Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
Hachette (p. 243-255).


CHAPITRE XXVI

L’HOMMAGE DE BRAM À LA PRINCESSE


Quelques instants après, Philip lâchait à son tour son premier coup de feu dans le groupe le plus rapproché. La fumée avait obscurci l’étroite meurtrière. En se dissipant, elle laissa voir à Philip qu’il avait bien visé et qu’une seconde forme noire gisait par terre.

« Parfait ! » grogna Olaf.

Cinq groupes, de huit Esquimaux, s’avançaient, portant chacun un tronc d’arbre. Les deux hommes continuèrent à viser dans le premier groupe et quatre nouveaux porteurs tombèrent. Les deux qui restaient abandonnèrent leur arbre.

Philip, à ce moment, ayant rechargé son arme, s’aperçut que Célie était à côté de lui. Elle appliqua son œil à la meurtrière et regarda où en était le combat. Dans l’acte dernier de la tragédie, qui était en cours, elle continuait à donner l’exemple du courage !

On entendit la voix du Suédois :

« Nous en avons abattu six. Les autres sont tous repartis, pour se mettre à l’abri derrière la crête. Ils vont commencer à tirer sur nous par feux de salves. Attention ! »

Philip fit signe à Célie qu’il fallait se réfugier du côté opposé aux Esquimaux et à leur fusillade imminente, les murs de la cabane étant exposés à être traversés par les balles. Il l’installa près de la provision de bois, ainsi que le vieil Armin, qui se tenait en faction derrière la porte avec son gourdin.

Quelques minutes après crépitait une volée de balles. Pit ! Pit ! Pit ! C’était une grêle régulière qui, avec un bruit monotone, battait les murs de la hutte.

À travers la porte une première balle passa, envoyant un éclat de bois à quelques pouces de la figure de Célie. Une seconde suivit, et une troisième, qui frôla, en sifflant, la joue de Philip. Elle atteignit un des chiens, qui poussa un hurlement de douleur et se mit à se débattre frénétiquement, parmi ses camarades affolés.

Olaf Anderson, maintenant, ne riait plus du tout. Sa figure s’était faite terrible.

« Baissez-vous ! hurla-t-il. Baissez-vous ! entendez-vous… »

Il donna l’exemple en se mettant lui-même à genoux. En russe, il répéta son avertissement pour Célie et pour Armin :

« Ils ont assez de balles dans leurs fusils pour transformer cette niche en écumoire ! Les bûches inférieures sont les plus grosses et les plus résistantes. Mettez-vous à plat ventre sur le sol jusqu’à ce qu’ils cessent le feu. Voyez, comme ceci. »

Et il s’étendit par terre, tout de son long, les pieds tournés vers le mur, la tête vers le centre de la cabane.

Au lieu de s’aplatir immédiatement, comme l’ordonnait le Suédois, Philip voulut aller vers Célie. Une seconde balle emporta un morceau d’étoffe du col de sa veste.

Côte à côte avec Célie, il s’allongea au ras du sol, en mettant son propre corps entre elle et le feu.

Le plomb, se frayant un chemin à travers le bois de sapin, tombait goutte à goutte comme une pluie. Certaines des balles, amortissant leur choc, tombaient mortes sur le plancher. Mais d’autres cinglaient brutalement tous les objets qu’elles rencontraient.

« Aplatissez-vous ! criait Olaf Anderson. Il n’y a plus que le dernier rang de bûches de la cabane qui nous protège… »

Un second chien hurla. Une balle l’avait atteint à la tête. Il fit un soubresaut et retomba mort.

Philip serrait étroitement Célie dans ses bras. Était-ce donc la fin ? Et il songea que, grâce à la protection que son corps lui offrait, il serait tué sans doute avant elle. Et si Blake alors, par hasard ou par divination diabolique, ordonnait de cesser le feu, c’était pour tomber en son pouvoir qu’elle survivrait… Oh ! cela surtout était monstrueux ! »

Tout à coup, la fusillade s’arrêta.

Les Esquimaux avaient-ils donc épuisé leurs munitions ? Ou bien n’était-ce qu’un simple répit ? À moins que, croyant leurs ennemis hors de combat, ils ne se préparassent à une ruée en masse contre la cabane.

Au bout de quelques instants, Olaf se releva et Philip allait faire comme lui, pour se rendre compte de ce qui advenait, lorsqu’une clameur singulière éclata. Cette voix qui retentissait n’était pas inconnue.

