Le Piéton de Paris/Sur les quais (II)

Gallimard (p. 81-87).

SUR LES QUAIS (II)

Les quais ont toujours été pour les Parisiens de bonne race un endroit de prédilection. Tout le long de la Seine, maintenue dans une atmosphère de haute distinction par le voisinage des bâtiments augustes qui la font royale, et pourtant bohémienne par la présence des bouquinistes, le passage des chalands et les brusques apparitions de sombres poètes au bord des boîtes, la flânerie s’est toujours sentie là chez elle. Lorsque j’étais jeune, et que les romans à bon compte m’intéressaient, nous nous donnions rendez-vous, quelques amis et moi, sur la margelle du quai Malaquais, pour regarder Anatole France, prince des chercheurs et vieil ami des marchands, Jules Lemaître, qui promenait son lorgnon, Faguet, qui n’achetait jamais rien, le jeune et magnifiquement olivâtre Barrès, qui méprisait la poussière mais adorait l’air léger de ce quartier, Albert Besnard, Rostand, qui ressemblait à un ténor de salons, Forain, Barthou, Bourget ou Capus, qu’encadraient des salonnardes charmantes, menteuses et trompeuses comme toutes les autres, et particulièrement cette marquise de Sauve, héroïne de Cruelle Énigme, qui faisait alors courir un frisson dans les départements français.

Mais à côté de ces illustres personnages dont le profil se médaillait déjà dans l’histoire littéraire ou artistique de la nation, nous prenions souvent en filature de vieux Parisiens sans importance, tout pimpants de guêtres et de pantalons gris, le favori délicatement peigné, le tube impeccable, la canne sous le bras, une forte cravate voyante ou diaphane sous un col de belles proportions, la fleur à la boutonnière, un sourire installé sur des lèvres heureuses. Vieux messieurs rentés, soignés, gâtés, qui cheminaient voluptueusement le long des cartes du ciel, des timbres-poste, des gravures pornographiques et des éditions originales, en attendant l’heure d’aller retrouver au Bois, dans quelque thé, dans quelque boudoir aussi, quelque petite femme généralement dressée par un dompteur ou par un montreur de puces.

Ils le savaient bien, les bougres, qu’ils étaient trompés et surtrompés par de jeunes gaillards aux cuisses tendues et aux fines moustaches, mais ils avaient une sagesse solide et ne demandaient à l’amour que ce qu’il pouvait leur donner. Nombreux étaient ceux qui croyaient encore dérober des plaisirs à la jeunesse confiante et versatile. Ce type d’homme, immanquablement généreux, et spirituel, on le retrouve non pas seulement dans les pièces de l’époque, qu’elles soient de Tristan, de Flers, d’Hervieu, de Feydeau, de Courteline ou d’Hermant, mais dans les dessins de Fabiano, de Guillaume, de Bac, de Gerbault ou de Préjelan.

Il apparaît aussi dans les textes de Sarcey, de Lemaître, de Donnay, d’Allais, de Franc-Nohain, de Vaucaire, de Willy, qui rima, à ce propos, des vers demeurés célèbres :

Deux grammairiens se disputaient pour Lise.
Mais un juge, plus preste, ou plus tendre, l’a prise
Et la loge en garni près la gare de l’Est.

Morale.
Grammatici certant, sub judice Lise est.

Gracieuse époque. Les quais traduisaient pour nous, qui n’avions pas encore droit aux salons, aux cabinets particuliers, aux « boudoirs confidentiels », cette sorte d’animation heureuse qui tremblotait dans Paris, et Paris se réduisait alors pour nous à une synthèse où nous voyions une jolie femme, un fiacre, un trottin, un vieux général, une bouquetière ou un jeune officier à cheval. La rue de Paris n’était pas autre chose. Sur les quais, aux abords de l’Académie, c’était une rumeur de jupes et de murmures qui donnait à l’avenir un goût violent et nous faisait grogner contre notre jeune âge. C’est de loin que nous avons participé aux réceptions de Barrès, de Rostand, de Lemaître ou de France. Il se faisait devant nous une féerie de vapeurs et de chuchotements, un doux fracas d’essieux qui se confondaient dans le parfum des dames et que notre imagination prolongeait jusqu’à des rêves infinis.

