Le Piéton de Paris/Le Bœuf sur le Toit

Gallimard (p. 47-53).

LE BŒUF SUR LE TOIT

Si j’avais à écrire une histoire de France d’après-guerre, je ferais une place à part au « Bœuf sur le Toit », sorte d’académie du snobisme qui donne en outre la clef d’une foule de liaisons, de contrats et de mouvements, tant littéraires que politiques ou sexuels.

Le « Bœuf sur le Toit » date de 1920. Moyses, très éprouvé par la guerre, gagnant péniblement sa vie dans les Ardennes, plaçant à droite et à gauche de l’article de Paris, du ruban, du bijou, monté sur sa bicyclette à boîte, arriva à toute vitesse à Paris dans la hâte de trouver une affaire. En rôdant, il dénicha rue Duphot, à deux pas de Prunier, un tout petit bar-lavabo, qui s’appelait « Gaïa », Gaïa, qui vendait fort mal son porto. Moyses dévissa son stylographe et fit presque aussitôt la connaissance d’un groupe d’artistes : Arthur Rubinstein, Picasso, Germaine Tailleferre, Cocteau, dix autres, qui s’emballèrent instantanément sur lui.

Moyses était ce qu’il est resté, grand, costaud, coloré, charnu, cordial, l’amitié grande ouverte, la poignée de main bonne. Il s’agitait, il bafouillait en riant, il était partout à la fois, toujours amical et malin, l’air serviable, au courant, plein de tact, ne manquant pas de l’usage du monde. Le bar était-il plein comme un œuf, il s’arrangeait pour que l’habitué, l’ami ou l’inconnu qui arrivait tard, trouvât toujours une table, un coin, un renfoncement. En cinq coups de cuiller à pot, Gaïa fut à la mode.

L’endroit faisait jeune. La gaîté y fusait de toutes parts, juteuse, nouvelle, centripète, et Paris de rappliquer.

Un tout Paris qui ne dédaignait pas de mettre la main à la pâte. Tour à tour, un peintre, un poète allaient prendre possession du jazz. Les femmes qui lançaient les modes d’alors dansaient comme chez elles, le maquillage franc, le corps secrètement disponible. Ah ! si j’osais m’étendre sur quelques bonnes fortunes de ce bon temps ! Mais déjà les carreaux de la boîte volaient en éclats en même temps que sa renommée s’infiltrait dans les coins les plus barricadés de la capitale. La compagnie des Six venait de se créer sous le patronage d’Erik Satie, vrai maître, inventeur d’une musique « maisonnière ». Les Six furent Auric, Poulenc, Honegger, Germaine Tailleferre, Durey et Darius Milhaud. Groupe délicieux, dans le sillage duquel évoluait une sorte de collégien de génie, when they are so clever, they never live long, Raymond Radiguet. Au-dessus de ce bouillonnement de trouvailles, de sonates, de sauces anglaises et d’adultères rapides, s’élevait le petit soleil de la gloire d’Apollinaire.

Un jour, pourtant, il fallut déménager. Moyses, qui est resté grand sourcier, découvre un beau jour, rue Boissy-d’Anglas, de part et d’autre d’une porte cochère où se tenait provisoirement un campement de… jeunes, une boutique louche à l’enseigne de Paris la Nuit. On commença par la vider comme un mulet, par l’asperger, avant d’y accueillir les gens du monde en état de prurit artistique. Le vrai « Bœuf » était né. Le vrai Bœuf fut celui de la rue Boissy d’Anglas. On y était un peu plus au large, un peu moins serré qu’à « Gaïa » et l’on y poussait de petits cris en y apercevant ces nouveautés dans le décor qui foisonnent aujourd’hui à Saint-Jean-Pied-de-Port ou à Mareuil-sur-le-Lay : lampes-appliques et abat-jour en parchemin. Dans le domaine spirituel, l’école Dada succédait au groupe des Six, et les belles snobs aux cuisses si douces chantaient :

Buvez du lait d’oiseau,
Mangez du veau !

Le « Bœuf » de la rue Boissy-d’Anglas était constitué par deux boutiques, un restaurant et un dancing, sortes de vases communicants entre lesquels, par la cour obscure, on faisait la navette en s’embrassant ou en se tapant, au sens le plus financier du terme. Le Tout-Paris qui ne peut tenir en place, qui s’ennuie, qui change dix fois de crèmerie dans la soirée pour fuir quelque chose qu’il ne fuira jamais, faisait régulièrement irruption au « Bœuf » et n’en bougeait plus. On voyait là le Bottin Mondain, le Sport, l’Annuaire des Artistes, la Banque, le Chantage qui se faisaient risette. Une belle salle de répétition générale à chaque coup. Marcel Proust s’y risquait souvent, amusé et gentil. Un soir que je bavardais avec Raymonde Linossier, l’avocate, j’aperçus Proust dans une forme excellente. Je ne sais plus si je voulais lui adresser la parole ou faire un pas vers lui, mais à ce moment ma compagne fut brusquement prise à partie par un vague gigolo du bar, nommé Delgado, qui la traita d’institutrice et l’accusa sans raison de porter des bottines à élastiques. Je me précipitai sur le bonhomme auquel Proust, très gentilhomme, fit immédiatement remettre sa carte. Mais le Delgado se dégonfla piteusement et disparut. Le lendemain, nous apprenions qu’il avait succombé dans la nuit même à un ulcère à l’estomac !