« Ah ! s’écria le Suédois, c’est Bram Johnson en personne. »

Bram Johnson ! À ce mot, Célie s’était, elle aussi, relevée, et le vieil Armin. Les quatre assiégés, à travers les trous des balles, virent l’homme-loup qui sortait du bois avec ses loups. Bram et ses loups ! C’était bien eux !

La bande des bêtes redoutables se déployait en éventail sur la neige blanche. Derrière elle s’avançait le colosse, apocalyptique et formidable, brandissant, selon sa coutume, un énorme gourdin. Il prenait à revers les Esquimaux et les attaquait.

Les Kogmollocks aussi avaient vu Bram. Paralysés de terreur devant le fou hurlant et devant sa horde féroce, ils ne levèrent pas contre lui un seul fusil, ils ne tirèrent pas un seul coup. Mais, le premier moment de stupeur passé, ils se mirent à fuir dans toutes les directions, comme s’ils avaient eu le diable et tous ses démons à leurs trousses.

Déjà les loups avaient bondi sur eux courant d’un homme à l’autre, stimulés par les cris aigus de leur maître, vers qui ils rabattaient les fuyards. Sur ceux-ci Bram, avec son gourdin, frappait à tour de bras et en assommait net les trois quarts.

Olaf Anderson fit basculer la barre qui fermait la porte de la cabane et ouvrit. En compagnie de Philip, il commença à courir sus aux Kogmollocks en déroute et à tirer sur eux, abattant ceux qui échappaient à Bram Johnson. Les coups de fusil et l’odeur de la poudre excitaient davantage encore la fureur du fou et de ses loups, ivres de sang. Vainement les petits moricauds poussaient des cris de miséricorde, qui s’étranglaient dans leur gorge. Bientôt le dernier Esquimau vivant avait disparu dans la forêt, où Bram et ses bêtes s’enfonçaient à leur tour, sans lâcher la poursuite.

Philip, son fusil brûlant et vide entre les mains, se tourna vers son compagnon. La bonne et joyeuse grimace d’Olaf avait reparu sur le visage du Suédois, quoiqu’il fût encore tout frissonnant.

« Nous ne les suivrons pas, dit-il en s’asseyant sur un des troncs d’arbres abandonnés par les Esquimaux et en s’épongeant le front. Bram et ses aides suffisent à terminer la correction. Il reviendra vers nous, j’imagine, sa besogne achevée… Et maintenant je serais d’avis que nous fassions nos préparatifs pour nous en retourner chez nous. Qu’en dis-tu, eh ? Pour ma part, j’ai assez vu cette cabane. Quarante jours et quarante nuits que j’y ai été enfermé ! Pouah ! Je n’en veux plus. As-tu un peu de tabac à me passer pour ma pipe ?… Tout en la fumant, je reprendrai le fil de l’histoire qui t’intéresse. Nous disions, je crois, que la princesse Célie et son père…

— La… La… quoi ?

— Ton tabac, je te prie. »

Philip tendit sa blague au Suédois, qui bourra sa pipe et poursuivit :

« Célie est Danoise d’origine. Comme elle était encore très jeune, sa mère, qui s’était mariée en Russie, à un prince authentique, mourut. Elle demeura seule avec son père, qui l’éleva pendant sa première enfance. Cela se passait sous le tsar Nicolas II. À la suite d’intrigues de cour dont le détail importe peu et auxquelles fut mêlé, si j’ai bien compris, le fameux moine Raspoutine, Armin fut arrêté et enfermé dans la forteresse de Saint-Pierre et Saint-Paul. On l’y logea dans un cachot souterrain, manquant totalement d’agrément, avec la Néva coulant au-dessus de sa tête. Finalement, tandis que ses ennemis se partageaient ses terres et ses millions, il fut expédié dans l’extrême Sibérie, sur la côte du Kamtchatka. Des amis dévoués et des parents, réfugiés à Londres, prirent soin de la petite Célie. Dès le début de la Révolution russe et peu après le meurtre de Raspoutine, ces exilés frétèrent un navire et, emmenant avec eux la jeune princesse, entreprirent de délivrer le proscrit et de le ramener en Europe. À l’aller, tout se passa sans encombre. Le navire fit route par la Méditerranée, le canal de Suez et la mer des Indes, pour remonter ensuite les mers de Chine. Armin fut retrouvé, vieilli avant l’âge, mais toujours vivant. Afin d’abréger le retour, et la saison paraissant favorable, un pilote américain offrit aux Russes de les reconduire en doublant l’Amérique du Nord, par le détroit de Behring et le mer Arctique. L’entreprise échoua et le navire fut pris par les glaces dans le golfe du Couronnement. Il fallut l’abandonner et se mettre en route, avec des chiens et des traîneaux, sous la conduite d’Esquimaux. Vous savez à peu près le reste. Il y eut, avec des tribus hostiles, maint combat à livrer. Presque tous les Russes furent successivement massacrés. Lorsque, mon vieux, tu auras appris à parler sa langue, la princesse Célie te donnera des détails supplémentaires. Il ne lui reste plus maintenant, si elle t’épouse, qu’à prendre goût à l’Amérique. Au surplus, la Russie, à l’heure actuelle, ne vaudrait guère mieux pour elle que sous le tsar. »