Puis nous allions coller nos yeux devant chez Gougy ou chez Champion pour voir passer les érudits, des messieurs très graves qui craignaient, selon le conseil d’Anatole France, « les femmes et les livres, pour la mollesse et l’orgueil qu’on y prend ». Ainsi, les érudits préféraient bavarder avec les marchands, les libraires, et s’en retourner à leurs cahiers poussiéreux et sans danger. On faisait crédit, dans ce temps-là, et je me demande combien de bouquins emportèrent Pierre Louÿs ou Marcel Schwob, avec la promesse de les régler plus tard. Ces vitrines, bien fournies et ravissantes, combien de fois ne virent-elles pas le visage de Charcot, alors hôte illustre de l’hôtel de Chimay, celui de Doumic, ceux de Goyau, d’Hermant, de Poincaré ou d’Hanotaux, de Lockroy ou de Frédéric Masson ! C’était le beau temps des conférences, plus attirantes alors que ne le seront jamais les plus célèbres matches de tennis, des premières communions sensationnelles, des mariages qui donnaient le vertige à des faubourgs entiers. Le moindre événement prenait de l’importance, et nous sentions que Paris était bien à l’extrême bord de la civilisation, qu’il terminait le monde moderne comme un bouquet termine quelque feu d’artifice, qu’il vibrait « au point doré de périr », eût dit Paul Valéry.

Douce et lointaine actualité des quais, à cette époque où les bouquinistes savaient tout, et que l’Académie Française dominait de sa majesté dorée. Déjà, tout autour de l’illustre demeure, et comme un défi jeté aux boîtes où l’on trouvait des « originales » de Balzac, de Daudet, des grands papiers de Gide, de Barrès, alors pas trop connus, l’affiche-réclame donnait à la Capitale cette physionomie qui n’a guère changé. Déjà nous étions possédés par les redresseurs magiques pour mauvaises attitudes, les voyantes ultra-sensibles, les talons tournants, les rénovateurs dus à des curés, les philtres et les procédés inouïs contre les poils superflus. Stern, jockey français, gagnait le Derby d’Epsom avec Sunstar. Un nommé Orphée enlevait la course à pied Lyon-Troyes-Paris en 75 heures 8 minutes. On prenait des porto-flips et des whisky-cocktails dans des décors qui feraient rire Bobino. La comtesse de Kersaint ou le baron de Coubertin faisaient, d’une kermesse du Palais-Royal, quelque chose de plus osé et de plus excentrique que l’Exposition actuelle. Laguillermie, Hélène Picard, Gabriel Trarieux, Paul Gasq ou Miguel Zamacoïs enlevaient, qui des prix littéraires, qui des médailles d’honneur. Ces événements arrivaient jusqu’aux quais, lesquels m’ont toujours fait songer à quelque forum où se seraient disputés les mérites respectifs des maîtres de l’heure artistique ou littéraire.

L’Académie Française, qu’illustrèrent à l’époque Loti et France plus que l’ensemble de leurs collègues, puis Rostand, dont ce fut un numéro que d’en être, et l’ambassade d’Allemagne, située tout contre les quais et lui tournant le dos, sont les deux bâtiments essentiels de ce quartier en longueur qu’ornent des livres et des images. Je me place bien entendu ici sur le plan purement pittoresque et ne puis tenir compte de la gare d’Orsay ou de la Chambre dont la poésie est toute différente. Peu de messieurs sortis des pièces de Lavedan eussent confié à leurs maîtresses ou à leurs invités qu’ils venaient de flâner dans les couloirs de la Chambre ou le hall de la gare d’Orsay. En revanche, il était piquant de risquer entre deux compliments : « Je viens de bavarder avec Bourget, toujours jeune, toujours troublé par les femmes ; nous avons cheminé jusqu’à l’Institut, et, ma foi, je m’y suis faufilé par une petite porte. J’ai eu le temps de dire un court bonsoir à ce précieux Hervieu, que nous verrons à dîner demain, et j’ai même pu serrer la main de Francis Charmes. »…

Il n’était pas interdit non plus de prendre une dame dans un coin et de lui souffler à l’oreille : « Ma chère amie, il vient de m’arriver une bien curieuse aventure. Vous connaissez cette petite Zozy qui veut bien parfois m’accompagner à Longchamp ? Eh bien, figurez-vous qu’elle a les meilleures relations du monde. Tel que vous me voyez, je reviens d’un thé à l’ambassade d’Allemagne, où j’ai eu l’honneur d’être interrogé par ce sacré Radolinsky de Radolin, et par la comtesse Kessler. Il paraît que l’Europe va mal… etc… »

Inutile d’ajouter que les quais ont, de tout temps, servi d’excuse aux Parisiens que leur petite amie retenait trop longtemps auprès d’elle, et qui rentraient à la maison portant sous le bras quelque Spinoza de belle apparence, quelque Marmontel introuvable, ou quelqu’un de ces tomes de la Comédie Humaine, ceux qui sont recherchés par les meilleurs amateurs de Paris.

J’ai même connu un bouquiniste qui avait en réserve toute une série de Romantiques à l’intention d’un client qui arrivait en courant, payait et s’en retournait au galop chez lui. Quand on voulait lui acheter un Gautier ou un Hugo, à ce brave marchand, il répondait :

— Impossible, c’est pour le comte, qui doit passer à cinq heures et qui est censé fouiller dans mes boîtes depuis trois heures de l’après-midi…