, tout à coup, l’orgueil blessé du jeune artiste se releva de cette atteinte. « J’y suis ! s’écria-t-il après avoir rêvé seul quelques instants. Ces gens-ci s’occupent de politique. Ils conspirent toujours. Peut-être qu’ils n’ont pas même pris la peine de regarder mes peintures, ou qu’ils ne s’y connaissent pas. Ils choient et flattent mon père qui est un de leurs instruments, et ils cherchent aussi à s’emparer de moi. Eh bien ! s’ils veulent réveiller dans mon sein le patriotisme sicilien, qu’ils s’y prennent autrement et n’espèrent pas exploiter ma jeunesse sans profit pour ma gloire ! Je les vois venir ; mais eux, ils apprendront à me connaître. Je veux bien être victime d’une noble cause, mais non pas dupe des ambitions d’autrui. »