Lady Célie était arrivée, tandis qu’Olaf achevait de parler. Elle passa son bras autour du cou de Philip, et ce n’était plus, pour la première fois, dans une atmosphère de terreur. Le sort hostile se détendait.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il était, le lendemain, tard dans l’après-midi, et le traîneau cheminait sur la piste glacée de la rivière de la Mine-de-Cuivre, qu’il remontait, lorsque la petite caravane entendit au loin le concert de hurlements des loups de Bram Johnson. C’était comme une foule lointaine, qui grondait ; puis tout bruit s’éteignit.

Lorsque les ténèbres tombèrent, on dressa le campement. Chacun était las. Ce fut Olaf Anderson qui, emmitouflé dans une des fourrures d’Esquimaux ramassées par lui sur le champ de bataille, monta la garde toute la nuit. À deux reprises encore, on entendit la clameur étrange, où une voix d’homme se mêlait à la voix des loups.

On continua à marcher vers le Sud-Ouest, tout le jour suivant, sans notable incident. Le soir, on campa à l’orée d’un petit bois, où il y avait abondance de branches mortes, et on construisit un feu magnifique qui illumina au loin la blancheur du Barren.

Ce fut ce soir-là que Bram Johnson apparut soudain, majestueux et silencieux. Quoique chacun s’attendît à sa visite, on l’avait si peu entendu s’avancer qu’Olaf et Philip, aussi bien que Célie et son père, en sursautèrent.

Dans sa main droite, l’homme-loup portait un objet bizarre, de la grosseur d’un pavé, et qui était enroulé dans une fourrure d’Esquimau, transformée en sac.

Bram ne semblait prêter attention à personne qu’à Célie. Debout dans la lumière du feu, c’est elle seule qu’il regardait. Il alla vers elle et, avec un grognement dans sa gorge, il déposa le paquet à ses pieds. L’instant d’après, il avait disparu.

Le Suédois, s’étant levé, ramassa le cadeau du fou et entrouvrit l’enveloppe. Philip vit son sourcil se froncer. Puis Olaf s’éloigna sous les sapins et revint, peu après, les mains vides. Il dit, en riant, quelques mots à Célie. Ayant ensuite tiré à part Philip :

« Je lui ai expliqué que c’était un morceau de viande gâtée, dont Bram était venu lui faire présent. Il est inutile de lui dire la vérité ! C’était, en réalité, une tête coupée, celle de Blake, dont il lui faisait hommage. Cette charmante habitude est assez répandue parmi les Kogmollocks, tu le sais, d’offrir à quelqu’un qu’ils aiment la tête de son ennemi mort. Elle n’avait pas besoin, n’est-ce pas, de mettre le nez dans ce sac ? »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

De singulières histoires sont souvent rapportées dans les Archives de la police royale du Northland. Celle du demi-fou Bram Johnson y est, comme les autres, soigneusement classée. Une grande enveloppe renferme toutes les pièces officielles qui y ont trait.

C’est d’abord la brève déposition du brave et loyal caporal Olaf Anderson, du Fort Churchill. Puis vient un témoignage plus circonstancié, signé de Mister et de Mistress Philip Brant, et du père de la lady. À ces deux pièces est annexé un exemplaire de la décision officielle graciant Bram Johnson et, de criminel hors la loi, le faisant passer au rang de pupille du Dominion du Canada.

Les policiers traqueurs d’hommes en service sont invités à le laisser désormais en paix. Le texte est formel : Laissez tranquille Bram Johnson. Ainsi s’exprime l’arrêt, qui est sage et humain.

Le sauvage pays, où Bram est libre d’errer, est immense et, en compagnie de ses loups, il continue à chasser, sous la pâle lumière de la lune et le scintillement doré des étoiles.