Le jazz du « Bœuf », qui fut un des tout premiers de Paris, attirait rue Boissy-d’Anglas les clients les plus divers. Eugène Merle y fit la connaissance de futurs surréalistes, Henry Torrès celle de Cocteau, Beucler y apprit qu’on lui avait décerné à Hollywood un premier prix de scénarios, Joseph Kessel y réglait des additions formidables. Quand j’y pénétrai à mon tour, j’eus le sentiment d’entrer dans une chambrée fantastique, ballet de plastrons, d’épaules, de décorations, de monocles, de futurs académiciens, ministres, escrocs, et de belles poules que dirigeait un délicieux nègre, nommé Vance, mécène et compositeur à ses moments perdus. À côté de Vance se tenait, autre magicien, le chanteur Barrams, dont un de nos amis fut si amoureux qu’il en pleurait dans le gilet de ses voisins. Informé, et comment ! de cette passion, Barrams, qui ne songeait qu’à défendre son beefsteak, jetait de toutes parts des regarde courroucés et charbonneux, quelque fille assise chastement derrière lui. Et le Tout-Paris de chuchoter. Moyses avait raison : C’était le bon temps !

Or, toutes les boîtes du quartier, à commencer par Maxim’s, et des jaloux de la concurrence, n’allaient pas tarder à porter plainte contre le « Bœuf » sous le prétexte que Moyses n’avait pas la permission de la nuit. Le commissaire divisionnaire, Peyrot des Gachons, homme d’esprit, Berrichon notoire et protégé du président Forichon, fit bientôt une première apparition officielle sur le seuil de la porte. Il n’y eut d’abord qu’un échange de répliques. Mais, à partir de ce jour, le commissaire revint tous les soirs. Justement, c’était l’époque où le « Bœuf » n’ignorait pas seulement ce que c’était que l’heure réglementaire, mais le petit jour, la mesure, le silence. Un jour, précisément, que M. Peyrot des Gachons risquait un œil dans ce « Bœuf », ce fut pour voir Jef Kessel enfoncer d’un coup de poing, jusqu’à la pomme d’Adam, le haut de forme d’un mondain insolent. Celui-ci, soudain masqué par une cheminée de locomotive, battait des nageoires au beau milieu du dancing et se faisait guider par sa femme comme un aveugle. Un autre jour, c’était le groupe Picabia qui exposait cet Œil Cacodylate que la clientèle, un peu estomaquée quand même, admirait sans réserves, soutenue par un bataillon d’esthètes anglais, de sculpteurs monténégrins et de marchands de cocaïne prudents. Ceci es à noter. Le « Bœuf » fut toujours irréprochable : trafiquants de drogue ou de perles, laveurs de chèques eurent généralement le bon goût de garder leur marchandise dans leurs poches.

Les difficultés avec la police ne cessèrent que sur l’intervention de M. Bader, des Galeries Lafayette, et Moyses obtint enfin l’autorisation de la nuit. Mais la maison bourgeoise dans laquelle s’incrustait le bar ne se tint pas pour battue. Après avoir compté sur l’extérieur pour la délivrer, elle se rabattit sur l’intérieur. Cela fit songer aux dernières cartouches de Bazeilles. La veuve d’un notaire fameux groupa les locataires de l’immeuble en un faisceau, se plaignit, au nom d’une association, de ne pas avoir fermé l’œil depuis des années, et arracha à l’administration l’expulsion de Moyses. Une crise allait commencer. Le « Bœuf » s’installa dans la même rue, en face de ses propres souvenirs, dans une boîte qui portait la guigne, et ne put s’y tenir. C’est alors que l’on prit le chemin de la rue de Penthièvre, avec le grand Chobillon, ancien Saint-Cyrien, comme gérant.

Le « Bœuf » de la rue de Penthièvre était encore le « Bœuf ». Mais déjà se mêlait aux habitués du type mondain-artiste une clientèle nouvelle composée de gigolos encore au lycée et d’employés de commerce qui eurent le front d’organiser des banquets corporatifs dans le sous-sol. Bien sûr, on y vit Damia, et d’autres, à ces fêtes, mais un banquet est un banquet, et le groupe initial ne faisait plus que de courtes apparitions dans le quartier. Il avait horreur de ces jeunes filles à cocktails qui conduisent ventre à terre dans Paris, et de ces administrateurs, habitués, depuis qu’il y a des bars, à jeter leurs mégots dans les soucoupes des autres. De la rue de Penthièvre aussi il fallut partir un jour. Moyses, dont la sœur venait de se marier avec Henrion, qui prenait le « Grand Écart », se mit à la recherche d’un endroit nouveau et s’arrêta à l’avenue Pierre-Ier-de-Serbie, où fréquentent, me dit-on, des snobs en rupture de smoking, toujours un peu en extase devant les métèques du cinéma qui hantent les hôtels voisins et se hasardent parfois à venir prendre un verre au « Bœuf », avec le sentiment de s’encanailler et de frôler le vice parisien, et dont Moyses saura bien s’absterger.

Quant à ceux de la bande Boissy-d’Anglas, ils ont des enfants, des dettes, des postes. J’en rencontre parfois au coin d’une rue ou dans le salon de quelque vieille dame. C’est à peine si nous échangeons une poignée de souvenirs…